«Le Muntu est lhomme dans la condition africaine et qui doit saffirmer en surmontant ce qui conteste sont humanité…»
Achille Mbembe : «Il nous suffit davoir fait acte de pensée et de lucidité», écriviez-vous dans la préface de votre ouvrage La crise du Muntu en 1979. À lépoque, vous étiez préoccupé, comme la plupart des penseurs africains de votre génération, par la question de la « reprise de soi «, cest-à-dire dun côté « le désir dattester une humanité contestée ou en danger», et de lautre, «celui dêtre par et pour soi-même». Au vu de ce que nous sommes devenus depuis que ces lignes ont été écrites, que reste-t-il de ce projet aujourdhui ? Que signifie, dans les conditions actuelles, faire «acte de pensée et de lucidité» ?
Fabien Eboussi Boulaga La crise du Muntu, achevée en 1974, a été publiée en 1977. Il serait surprenant que ce livre nait pris aucune ride. Mais en ce qui concerne ce que vous appelez son « projet «, il me semble quil demeure intact, nayant pas été réalisé ni entamé.
La raison en est quil est la présupposition de tout accomplissement qui se veut comme lexpression de ce que nous éprouvons spécifiquement et irréductiblement. Cest ce que visent des termes tels que « la présence à soi», la responsabilité intellectuelle et morale de ce quon dit et que lon fait, «la raison libre et la liberté raisonnable».
Les descriptions et discussions phénoménologiques parfois obscures de louvrage visent à partir de ce socle et à y revenir, comme à la pierre de touche des offres et demandes qui nous assaillent. Elles doivent passer par le crible de notre jugement et de notre vigilance tout comme ce que nous-mêmes proposons. Faire acte de pensée et de lucidité, voilà lessentiel au-delà des étiquetages scolaires, disciplinaires et partisans.
Vos premiers travaux philosophiques ont porté sur ce que vous appeliez le» Bantou problématique». Vous vous êtes ensuite appesanti sur ce que vous avez appelé la crise du Muntu. Quelle évaluation faites-vous aujourdhui de la situation du Muntu ?
Le Muntu est lhomme dans la condition africaine et qui doit saffirmer en surmontant ce qui conteste son humanité et la met en péril. Cest à lui de faire lévaluation de sa situation, de ce avec quoi et contre quoi il a à compter pour se faire une place, sa place dans un monde commun, dans le dialogue des lieux en quoi il consiste concrètement.
Achille Mbembe : Arrêtons-nous, un moment, sur le désir africain dattestation dune humanité contestée ou en danger. Où en sommes-nous aujourdhui et où en est-on de ce désir ? Qui et quest-ce qui conteste notre humanité ? À vos yeux, quels types de dangers continuent de peser sur lhumanité des Africains ? Et dailleurs en quoi consiste-t-elle précisément, cette humanité, et de quelles promesses serait-elle porteuse?
Fabien Eboussi Boulaga Ce qui nous alerte, cest dabord ce que nous éprouvons, une auto-affection faite de souffrance, de peine, de peur, de colère, mais aussi de joie, dexaltation. Cest dans notre relation aux autres, y compris à nous-mêmes devenus autres pour nous-mêmes, que nous faisons lexpérience déchapper à nous-mêmes. La nomination ou la désignation de «qui» et de «quoi peut occulter le caractère relationnel de notre posture et de notre humanité. Celle-ci sexerce dans et par ses altérations, ses rencontres, ses heurts avec ce quelle considère comme son autre, son négatif ou son positif absolu. Les promesses que recèle notre humanité sont toujours hors de nous, ailleurs. La sagesse, dit-on, découvre que « je est un autre», et dans un éclair, que lailleurs est ici, que linstant est dans léternité.
Achille Mbembe : Très souvent, les Africains ont posé la question de leur humanité, ce qui la conteste et ce qui la met en danger, en relation à lOccident. Souvent, ce dernier a dailleurs été posé comme lobstacle premier à notre désir d» être par nous-mêmes « et à notre volonté « de nous faire «. Quelle crédibilité faut-il accorder à cet argument ? Est-il seulement productif ?
