Quy a-t-il exactement derrière les mots « Tutsi congolais » ?
Cest lindice
de quelque chose de bizarre, mais ce nest pas forcément une preuve absolue de
linexistence de ces groupes. Il en est des groupes ethniques obscurs comme des
petits villages : on nen parle pas, on ignore même leur existence,
jusquau jour où un événement sensationnel (catastrophe, crime horrible) les
met à la Une des journaux. Combien de gens connaissaient la localité de
Ghislenghien avant lexplosion de son usine à gaz ?
On trouve
toutefois chez les ethnologues et cartographes coloniaux la mention, dans le
Bwisha, c'est-à-dire tout auprès de la frontière avec lOuganda et le Rwanda,
de populations de langue et de culture rwandaise. On les appelait alors très
logiquement, des Banyabwisha.
Compte tenu du
découpage fait par les colonisateurs, ils sont donc Congolais depuis que le
Congo existe, nonobstant leur langue et leur culture venue de lespace
interlacustre.
Mais est-il
relevant de distinguer parmi eux des « Tutsi » et des
« Hutu ». ? Ces
dénominations ont-elles un sens en dehors du Rwanda et du Burundi ?
Quand on
essaye de savoir ce quil pouvait en être dans le passé, les surprises
commencent.
L'ingénierie ethnique : une arme idéologique coloniale
Comme on sait[1], sous
des apparence de « constatation et description scientifique objective des
faits »,, lethnologie coloniale était loin dêtre dépourvue
darrière-pensées de domination,
dadministration, de manipulation, voire de propagande civile ou religieuse. Dentrée de jeu, il avait été bien
vu, pour les cadres de la colonie, de sintéresser aux us et coutumes de leurs
administrés indigènes.
Déjà sous Léopold II, il était connu
parmi les jeunes débutants de lEIC que, mis à part bien entendu des rendements
record en ivoire et en caoutchouc, avoir écrit des articles acceptés[2]
par le « Mouvement Géographique »
était un bon point au dossier et comptait pour lavancement.
Du côté des missionnaires, pour des
raisons différentes, on avait des préoccupations du même genre. Prêcher
requiert bien sûr de connaître la langue de ses ouailles, et se tirer daffaire
en brousse, de connaître leurs coutumes. Dautre part, la dépendance des
Missions vis-à-vis de bailleurs de fonds, qui étaient de nombreuses personnes faisant de petits
dons, les obligeait à une abondante production littéraire cherchant à attirer
lintérêt sur leur action. Et, parmi les sujets sur lesquels ils pouvaient
écrire, les pages étranges et pittoresques sur les us et coutumes des indigènes
étaient fort appréciées pour leur intérêt exotique. Les missionnaires furent donc
les grands pourvoyeurs en littérature coloniale et exotique du public belge.
Il
va de soi que des connaissances ethnologiques acquises par lintermédiaire de
gens qui étaient là pour détruire, asservir ou déformer les sociétés
traditionnelles (les agents de la territoriale) ou pour éradiquer les croyances
léguées par les Ancêtres (les missionnaires) sont sujettes à caution et quà
lheure actuelle, non seulement plus personne ne travaillerait de la sorte,
mais que les résultats acquis de cette manière seraient descendus en flammes ou
noyés sous les quolibets, par tous les africanistes. Et cest dailleurs le cas
pour presque toute la production ethnologique des années 20 et 30[3]
quelle soit ou non produite dans des colonies. Toutefois, dans bien des cas
nous navons tout simplement pas dautres données.
Les chiffres de populations, déjà, ne sont pas
neutres. Un fait n'est cependant discuté par personne : les Hutu sont largement
majoritaires, les Twa très minoritaires. Les querelles, souvent byzantines,
concernent surtout l'importance numérique de la minorité Tutsi. Ces difficultés
apparaissent pratiquement dès l'origine. Voici ce que cela donne dans « Un an au Congo » de Chalux[4].
