BALOJI : la lettre de ma mère a réactivé mon inspiration musicale

Il avait d'abord suggéré
une rencontre à Ostende. La ville de ses premiers pas en Europe, celle aussi
où Marvin Gaye, icône de la soul américaine, avait séjourné, au début des années
1980, le temps d'une cure de désintoxication et de l'enregistrement d'un tube
mythique, Sexual Healing. "Mon père était tellement heureux
de vivre à Ostende, la ville de Marvin, son idole
, explique Baloji, que
ça l'a encouragé à m'enlever à ma mère, au Congo, pour m'élever en Belgique."

Aux plages de la mer du Nord, il avait
finalement préféré les rives de la Meuse. C'est avant tout Liège qui sert de
décor aux chansons intensément biographiques d'Hôtel Impala, premier
album solo de ce rappeur belge, né à Lubumbashi, ville minière dans le sud de
l'ex-Zaïre.

Dans une profusion de styles – du rock
afrobeat au slam, du hip-hop à la chanson jazz-soul -, Baloji y livre son parcours
d'enfant africain confronté au rêve occidental et ses désillusions, aux contours
mouvants de son identité "afropéenne". Un album écrit comme
une réponse à une lettre de sa mère, reçue en novembre 2005. Il n'avait plus
de nouvelles d'elle depuis vingt-cinq ans. Après l'avoir vu à la télévision
sur MCM Africa, elle a voulu renouer avec lui. "J'étais bouleversé.
Comment lui répondre ? Je voulais lui raconter toutes ces années. J'ai choisi
de le faire en musique."

Quelques jours avant son concert parisien
du 5 avril à La Cigale, dans le cadre du festival Blue Note, le jeune homme
à la silhouette de basketteur revit les épisodes de son histoire en nous conduisant,
dans Liège, dans des rues quittées depuis l'enfance. Dans le quartier de Cointe
cohabitent communauté italienne, Wallonie populaire et bourgeoisie. Baloji y
retrouve les briques rouges de l'école Saint-Maur.

A son arrivée en Belgique, à l'âge de 3
ans, le garçon d'ethnie kasai ne s'exprimait qu'en swahili. "C'est ici
que j'ai appris le français. J'étais le seul Noir de la classe, plus une attraction
qu'un problème. Jusqu'à l'âge de 6 ans, l'école a été le seul endroit où je
parlais."

En famille, Baloji reste mutique, encore
sous le choc de son déracinement. "Mon père était marié avec une autre
quand il m'a conçu avec ma mère. Il m'a emmené en Belgique sans lui demander
son avis."
A cinq minutes de là, nous nous retrouvons devant une vaste
maison blanche nichée dans un verdoyant quartier résidentiel. Le coeur serré,
l'échalas aux cheveux tressés sourit avec l'air de ne pas croire qu'il a pu
habiter là. Son père était un homme d'affaires qui, au Congo, possédait une
usine et un hôtel (l'Hôtel Impala). "Je me suis retrouvé ici, avec une
douzaine de frères, soeurs, cousins que je ne connaissais pas. Je faisais un
rejet, je ne comprenais pas pourquoi j'étais parti."

Son nom même est vécu comme une malédiction.
Pour tous les Congolais, Baloji signifie "sorcier", "jeteur
de sort"
. En 1991, le conflit dans la province du Katanga ruine son
père qui abandonne femme et enfants pour se réfugier en Afrique du Sud. La famille
doit changer d'environnement. Baloji refait le trajet du déménagement jusqu'aux
barres HLM du quartier de Droixhe. "On a vécu ça comme une humiliation",
témoigne-t-il devant la cité de son adolescence. Pas loin, une voiture s'essaie
au dérapage contrôlé, puis roule jusqu'au chanteur pour le saluer. "J'ai
trouvé ici une émulation négative. La bande finit par t'entraîner. Et moi, j'ai
délaissé l'école pour de l'argent vite gagné."

Ballon de foot sous le bras, des minots
turcs s'approchent. "J'ai vu son clip à la télé !", s'exclame
l'un d'eux en fredonnant : "Tout ceci ne nous rendra pas le Congo",
morceau de bravoure d'Hôtel Impala. Si la vie dans cette cité l'a poussé
vers la petite délinquance, c'est aussi là que Baloji s'est éveillé au rap.

Alors qu'il traînait à la maison des jeunes,
Baloji croise les membres d'un groupe naissant, Starflam, tous Blancs, diplômés,
issus de familles stables. Même s'il écrivait parfois des petits poèmes dans
sa chambre, il considérait jusque-là le rap comme une perte de temps et d'argent.
"Ils m'ont donné une conscience politique et
une nouvelle motivation."

Il intègre la troupe qui devient une sensation
du rap belge. Un succès qui ouvre le jeune Congolais au monde et lui permet
d'emménager dans le centre-ville. Baloji nous conduit rue de l'Université, devant
un disquaire et un loueur de films vidéo. "J'ai habité au-dessus",
sourit-il. Et pendant plusieurs années a eu un accès gratuit à des centaines
de films et de disques. "Il ne connaissait au départ que le répertoire
rap et R'n'
B, précise Francis, le patron du magasin Caroline Music, on
lui a fait découvrir les Beatles, l'histoire du rock et de la pop pour laquelle
il s'est passionné. Ça le changeait du rap revendicatif de Starflam."

Mais l'apparente stabilité apportée par
cette reconnaissance sera contredite par une Belgique qui sanctionne son statut
d'étranger. Dans la voiture, empruntée à sa fiancée flamande, Baloji nous fait
prendre l'autoroute jusqu'à Votten, quartier de la périphérie liégeoise, où
se dressent les grilles sinistres d'un centre de rétention. Dans sa chanson
Repris de justesse,
le rappeur raconte l'angoisse des quarante-cinq jours
passés là, en 2001, avec d'autres illégaux et demandeurs d'asile. "Je
m'étais toujours senti Belge"
, explique le rappeur qui s'était retrouvé
"sans papiers" à la suite d'un durcissement de la législation sur
l'immigration. "Là, tout me rappelait que je n'étais pas chez moi."

Il évoque son sauvetage in extremis, à
la suite de l'intervention de la famille d'une amie, et sa naturalisation belge
: "Le plus beau jour de ma vie." Il avait pris ensuite des
résolutions : arrêter la musique pour le théâtre, animer des ateliers d'écriture
dans les centres fermés, s'intéresser davantage à son pays natal et aux Africains
qui se heurtent aux portes de l'Europe. La lettre de sa mère a réactivé son
inspiration musicale.

Depuis l'enregistrement du disque, Baloji
est retourné au Congo : ce séjour a été une vraie gifle. Il a pris la mesure
du décalage entre son regard d'"Afropéen" et les réalités du continent
Noir. "J'ai invité ma mère au restaurant pour lui offrir mon album.
En lisant le menu, j'ai compris à quel point j'avais une attitude de bourgeois
européen. D'un fils grandi en Occident, elle attendait une aide financière,
pas un repas chic."

Si les douaniers congolais tiquent toujours
à la lecture de son nom de sorcier, ces voyages au pays maternel ont regreffé
ses racines, fortifié un engagement. Une reconstruction dont devrait témoigner
le deuxième chapitre d'Hôtel Impala, avec rappeurs, fanfares et musiciens
locaux.


 

 

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.