Fabien Eboussi Boulaga LOccident joue le rôle quon lui prête parce quil est lautre nous-mêmes comme autre. Cest une des polarités parfois seulement possible, parfois actualisée de nous-mêmes. La dénégation soit de la différence, soit de la ressemblance, fait partie dune histoire que lOccident connaît aussi. Cette dénégation, il la connaît sous de multiples figures de son histoire dramatique, parfois tragique, mais aussi sous la forme dune tension créatrice permanente.
Célestin Monga : Bien avant la mort de Léopold Sédar Senghor, la négritude semblait passée de mode. Pourtant, divers mouvements politico-intellectuels comme la ‘Renaissance africaine qui ambitionnent la résurrection du panafricanisme, voudraient en ressusciter quelques variantes. Le postulat de base de ces nouveaux modes de mobilisation est que tous les peuples noirs sont à mettre dans le même panier, quils soient dAfrique, des Caraïbes, des Antilles ou dEurope. Que pensez-vous de cette vision des choses ?
Fabien Eboussi Boulaga : La négritude ne pouvait pas ne pas vieillir dans ses expressions elles-mêmes liées à un contexte conjoncturel. Elle a donc plus ou moins vieilli, mais selon la solidité de linfrastructure conceptuelle qui la soutenait et lénergie créatrice qui la soulevait. Qui conteste efficacement Aimé Césaire aujourdhui? Les tenants de la créolité se provincialisent quand ils parviennent à loublier. Les variantes actuelles de la négritude peuvent être une illusion, une sorte de retard ou dexcentricité provinciale. Elles peuvent également être dues à labsence de sens historique, à la méconnaissance des enjeux du présent dans leur tranchant unique, sans précédent. Il est sans doute plus juste dy voir un hommage à ce que la négritude visait, au-delà delle-même et de ses expressions. Quoi ? Dans lhumanité se faisant, le moment de la négation de lautre du fait de sa race, de sa couleur, de sa différence est dune nécessité historique a posteriori. Nous avons là les limites dun cosmopolitisme abstrait et dune mondialisation idéologique.
Lessence humaine est celle de «lêtre-devenu», comme celle de Socrate est à jamais celle du questionneur inlassable condamné à mort en buvant la ciguë. On peut ajouter que si lhistoire ne se répète pas, la persistance des formes anciennes de la négritude suggère que le contexte de leur validité na pas totalement changé. Le rythme de lévolution des mentalités et des structures de base des économies qui nous régissent situe les enfants des enfants des pères de la négritude dans la même période ou le même cycle historique. A lintérieur dun cycle, il y a des répétitions en spirale, et ce qui se produit comme tragédie peut y revenir comme farce.
La « créolité» a-t-elle une quelconque validité à vos yeux ? Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau mettent en avant le postulat suivant: « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles». Cette démarche esthétique, qui vise dabord à explorer lantillanité daujourdhui, nest-elle pas une quête éthique ?
La créolité simpose delle-même comme refus dun identitarisme qui ne sobtient quen érigeant en trait exclusif, en valeur absolue, une nécessité sans choix des multiples appartenances dont nous sommes les vecteurs. Elle est précieuse comme prise en charge et valorisation des lieux et des relations denses de proximité. Léthique se soucie du prochain antillais. Sa validité est indirecte dans les relations ténues quelle entretient avec moi, avec les confins où opèrent la morale et la dialectique dAimé Césaire.
À vous lire attentivement, vous ne préconisez, ni un retour pur et simple à la « tradition», ni un rejet pur et simple de cette dernière. Vous suggérez que nous nous situions en continuité dhumanité avec les ancêtres en faisant de « la tradition» une « utopie critique et mobilisatrice au présent». Cest ce que vous appelez « la dialectique de lauthenticité». Pouvez-vous repréciser le rapport entre « tradition « et «utopie» ?
La tradition est ce moment où nous posons que ce qui nous est transmis de valeur est marqué du sceau de lorigine insaisissable en elle-même. La tradition est lorigine différée et en différé. Elle est relation à ce qui manque, nostalgie de ce qui est sous le mode de ne plus être.