"Je voudrais pouvoir dire au lecteur le chiffre exact de la population
des T.O., mais il n'y a que des recensements fragmentaires. Le rapport sur
l'administration du Ruanda-Urundi pour l'année 1922, parle de 4 millions
d'habitants. Monsieur le Commissaire Royal croit à 5 millions et certain Père
Blanc, qui habite le pays depuis vingt-cinq ans, estime que 6 millions serait
plus près de la vérité. Ajoutons qu'il est avéré que la population des T.O.
augmente considérablement d'année en année" (p. 457). Quelles qu'aient
été les conditions de l'époque, des estimations extrêmes dans le rapport de 2 à
3 font un sérieux "flou". Cela n'empêche : on se hasarde à donner des
chiffres exprimant les proportions des diverses "ethnies", et les
résultats de cette statistique sont pleins de comique et d'intérêt! Citant une
lettre de Mgr. Classe, on nous dit, page 479:"La population batutsi est environ 1/15ème de la population du Ruanda".
Cette proportion assez basse
(<7%) aurait donc correspondu à une population tutsi de 130.000 à 200.000
âmes, suivant que l'on estimait la population proche soit de deux, soit de
trois millions. Mais voici que, page 480, tout en attribuant à Musinga
trois millions de sujets, Chalux estime que les Tutsi, au Ruanda "sont environ 80.000"! En une
page, l'ethnie a chuté d'un rwandais sur 15, soit un petit 7%, à un rwandais
sur 37, soit un minuscule 3%! Et ce n'est pas fini!
L'ethnie à
géométrie variable reparait page 520, pour rétrécir encore : "Nous avons réduit les pouvoirs de Musinga,
et Mwambutsa va à l'école, mais les Batutsi font à peu près ce qu'ils veulent,
et ils sont moins de 100.000 qui pressurent plusieurs millions de Bahutu à leur
gré". (Il s'agit ici de l'ensemble des T.O., c'est à dire du Rwanda ET
du Burundi additionnés). Cette fois, tous les planchers sont pulvérisés,
puisque les Tutsi ne représentent même plus UN pour cent de la population!
L'auteur ne se risque à des estimations chiffrées que pour la population
globale et les Tutsi. On peut comprendre, vu les conditions de l'époque, que
ses estimations globales comportent une variation de 1 à 1,5. Mais entre la
citation de Mgr. Classe page 479 et les estimations de la page 520, le rapport
est de 1 à 40!
Cette
constatation du caractère minoritaire des Tutsi n'empêche pas que, encore à la
veille de l'indépendance, ils occupaient 90% des postes de Chefs (nommés par
les Belges).Quant aux préférences "centralistes" du colonisateur :
entre 1950 et 1960, les 3/
Butare ou Gikongoro (KALIBWAMI,p. 121)
SIRVEN,
GOTTANEGRE et PRIOUL "Géographie du
Rwanda"… un manuel destiné aux écoles rwandaises sous le régime
Habyarimana, parle page 7 de la "très forte majorité hutu" comme
caractérisant le Rwanda et estime, page 57 que les Tutsi, à la période
précoloniale, représentaient environ 10% de la population.
Pour le Burundi, la discussion est généralement moins âpre,
on s'accorde su une proportion de Tutsi comprise entre 10 et 15%.
En même temps qu'on délimite
spatialement et numériquement une ethnie, on lui attribue une quasi-éternité
(on a dit ironiquement que l'anthropologie, à une certaine époque, semble avoir
considéré les ethnies comme des "essences subsistantes"… et ce
n'est sans doute pas par hasard que le terme est repris à la philosophie
thomiste, compte tenu du rôle important que les auteurs missionnaires ont joué
dans cette "ingéniérie"). Plus exactement, on suppose que les groupes
et institutions que l'on a "trouvés" – il vaudrait parfois mieux dire
"découpés" – remontent à un passé fort lointain et que, si histoire
il y a eu, elle était cyclique et répétitive: "étant posé qu'il y a des A
et des B et qu'ils sont ennemis héréditaires, ils se sont fait la guerre x fois
par siècle dans le passé… heureusement, maintenant nous sommes là pour les en
empêcher". La situation ainsi supposée éternelle n'est même pas forcément
celle qu'on rencontrée les premiers explorateurs. Elle peut même être carrément
en contradiction avec elle. L'ethnographie s'est ainsi plus à "découvrir"
non le Rwanda ancien, mais… celui des années 30, quitte à tourner le dos aux
archives décrivant des situations différentes [5]
Compte tenu de la place importante
qu'occupent les problèmes ethniques au Rwanda et au Burundi, l'ethnologie de
cette région est tout sauf neutre.
Les quelques écrits allemands et
l'œuvre des ethnologues belges de l'entre-deux-guerres (généralement
missionnaires ou membres de l'administration coloniale, à la notable exception
de G. Smets) souffrent à peu près tous des mêmes défauts.
