Le poisson et le scorpion (d'après une fable traditionnelle africaine, adptation G. De Boeck et V. Rusidintware)

Un jour, il y a bien longtemps, un incendie de forêt gigantesque faisait rage sur la rive occidentale du lac Kivu.[1] Cet incendie était vraiment épouvantable, De l'avis de tous les Anciens, c'était la plus terrible catastrophe de ce genre qu'on ait jamais vu.

La brousse était en feu sur une étendue immense et les plus grands arbres flambaient comme des torches. On y voyait la nuit comme en plein jour et, de jour, on était aveuglé par des torrents de fumée suffocante.

Affolés, hagards, pris de panique, bêtes et gens se ruaient vers le lac, en une cohue épouvantable,  pour se mettre à l'abri.

Dans l'eau du lac les poissons, étonnés de tant de lueurs menaçantes et cherchant la cause d'un tel remue-ménage, passaient de temps à autre une tête intriguée hors de l'eau, pour mieux voir ces événements si inhabituels.

 

Et c'est ainsi qu'un gros poisson, particulièrement curieux, qui risquait un oeil globuleux vraiment tout près de la rive, se trouva quasiment nez à nez avec un scorpion. Celui-ci était dans un triste état : désespéré, roussi, suffocant et, pour tout dire, cuit déjà plus qu'à moitié. Aussi est-ce haletant et avec des sanglots dans la voix qu'il s'adressa au poisson en ces termes suppliants :

 

"O grand, ô magnifique, ô magnanime poisson ! Prends pitié de moi qui n'ai plus que quelques instants à vivre si tu ne me portes pas secours. Vois comme je suis déjà rongé par les flammes et noirci par la fumée.  Tu imagines sans peine combien je souffre, ô généreux Frère Aîné !

"Gagner l'autre rive m'est impossible puisque les scorpions ne nagent point, et je vais crever misérablement si tu ne viens pas tout de suite à mon aide."

 

Le poisson était raisonnablement serviable et de bon coeur. Mais il était aussi vieux, ce qui veut dire qu'il était prudent, car on ne vit pas vieux sans quelque prudence. Et tout cela lui inspira des réflexions qu'il exprima d'abord par quelques bulles, puis par ces mots:

 

"En vérité, Scorpion, mon Petit Frère, ton sort lamentable me fait bien pitié et j'aimerais infiniment sauver ton existence. Car tu as bien parlé. Et tu as dit une chose très vraie et combien salutaire en rappelant que nous, les animaux, nous sommes tous des frères, comme tout ce qui vit et respire.

" Mais j'ai quelque méfiance, pourtant, envers ceux de ta race qui, à ce que j'ai entendu dire près de la rive, n'ont guère bonne réputation. Sans t'offenser, mon Frère, quelle garantie peux-tu me donner, que tu ne vas pas profiter de ma bonté pour me prendre en traître, me piquer lâchement et me faire périr ?"

 

L'incendie faisait toujours rage, de la même manière épouvantable. Le feu, dévorant tout sur son passage, se rapprochait toujours davantage de la rive de sorte que la chaleur devenait de plus en plus intense, la fumée sans cesse plus épaisse et plus suffocante. Aussi le scorpion, plus échaudé que jamais, eut recours à toute son éloquence pour tenter de fléchir le poisson méfiant par le raisonnement suivant:

 

"O splendide et bienfaisant Poisson, ta prudence est celle d'un Sage. Cependant, réfléchis, je t'en prie – mais fais vite, car déjà je me meurs – que je ne puis nager, pas plus que, toi, tu ne peux vivre hors de l'eau. Tu n'aurais pas l'idée absurde de sauter hors de l'eau pour périr d'asphyxie… Puisque tu te méfies de moi, je ne te parlerai pas de ma reconnaissance. (Et pourtant elle sera éloquente et les générations futures de scorpions chanteront tes louanges avec ferveur)…. Pense simplement à ceci: te tuer, ô vénérable Bienfaiteur,  serait pour moi un suicide, puisque je n'aurais aucune chance de te survivre et qu'aussitôt je périrais noyé…"

 

Convaincu par ce langage raisonnable et plein de compassion pour la situation lamentable où il voyait le scorpion, le poisson – qui était peut-être aussi quelque peu sensible à la flatterie qu'on lui avait si libéralement prodigué – finit par accepter ce sauvetage. Le scorpion se cramponna donc fermement aux écailles de son dos (et croyez bien qu'il n'y épargna ni pinces, ni pattes, tant il avait hâte d'échapper au feu). Et tous d'eux, flottant doucement sur les eaux calmes du lac, qui parurent délicieusement fraiches au scorpion, s'éloignèrent en direction de la rive orientale, loin du tumulte, du feu et du danger.

 

C'était vraiment un trés, très gros poisson, pour lequel le petit scorpion ne représentait pas une charge importante, et qui nageait d'autant plus vite que la situation, malgré tout, ne le rassurait qu'à moitié. Bientôt, ils se trouvèrent tout près de la rive orientale, celle du côté opposé à l'incendie, où le scorpion serait enfin en sécurité.

 

C'est alors que le scorpion brandit sa redoutable queue et en enfonça le dard empoisonné, de toutes se forces, dans la nuque du poisson, au défaut des écailles. Cependant le poisson, grand et vigoureux, ne mourut pas instantanément. Il eut le temps de parler à son assassin et de lui dire :

 

"Insensé ! A quoi cela t'avance-t-il ? Tu sais très bien que tu ne sais pas nager, que tu n'as donc aucune chance de survivre ! Nous allons maintenant mourir tous les deux !"

 

Avant de périr noyé, le scorpion répondit, dans un ricanement:

 

"Tout le monde mourra. C'est normal. Maintenant, nous sommes au Rwanda !".



[1] Pour comprendre la morale sous-entendue par cette histoire, il faut se rappeler que le lac Kivu, dans la région des Grands Lacs de l'Est Africain, forme en partie la frontière entre le Congo (ex-Zaïre) à l'Ouest, et le Rwanda à l'Est.

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