Quest lutopie, sinon relation à ce qui manque, mais pour « ne pas encore» être ? Au lieu dêtre situé derrière nous comme origine, lutopie est devant nous comme fin, renouement avec une origine perdue et retrouvée à la fin, comme fin. Tradition et utopie sont une seule et même chose ou fonction considérée de points de vue différents. Le langage métaphysique établit cette équivalence en proclamant: « Le commencement est la fin» et réciproquement.
Ne pourrait-on pas penser que la tradition est un « droit de vote » attribué aux morts ? Obnubilées par le passé, nos sociétés ne finissent-elles pas par porter ce dernier comme un lourd passif ? Beaucoup de jeunes Africains estiment, en effet, quil est urgent que les générations actuelles inventent de nouvelles traditions, sajustent à lici et maintenant, et produisent des cultures qui seraient plus aisément compatibles avec les exigences des temps présents.
Le vote des morts et des bêtes sauvages, cest lAfrique de Kourouma. La « tradition» est de lordre de la dette, de la reconnaissance dune communauté avec ceux qui sont humains avant nous, sur le même arbre généalogique qui plonge dans la nuit des temps.
Les morts ne décident, nagissent, ni ne parlent à notre place. Jévite de parler des traditions. Je préfère les mœurs. Elles changent : « autres temps, autres mœurs» Les mœurs ne sont pas créées par les générations. Elles les unissent et les séparent tout à la fois. Les mœurs disent la similarité dans la dissemblance. Lerreur philosophique de la magie est de doter la similarité de la force de la causalité.
Avoir la même culture ou des cultures adéquates aux exigences du présent ? Quest-ce, sinon mettre la culture en cause, faire de la similarité une cause ? La culture ne se substitue ni à la morale, ni à la politique, bref à laction. Voir la culture comme source de la Renaissance africaine, cest prendre un heureux effet pour lensemble dune stratégie avec ses buts, ses actions, ses opérations, ses conflits et ses obstacles surmontés.
Personnellement, je doute que le poids du passé joue un rôle significatif et écrasant en dehors de la préservation et de la reconduction violente des institutions et du système des relations du régime colonial. Le passé, comme tel, nentre plus dans la structure de laction. Il conditionne, mais il ne détermine pas. Laction se conjugue au présent.
Dautre part, vous faites valoir que la seule philosophie qui mérite ce nom est celle qui nous permettrait de nous renoncer à nous-mêmes, de mourir à nous-mêmes pour renaître à la vérité. De quelle vérité sagit-il et comment concilier «tradition» et «renaissance» ?
Je doute que je parle de la vérité en un autre sens que celui de cette reprise de soi, de cette liberté de jugement et daction sur les investissements dans lesquels nous nous trouvons déjà captivés avant de nous y être engagés nous-mêmes. La vérité, cest nous-mêmes, désarmés, faisant face à mains nues à ce qui se découvre à nous comme notre tâche dhomme seul ensemble avec les autres, proches et lointains. Cest ici que « tradition» et «renaissance « se concilient. La philosophie ne commence jamais, elle recommence. La vie humaine ne naît pas avec moi, mais elle renaît.
Je souhaiterais que lon aborde un certain nombre dobstacles politiques et épistémologiques liés aussi bien à lacte de penser et à la notion d «Afrique» quaux fonctions mêmes de lintellectuel. Et dabord, l«Afrique» est-elle un concept opérationnel valide en sciences sociales ou dans les humanités ? Lépistémologie saccommode-t-elle des frontières de la géographie ou des notions raciales ? En dautres mots, existe-t-il des comportements, des manières dêtre, de faire ou de penser qui soient spécifiquement « africains», voire une philosophie, une science politique ou une économie typiquement «africaines» ?
Ce que jai suggéré plus haut postule et/ou implique que lAfrique est un « construit «. Je dis quelque part que cest une idée neuve posée par ceux qui décident de faire de cet espace géographique le lieu de leur orientation dans le monde et où ils inscrivent leur destinée.
Ce qui mapparaît comme une exploration encore plus excitante, cest de « penser spatialement», de substituer, à titre dexpérience de pensée, en tous les cas où lopération est possible, lespace au temps.