" La littérature ethno-historique sur le Rwanda a toujours présenté la
société rwandaise selon un modèle stratifié comprenant des populations hutu
inférieures et numériquement plus nombreuses, pratiquant l'agriculture sur
brûlis, et quelque peu la chasse dans les régions nord-est/est. et des
populations tutsi supérieures vivant de l'élevage du gros bétail. Les
groupuscules twa pygmoïdes, pratiquant pour certains le ramassage, la
cueillette agricole et la chasse pour d'autres vivant de la poterie sont les
parias de cette société" (FELTZ G.: EHA page 144).
"La connaissance du passé des sociétés de l'Afrique des Grands Lacs est,
depuis quelques années déjà en cours de révision profonde. Les anciens travaux
consacrés à la région avaient autrefois privilégié certaines directions de
recherche: étude de quelques royaumes un peu hâtivement présentés comme
incarnations modèles des institutions de la région ; l'hypothèse du poids
déterminant des migrations sur l'histoire politique ; attribution d'une signification
historique figée aux symboles ethniques. Il en est résulté des connaissances
historiques d'inégale valeur et qui peuvent paraître tantôt déséquilibrées,
tantôt conjecturales." ; VELLUT J.-L., EHA, page 5.
"Il est clair que cet essor ne peut être attribué de façon simpliste à
l'arrivée de soi-disant peuples hamites (pasteurs) apportant la civilisation
aux Bantu… L'hypothèse hamite doit être classée au musée des préjugés
secrétés par la période coloniale. Ce n'est pas la race qui est à l'origine des
mutations historiques mais un complexe de facteurs socio-économiques qui
postulent des changements conformes aux besoins et aux intérêts de certaines
catégories sociales". KI-ZERBO, p. 307 – 308
"Un certain "élitisme" régnait souvent dans les choix opérés
par les ethnologues. Parmi les stratifications sociales de la société
traditionnelle, les classes ou ethnies dominantes et leur littérature retinrent
trop souvent seules toute l'attention: rituels royaux, chants de louanges aux
chefs, dignitaires et familles "nobles", poésie de cour eurent
souvent le pas sur la littérature et le tradition populaires, qui abondent
pourtant en contes et en fables critiques pour le pouvoir, en chants de
"réclamation" adressés autrefois aux chefs, plus tard à l'autorité
coloniale. Trop souvent aussi, les sources consultées furent dans leur
écrasante majorité des sources masculines. On mit du temps à s'apercevoir que
les femmes avaient souvent une tradition distincte, dont leurs compagnons
ignoraient presque tout." (DE BOECK Guy,"L. & D…", p.
23).
Voici une description de PAGES
("Au Rwanda sur les bords du lac Kivu"; in
"Congo",Bruxelles, 1927, tome I.) qui est un des classiques de
l'ethnographie coloniale dans la région :
"Les Batwa dédaignent le travail des champs. Pour subvenir à leurs
besoins ils se font potiers ou chasseurs. Ils s'établissent à proximité des
Bahutu et façonnent l'argile, métier que tout le monde leur abandonne"
(page 383).
"Plus petits que les Batutsi, les Bahutu mesurent en moyenne 1m 67. Ils
sont trapus et leurs traits sont moins réguliers. Habitués au travail, leurs
forces musculaires sont supérieures à celles de leurs maîtres. Moins séduisant
et plus timide que le mututsi, le muhutu est moins diplomate que lui, par
contre plus simple et plus franc. Le muhutu est avant tout agriculteur"
( page 377).
" Les Batutsi sont hauts de taille. Généralement gais, ils sont d'un
abord facile malgré leur port magistral et légèrement hautain. Très diplomates
par éducation, ils sont enclins à manquer de franchise. Les Batutsi sont un
peuple de pasteurs. Pour eux la vache prime tout" (page 382).
Nous sommes en principe devant une
description, et, qui plus est, dans une certaine mesure une description
scientifique. Les Hutu sont même passés sous la toise pour en prouver l'objectivité.
On nous fait un peu le "coup de la photo": puisque les gens croient
ce qu'ils ont vu, ils croiront avoir vu non seulement l'image, mais aussi le
commentaire qui en est fait. Le mètre 67, dont nous voudrons bien croire qu'il
a été effectivement mesuré, étant une constatation objective, la diplomatie des
Tutsi ou le dédain des Twa pour l'agriculture jouiront de la même aura
d'objectivité.
