«Digressions sur le politiquement correct» de Umberto Eco (*)

Si l’on va lire l’article que Wikipedia (une encyclopédie en ligne) consacre à l’expression «politiquement correct», on trouve aussi son historique. Il semble donc que, en 1793, la Cour suprême des Etats-Unis (affaire «Chisholm vs Georgia») a estimé qu’on citait trop fréquemment un Etat au lieu du Peuple, pour le bien duquel existe l’Etat, et qu’il n’était donc pas «politically correct», lorsque l’on porte un toast, de parler des Etats-Unis au lieu du «Peuple des Etats-Unis».

Ensuite, le mouvement a pris dans les milieux universitaires américains au début des années 1980 du siècle dernier en tant que (je cite toujours Wikipedia) altération du langage tendant à remédier à d’injustes discriminations (réelles ou prétendues) et à éviter d’offenser, en trouvant des euphémismes pour des usages linguistiques qui concernent les différences de race, de genre, de choix sexuel, les handicaps, la religion ou les opinions politiques.

Nous savons tous que la première bataille du «politiquement correct» a eu lieu pour éliminer les épithètes offensantes envers des gens de couleur, non seulement l’infâme nigger mais aussi negro, mot qui en anglais se prononce «nigro» et qui résonne comme un emprunt à la langue espagnole et évoque les temps de l’esclavagisme. D’où l’usage, d’abord, de black puis, par une nouvelle correction, d’african-american.

Cette histoire de la correction est décisive parce qu’elle souligne un élément important du «politiquement correct». Le problème n’est pas que «nous», qui parlons ici, décidions comment appeler les «autres», mais que nous laissions décider les autres de la façon dont ils veulent être appelés et, si la nouvelle terminologie continue, d’une façon ou d’une autre, à les gêner, d’accepter la proposition d’un troisième terme.

Si on ne se trouve pas dans une certaine situation, on ne peut pas savoir quel est le terme qui gêne ou offense ceux qui s’y trouvent ; il faut donc accepter leur proposition. Le cas typique est celui de la décision d’employer l’expression non-voyant au lieu d’aveugle. On peut légitimement considérer qu’il n’y a rien d’offensant dans le mot aveugle et que l’employer n’amoindrit pas, et même renforce, le sentiment de respect et de solidarité que l’on doit à ceux qui appartiennent à cette catégorie : il y a toujours une certaine noblesse à parler d’Homère comme du grand visionnaire aveugle ; mais si ceux qui appartiennent à cette catégorie se sentent plus à l’aise en tant que non-voyants, nous sommes tenus de respecter leur désir.

Le mot de balayeur était insupportable pour ceux qui accomplissaient cet honnête métier ? Bon, si la catégorie concernée le désire, nous emploierons les termes de technicien de surface. Par amour du paradoxe, le jour où les avocats se sentiraient gênés par cet appellatif (éventuellement parce que cela éveille l’écho de termes péjoratifs comme avocaillon, ou avocat des causes perdues) et demanderaient à être désignés comme opérateurs juridiques, il serait correct de s’en tenir à cet usage.

« CHERCHEZ L’HORREUR»

Pourquoi les avocats ne rêveraient-ils jamais de changer de dénomination ? La réponse est évidente : parce que les avocats sont socialement considérés et jouissent d’excellentes conditions économiques. La question est donc que, souvent, la décision politiquement correcte peut représenter une façon d’éluder des problèmes sociaux non encore résolus en les camouflant par un emploi plus courtois du langage. Si l’on décide d’appeler les personnes en petite voiture non plus des paralytiques mais des handicapés, et que, ensuite, on ne construit pas de rampes d’accès aux lieux publics, on aura hypocritement écarté le mot, mais non le problème. Il en est de même pour le joli remplacement de chômeur par en recherche d’emploi.

Cela explique pourquoi une catégorie demande à changer de nom et, au bout de quelque temps, certaines conditions initiales restant intactes, exige une nouvelle dénomination, dans une fuite en avant qui pourrait être sans fin si, en plus du nom, la chose ne change pas elle aussi. Il y a même des retours en arrière, quand une catégorie demande à changer de nom, mais, dans son propre langage, garde l’ancien, on y revient, en manière de défi : Wikipedia observe que, dans certains gangs de jeunes Afro-Américains, on utilise avec arrogance le mot nigger, mais, naturellement, gare si ce n’est pas l’un d’eux qui l’emploie, un peu comme les blagues sur les Juifs, les Ecossais ou les habitants de Cuneo que seuls les Juifs, les Ecossais ou les habitants de Cuneo peuvent raconter.

Parfois le «politiquement correct» peut frôler un racisme latent. Je me rappelle que, après la guerre, beaucoup d’Italiens, encore méfiants vis-à-vis des juifs, mais qui ne voulaient pas apparaître comme racistes, pour parler d’un juif disaient que c’était un israelita. Ils ignoraient que les juifs étaient fiers d’être reconnus comme juifs, même si (et, en partie, précisément parce que) ce mot avait été employé comme une insulte par leurs persécuteurs.