Au lieu du Sein und Zeit, esquissons un Seit und Raum. Le problème du spécifiquement africain sécroule alors de lui-même sans faire place à luniversellement abstrait quon lui oppose. Cest une des issues des faux dilemmes où nous nous enfermons et qui nous paralysent. Nous ne pensons plus le contraire ou linverse, nous pensons autrement. Nous répondons que nous comprenons ces manières de penser, mais que ce nest pas ainsi que nous réfléchissons et nous nous posons les problèmes. Ce nest pas ainsi quils nous viennent «à lidée».
Dans léditorial que vous écriviez alors pour le premier numéro de la revue Terroirs en 1993, vous expliquiez déjà que les ‘élites et les ‘guides qui nous ont conduit à la famine, à lexode, à labjection de la misère et de lassistance internationale sont des gens de bonne compagnie, doués dastuce, plein de ressources et de savoirs. Vous disiez même quil ne faut pas hésiter à leur accorder une intelligence supérieure qui, dans lenvironnement des relations humaines, démontre leur sens de lopportunité, leur maîtrise des tactiques offensives et défensives en vue de leur propre survie et de laccaparement du pouvoir. Pourtant, vous affirmiez également : « La racine du mal africain est labsence de pensée. «croyez-vous que ceux qui ont suffisamment dintelligence pour conceptualiser lappareil répressif soient aussi allergiques à la pensée?
Il y a diverses formes dintelligence. On rappelle ce fait dexpérience aux pédagogues comme nécessaire pour amener chaque individu à se développer jusquau point où il pourra collaborer de façon fructueuse avec les autres. La fin est ici dêtre parvenu à reconnaître ses limites et à voir quelles se dépassent grâce aux autres qui sont différemment limités. Le premier déficit de pensée est la méconnaissance intellectuelle et pratique de cet horizon de totalité, où labsence de décentration conduit à lexaltation de son individualité et à labsolutisation de sa particularité.
La pensée est la reconnaissance du « Connais-toi toi-même» comme mortel. Le moderne appréhende mieux labsence de pensée en comprenant lintelligence comme lensemble de « ruses» dont sont capables les prédateurs que nous avons longtemps été, que nous pourrions être, et que nous sommes encore, pour notre survie, la défense et lattaque.
Toutes les technologies dérivent de cette nécessité de parer aux agressions, dappliquer efficacement une énergie à une adversité à transformer, à détourner ou à capter, à instrumentaliser.
La pensée est alors la faculté de linutile, de ce qui est poursuivi pour la beauté ou lexistence de lui-même, y compris notre existence qui ne sert à rien. La pensée est donc cette capacité à revenir à soi décentré, à être sans jalousie, comme la divinité, en paix et joie avec soi et avec les autres. Dans cette terminologie, il nest que tautologique de dénier la pensée à lintelligence prédatrice. Malgré sa sophistication, elle ne se dégage pas du règne reptilien paléontologique.
Lécrivain nigérian Chinua Achebe met en garde les intellectuels africains contre la tentation de se croire propriétaire dun savoir et de vouloir légiférer au nom du continent. Quelle est, daprès vous, la fonction dun intellectuel dans le contexte africain actuel ?
Lécrivain nigérian a raison. On ne sautoproclame pas intellectuel. Lintellectualité nest pas une propriété privée individuelle. Elle ne fonctionne que là où la connaissance est reconnue comme une valeur irréductible parmi celles qui structurent une communauté humaine, à côté de quelques autres tout aussi irréductibles comme le pouvoir, la richesse, la poésie, la ritualité ou létiquette. .
Cest dans une synergie avec ces autres valeurs que la connaissance développe une éthique et une esthétique de la pensée comme sa contribution spécifique à laventure commune de vivre et de mourir en humains.
On peut donc dire quil ny a pas dintellectuels opérationnels là où une société ne reconnaît pas lintelligence comme valeur structurante irréductible. Cest là un radotage pour ceux qui me fréquentent. Le rôle de lintellectuel est de démontrer la nécessité de la fonction de lintelligence et son caractère irréductible face au pouvoir et à largent ou à la richesse.