Or, on est par ailleurs frappé par
la surabondance, dans cette description qui a tout de même des prétentions à l'objectivité
scientifique, du vocabulaire moral. Si on supprime tout ce qui en relève, il
reste: "Les Twa sont chasseurs et potiers. Les Hutu, d'une taille moyenne
d'1m 67, trapus et musclés, sont agriculteurs. Les Tutsi sont plus grands et
font de l'élevage". Point. Le texte cité ici est exemplaire à cet
égard : les descriptions « ethniques » coloniales
contiennent toujours ce même « cocktail » dingrédients :
quelques constatations vraiment quantifiables (taille, caractères sanguins,
p.ex.), dautres plus malaisément mesurables (lintelligence… mais est-on sûr de la valeur absolue dun
QI ?) et enfin une série dappréciations qui ne peuvent être que
pleinement subjectives, comme la « beauté »…
Quant à nous expliquer la
correspondance entre les "ethnies" et certaines professions, on a
l'impression que les gens des Grands Lacs sont de bien heureux hommes, car
chacun fait ce qui lui plaît : Le Twa ne fait pas d'agriculture qu'il dédaigne,
mais modèle l'argile dédaignée par les autres, et les éleveurs aiment les
vaches. Bref, comme le Bon Père, auteur de ce morceau choisi, chacun suit sa
vocation.
Cette démarche est absolument
classique durant toute cette période; annoncer la description objective de
faits raciaux matériellement constatables, et s'embarquer, après quelques
mesures de la taille, de la longueur du tibia, ou de la forme du crâne, dans
des propos sur l'intelligence, les qualités morales ou les traits de caractère,
voire sur les catégories socio-professionnelles. Et tous ces traits sont
censés, le plus souvent, relever de l'innéité génétique.
A côté de ses ridicules que nous
venons de relever, le texte du R. P. PAGES a au moins une qualité rare, celle
de relever parmi les traits qu'il prête aux Tutsi l'influence de l'éducation.
Car, si on s'est ingénié à inventorier les différences physiques, génétiques,
héréditaires, etc… qui pouvaient exister entre les ethnies, on s'est peu
penché sur le fait que ces gens étaient aussi le produit de SYSTEMES EDUCATIFS
différents. Et ce trait perdure. Nous avons cité abondamment dans ces pages les
Actes d'un important colloque sur la civilisation des peuples des Grands Lacs,
qui s'est tenu en 1979 à Bujumbura. Il y eut lors de celui-ci 38 exposés,
discours ou communications divers, qui remplissent un fort volume de 500 pages.
La moitié environ des intervenants parlaient de sujets où les
"ethnies" et leurs distinctions figuraient, si on veut bien nous
passer l'image, parmi les obstacles à franchir. De tous ceux-là, il y en a eu
UN, Nizurugero Rugagi, professeur à Lubumbashi, pour remarquer qu'entre Tutsi
et Hutu, les méthodes d'éducation de l'enfant étaient différentes!
Le sommet presque absolu dans le
genre est atteint par FESTRE P. et LERMIGNIAUX F.: "La géographie à
l'école primaire", Jemappes, 1937, p.108, où une photo de Tutsi, vêtus de
blanc sur une photo en noir et blanc qui leur donne l'air de blocs de charbon,
s'accompagne de cette légende: "Les
Watusi ont une taille très élevée; certains atteignent près de 2 mètres. Ils
ont un niveau de civilisation plus élevé que les Nègres. Ils s'occupent
d'élevage dans le Ruanda-Urundi. Ces Hamites ne sont pas des nègres: ils
appartiennent à la variété blanche". Les écoliers ont dû être un peu
perplexes!
A l'époque coloniale, l'histoire et
l'ethnographie du Rwanda sont parties d'un meilleur pas que celles du Burundi.
Du côté missionnaire, p. ex. Mgr Gorju a commencé son oeuvre plus tard que Mgr.
Classe. Les nationaux eux-mêmes ont eu tendance à "copier" les
orientations idéologiques des auteurs "officiels" blancs. Il y a à cela
plusieurs raisons. La première est évidemment qu'ils ont eu besoin de temps
pour prendre leurs distances d'avec l'enseignement de ceux qui les ont formés.