D’aucunes, outre-Atlantique, se fâchèrent : dans history, il y a his, masculin. Pourquoi pas herstory ? Ne dites pas à un ancien prisonnier qu’il a été emprisonné. Socialement séparé, tout au plus. Umberto Eco a beaucoup voyagé. Il sait que le politiquement correct, né aux Etats-Unis, est une denrée très exportable.

Un autre cas embarrassant est celui des lesbiennes : pendant longtemps, celui qui voulait paraître correct craignait d’employer ce terme, de même qu’il n’employait pas les habituels mots péjoratifs concernant les homosexuels : il parlait timidement de saphistes ou de saphiennes. Ensuite, on a découvert que, parmi les homosexuels, si les hommes voulaient être appelés gay, les femmes se définissaient tranquillement comme lesbiennes (en partie à cause du pedigree littéraire du terme) et qu’il était donc tout à fait correct de les appeler ainsi.

Parfois, le «politiquement correct» a vraiment changé, sans véritables traumatismes, les usages linguistiques. Il est de plus en plus fréquent, quand on prend des exemples concernant des personnes des deux sexes, d’éviter de parler au masculin : on parle au pluriel. Bien des professeurs américains ne disent plus «Quand un étudiant vient me voir…», mais ou bien ils emploient le pluriel (en anglais, ça marche ; en italien ou en français, cela provoquerait encore des incertitudes), ou bien ils varient les exemples, en parlant tantôt de he, tantôt de she ; on a désormais admis le remplacement de chairman (président) par chairperson ou chair. Encore que ceux qui plaisantent à propos du «politiquement correct» aient proposé de changer le terme de mail man (facteur) par person, parce que mail (courrier) peut être entendu comme male (mâle).

Ces satires prennent acte du fait que, une fois qu’il s’est imposé comme mouvement démocratique et «libéral», avec une connotation de gauche, du moins au sens de la gauche américaine, le «politiquement correct» a produit des dégénérescences. On a estimé que mankind (humanité) était sexiste, du fait de son préfixe man, et qu’il excluait de l’humanité les femmes, et on a décidé de le remplacer par humanity, par ignorance de l’étymologie, puisque ce nom aussi vient de homo et non de mulier. Toujours par provocation, mais toujours par ignorance de l’étymologie, certaines franges du mouvement féministe avaient proposé de ne plus parler de history (his est masculin), mais de herstory.

LE DANGER DE L’EXPORTATION

L’exportation du «politiquement correct» dans d’autres pays a créé d’autres contorsions, et nous connaissons tous des débats, non résolus, pour savoir s’il est plus respectueux d’appeler une femme auteur ou auteure, et je trouve dans un texte américain la question de savoir s’il est vraiment politiquement correct d’appeler poetess une femme poète, comme si elle n’était que la femme d’un poète ; ici aussi jouent les usages sédimentés, parce que, chez nous, le terme poetessa est désormais accepté, tout comme professoressa, alors qu’on trouverait bizarre et même insultant banchieressa ou banchiera (banquière).

Un cas typique de difficile transposition est celui du changement de nègre en noir. En Amérique, le passage du très connoté negro en black était radical, tandis qu’en italien le passage de negro (nègre) à nero (noir) a quelque chose de forcé. D’autant plus que le mot negro a en italien une histoire légitime, attestée par de nombreuses sources littéraires : nous nous souvenons tous que dans les traductions d’Homère que nous lisions à l’école, on parlait de «vino negro» (le «vin noir» que verse Ulysse au Cyclope) et ce sont des écrivains africains de langue française qui parlent de «négritude».

En Amérique, les dégénérescences du «politiquement correct» ont encouragé une pléthore de faux et amusants dictionnaires où, au-delà d’une certaine limite, on ne comprend plus si telle forme a été réellement proposée ou a été inventée à des fins satiriques.

En effet, à côté de situations désormais entrées dans l’usage, on trouve socialement séparé pour emprisonné, fonctionnaire de contrôle bovin pour cow-boy, correction géologique pour tremblement de terre, de résidence flexible pour clochard, à érection limitée pour impuissant, horizontalement accessible pour femme facile, régression folliculaire pour calvitie et même manquant de mélanine pour homme blanc.

TIRE DE LE MONDE

(*) Umberto Eco, Sémioticien, enseignant, romancier, essayiste, Umberto Eco (né en 1932 dans le Piémont) connaît une notoriété universelle depuis la publication du « Nom de la Rose » en 1980. Traduit de l’italien par Pierre Laroche, RCS libri S.p.A Bompiani, Milan 2006; éditions Grasset et Fasquelle pour la traduction Française, 2006.

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