La seconde, qu'il s'agit en général de Tutsi, et même de Tutsi de bonne
famille, puisque la politique coloniale avait été de privilégier sur le plan
scolaire ceux qui étaient déjà les privilégiés de la société traditionnelle. En
troisième lieu, ils ont en général travaillé d'abord sur des sources très
proches : l'histoire telle que racontée dans leur propre milieu. L'œuvre
remarquable par ailleurs d'Alexis Kagame est ainsi très étroitement dépendante
des Abiru. Ainsi, le court règne de Mibambwe IV a été censuré de sa liste
traditionnelle des rois[6].
Sa source privilégiée n'était guère favorable à un mwami imposé contre leur
avis et sans respect des formes rituelles par Kigeri IV. Enfin, il s'agit
d'abord pour les nationaux d'affirmer l'existence et la valeur de leur culture
et de leur histoire face au colonisateur. Cela ne va pas sans une certaine dose
d'exaltation patriotique de tout ce qui est national, y compris le passé,
fut-il royal et Tutsi.
La tendance à justifier le rôle des
différentes ethnies par la génétique, à affirmer que la Nature a fait du Tutsi
un Noble dominant, a perduré longtemps. Aussi près de nous qu'en 1950, le P.
Delmas publie sa "Généalogie de la
noblesse du Ruanda", ouvrage de référence monarchiste et pro-tutsi,
repère obligé pour tout qui, même Rwandais, émet la prétention de parler du
Rwanda. Il met un comble, à l'ethnisme et au monarchisme : non content
d'entretenir la vision des Tutsi comme "noblesse", il distingue parmi
les Tutsi des "purs" et des "moins purs", la pureté se
confondant avec l'apparentement aux Abanyiginya (le clan royal).
A partir de la Seconde Guerre
Mondiale, cependant, des ethnologues plus sérieux, et d'ailleurs souvent de
profession, se mettent à publier des ouvrages qui cherchent désormais plus à
être objectifs qu'à justifier la politique coloniale ou à exalter le passé.
(COUPEZ, d'HERTEFELD, FELTZ, LOUIS, LUWEL, MAQUET, RODEGEM, VANSINA).
Après les indépendances,
parallèlement à la continuation des travaux cités plus haut, apparaissent :
Une école dite
"franco-burundaise" (CHRETIEN, MWOROHA, MWAREKA…) assez liée au
système burundais (l'appréciation de JPC sur les ethnies au Burundi est marquée
par des variations dont les dates correspondent… aux changements de régime au
Burundi) continue à produire des travaux sur la royauté burundaise, avec
cependant un sérieux scientifique et un esprit critique plus affinés que leurs
prédécesseurs.
Une école rwandaise, définitivement
qualifiée de "jeune école"… pendant si longtemps que cette jeunesse
semblait éternelle (KALIBWAMI, NAHIMANA, RUGAMBA, RURIHO MUNANIRA), à laquelle
se rattachent d'ailleurs aussi des auteurs actifs au Congo comme BASHIZI
Cirhagarhula ou NIZURUGERO RUGAGI et des exilés burundais comme RUSHATSI, a
également profité du vent de l'histoire et a produit des travaux très
importants sur les Hutu du Rwanda.
Lune comme lautre sont liées aux
régimes en place et, au minimum, nexplorent que des voies où lon est sûr de
neffleurer aucun « sujet qui fâche ».
Mythologie hamite
Le peuplement de la région des
Grands Lacs est très ancien. C'est en effet dans l'Est de l'Afrique que se
situe le "berceau de l'humanité". Nous n'en possédons que des traces
archéologiques (poteries, scories laissées par le travail des métaux) qui ne
nous renseignent pas beaucoup quant à l'identité de leurs auteurs.
La théorie la plus couramment admise
est que les Twa seraient arrivés les premiers, laissant pratiquement intacte la
forêt qui était la végétation naturelle.
Les Hutu auraient suivi et défriché. Les Tutsi, avec un mode de vie pastoral,
seraient ensuite arrivés[7].
Il est à remarquer que Burundais et Rwandais font de l'agriculture et de
l'élevage, mais n'avaient pas traditionnellement une économie mixte intégrant
ces deux composantes: l'engrais provenant du bétail n'était pas récupéré et on
ne faisait pas de cultures fourragères.
En matière ethnologique, on a parlé,
pour caractériser certaines déformations de la réalité sociale des Grands Lacs,
de "mythe hamite" et de "paradigme rwandais".
Le premier terme renvoie à
l'explication de tous les faits originaux et caractéristiques des civilisations
de cette zone par la présence de populations non-bantoues (Ce qui, stricto
sensu, ne veut rien dire, "bantou" étant un terme linguistique et non
racial. Le kinyarwanda est bien une langue bantoue. L'apport non-bantou au
vocabulaire se réduit à deux mots. Mais il est sans doute significatif que ces
deux mots soient "vache" et "femme"). Pour le Rwanda et le
Burundi, ces Hamites sont les Tutsi, décrits comme une race supérieure
"pas vraiment noire". Ce qui était censé servir d'explication
suffisante à tout ce qui a étonné les Européens lors de leur arrivée dans les
Etats interlacustres : densité de population, ordre et sécurité, prospérité
matérielle relative. Il n'est sans doute nul besoin de recourir à des
hypothèses aussi alambiquées. Ces régions ont simplement échappé aux ravages de
la traite des Noirs qui désorganisaient les autres régions d'Afrique.
D'autre part, un peu à l'instar de
ce qui se faisait en "histoire naturelle", on tendit à classifier les
sociétés africaines, autour de "sociétés modèles" ( d'où le terme de
"paradigme"), un peu comme le saumon sert de modèle explicatif pour
tous les salmonidés, truite comprise. Les autres royaumes interlacustres
(Burundi, Bushi, Buha, etc…) étaient "dans les grandes lignes, comme le
Rwanda". L'ethnographie à ses débuts fut en grande partie l'œuvre
d'administrateurs coloniaux et de missionnaires qui non seulement étaient
amenés à fréquenter plus souvent les puissants que les humbles, mais qui ont
aussi eu tendance à considérer la recherche ethnographique comme une sorte
d'auxiliaire de l'évangélisation ou de l'administration coloniales ; deux
points de vue qui privilégiaient la thèse du pouvoir fort car, plus le Chef
était grand et puissant, plus on touchait, administrativement ou
spirituellement, de gens en le touchant. Il en résulte une vision du où le
mwami est absolu, où le territoire très étendu lui est soumis uniformément.
Excellente chose, après tout, si lon se place du point de vue du colonisateur,
puisque celui-ci se propose de rendre la place du souverain indigène, ou plus
exactement dutiliser celui-ci au profit de sa propre domination.
Les progrès de la connaissance
historique accomplis ces vingt dernières années ont mené à relativiser un peu
ces vues.
Même au Rwanda[8],
ce n'est en fait que peu avant la colonisation que le pouvoir du mwami avait
atteint un certain caractère "absolu". Quant à son étendue
territoriale et à la manière dont ce pouvoir s'exerçait, la pays comprenait
quatre zones :
– dans la première, le pouvoir du mwami s'exerçait sans partage;
– dans la deuxième, il y avait des principautés, dominées par des Tutsi, avec
qui le mwami n'avait que des relations de préséance, plutôt que de domination.
– dans la troisième, des principautés hutu connaissaient la même situation;
– dans la quatrième, les Hutu ne se maintenaient que difficilement face aux
Tutsi.
Parmi les institutions, la fête des
semailles du sorgho, la sacralisation de la personne du Roi, le tambour symbole
de la royauté, le rôle institutionnel de la reine-mère ont dû être repris aux
petits royaumes hutu. Il ne faut pas mettre dans un même panier l'arrivée des
Tutsi, l'institution de la royauté et la délimitation du territoire. Les
éleveurs finiront par faire figure de strate supérieure, mais dans un système
institutionnel qui existait avant eux, et auquel ils n'ont apporté qu'une plus
grande échelle, une certaine centralisation, et le ciment des liens
d'allégeance personnelle liés au bétail. Tout montre en effet que les
institutions sont bantoues :
– D'abord, le vocabulaire lui-même. Il n'y a pas un seul vocable exotique dans
les noms d'institutions
– En particulier, le titre de "mwami" porté par les souverains
(Rwanda, Burundi, Bushi, Buha) se retrouve, avec des sens il est vrai
légèrement différents, chez des populations cogolaises comme les Rega, qui
n'ont rien à voir avec le "domaine interlacustre". Il en va de même
pour le signe distinctif de la royauté ; le Tambour.
– Les rituels nombreux qui entourent la royauté montrent des
"placages" de références au bétail sur des rites agraires. Ainsi, le
prince héritier naît en tenant à la main les semences des principales plantes
cultivées. Le mwami, à qui on ne cesse de faire compliment de ses magnifiques
troupeaux, est comparé au taureau dominateur et, avant que le rite de la fête
umuganuro ne soit expurgé sous l'influence coloniale et missionnaire, il devait
d'ailleurs à cette occasion donner des preuves de capacités analogues à celles
de ce bel animal à un groupe de "vestales". Tout cela est très
"bétailler"… mais l'umuganuro, point culminant de l'année marque le
début , non d'un cycle lié au bétail, mais des semailles du sorgho.
La rencontre des éleveurs et des
agriculteurs mène souvent à la guerre. La géographie permettait ici d'en faire
l'économie: il y a des terres hautes ou en fortes pentes où l'agriculture ne
donne pas grand-chose, alors qu'elles font par contre d'excellents pâturages,
et l'eau est suffisamment abondante pour qu'on ne s'entre-tue pas aux
abreuvoirs, comme cela peut arriver dans des zones plus arides. La cohabitation
était donc possible. Il arrive qu'on n'aille pas plus loin et que les
agriculteurs se bornent à regarder, de temps en temps, les nomades qui passent
avec leurs troupeaux comme nous regardons parfois passer les Gitans. Il est
arrivé aussi que les éleveurs tombent sous la dépendance des sédentaires et
deviennent en quelque sorte leurs "vachers attitrés". Dans la région
des Grands Lacs, la vache finit par bénéficier d'un tel prestige social que les
éleveurs acquirent une position dominante et ceci, selon toute apparence, par
la persuasion et la diplomatie au moins autant que par la force. Un certain
usage de la violence ne doit pas être exclu, mais les traditions, même
fragmentaires et fortement entachées de merveilleux quand elles narrent les
origines, ne comportent rien qui donne à penser à une grande guerre de
conquête. Le prestige lié à la possession de la vache semble avoir été le fait déterminant. La vie
matérielle est assurée avant tout par l'agriculture: sorgho, haricot, bananes, légumes. Mais ces produits sont
réputés (avec, à l'époque le consensus de tous, cultivateurs inclus) avoir une
valeur infiniment inférieure à l'inestimable bovidé.
Il est très difficile d'avoir une
idée sur l'aspect "ethnique" de ce qui remonte un peu loin dans le
passé. Les NOMS ne sont en effet pas significatifs quant à savoir si une
personne est tutsi, hutu ou twa. On peut certes savoir ce que sont censés être
les descendants actuels des personnages historiques, car les lignages sont
connus. Mais, si le descendant actuel d'un héros ou d'un grand ministre
d'autrefois est aujourd'hui considéré comme "noble", est-ce parce que
son lignage l'a toujours été ? Ou parce
qu'il y a eu ce grand personnage ?
Des liens d'allégeance se tissaient
entre un homme riche et puissant et des hommes pauvres en quête de moyens de
subsistance et de protection. Il n'est nullement obligatoire que le premier
soit Tutsi et les seconds Hutu. L'inverse était même possible. Et l'on ne se
faisait pas faute d'avoir une "clientèle" parmi les "parents
pauvres" de sa propre "ethnie". Deux faits sont indéniables,
mais ils le sont tous les deux alors qu'on oublie fréquemment soit l'un soit
l'autre selon que l'on veut se poser en chantre du bon vieux temps ou en
défenseur de l'émancipation démocratique:
– D'une part, les "patrons" les plus riches se recrutaient parmi les
princes du sang et un certain nombre de "grandes familles" Tutsi,
cependant que les gens qui occupaient le bas de l'échelle, c'est à dire ceux
qui étaient clients d'un autre sans possibilité d'avoir eux-mêmes des
"clients" faute de biens à leur "donner" étaient presque
uniformément Hutu.
– Mais d'autre part il est non moins exact qu'au milieu de l'échelle sociale,
il y avait une imbrication étroite, et qu'il n'était pas exceptionnel,
semble-t-il, qu'à l'intérieur de cette "classe moyenne", un Hutu
occupe une position plus intéressante qu'un Tutsi. Il y a cependant certains
signes que cette situation complexe était peut-être perçue de façon simpliste,
dans le sens d'une infériorité sociale généralisée des Hutu. Il existe en effet
un verbe "kwihutura" qu'on pourrait traduire par "se
dé-hutuiser", pour parler de quelqu'un qui affecte les manières des Tutsi,
voire qui essaye de se faire passer pour tel, un peu comme un Monsieur Dupont qui
s'aviserait de s'appeler désormais Monsieur du Pont. Sous lAncien Régime, en
France, on parlait encore moins élégamment de « se décrasser » pour
parler dun roturier anobli.
Bilan
Dans la pratique quotidienne,
l'appartenance ethnique est purement patrilinéaire. Cela mène à des absurdités
généalogiques, puisqu'on considèrera comme Tutsi ou Hutu à part entière des
gens qui objectivement ne le sont qu'à 1/4, 1/8, voire moins. Le terme
"ethnie", dautre part, est l'un des plus vagues dont dispose le
vocabulaire anthropologique. Le choix du mot vague étant fait, il fallut
évidemment préciser, et ce ne fut pas sans entraîner quelques divergences. A
des moments ou chez des auteurs différents, ces groupes ont été:
des races:
dans le "mythe Hamite: les
Tutsi ne sont "pas vraiment des Noirs". On les rattache même à la
race blanche. Du fait de la nécessité, pour justifier la colonisation, de
disposer d'une typologie soulignant l'infériorité des Noirs, ceux-ci s'étaient
vus gratifiés d'une typologie où l'on insistait moins sur la pigmentation que
sur des critères physiques plus "fouillés", comme la brachycéphalie,
le prognathisme ou la taille. En résumé: aspect fruste et capacité crânienne de
demeurés. Les caractères qui, comme une taille élevée, la dolichocéphalie et
l'orthognathisme, se rencontrent plus fréquemment chez les Blancs, en
particulier nordiques, étaient évidemment choisis comme "meilleurs".
Or, ils semblent statistiquement plus fréquents chez les Tutsi que chez les
Hutu. On se trouve bientôt devant le même gag qu'avec l'aspect du bon Aryen
chez les Nazis: blond comme Hitler, grand comme Goebbels et mince comme
Goering! On peut trouver une profusion de contre-exemple où des faits et
comportement ethniquement très typés ont été précisément le fait de personnes
qui avaient tout sauf le physique de l'emploi.
Avec le discrédit que la Seconde
Guerre Mondiale fit peser sur le racisme entendu à la façon des nazis, cette
façon de distinguer les ethnies a prudemment disparu au-delà des années 30.
Au-delà des théories, il faut pourtant en retenir un fait: il ya bel et bien
entre les ethnies des différences physiques, statistiquement significatives.
Celles-ci ne seront cependant jamais suffisantes à elles seules pour tout
expliquer. Ce qui a influencé la vie des Rwandais et des Burundais, ce ne sont
pas des différences physiques même si elles ont existé, mais bien une
construction juridique qui s'est greffée sur ces différence. L'appartenance
ethnique est en effet régie par le droit: elle se transmet par hérédité
patrilinéaire, à l'exclusion de toute autre considération.
une pure invention coloniale:
C'est une thèse politique, et même
polémique. Lorsqu'en 1959 la Tutelle belge autorisa les partis politiques, en
vue d'élections locales imminentes, des meetings très intolérants furent organisés
par les principaux partis rwandais. L'UNAR, un parti à forte composante Tutsi
et proche du mwami, se considérait, à en juger par ce qu'il dit dans les
polémiques, comme le seul dépositaire du patriotisme, accusant tous ses
adversaires d'être manipulés par les Belges. D'après Harroy, l'UNAR, dès le
"clamait avec violence :
l'administration a créé de toutes pièces le problème hutu-tutsi par
machiavélisme, le Rwanda gémit sous le joug colonialiste (sic), quelques
traitres rwandais servent de laquais aux auteurs de cette 'ingérence étrangère'
dans la vie du pays" (HARROY, "Rwanda"… p. 289, 290). Au-delà
de l'exagération polémique, il reste le fait que la colonisation a manipulé et
envenimé les rapports inter-ethniques.
des peuples différents:
C'est une autre position politique
et polémique, Si l'UNAR n'usait pas d'arguments légers, on n'y allait pas non
plus avec le dos de la cuiller dans les partis à dominante Hutu comme le
Parmehutu et l'Aprosoma. Celui-ci organisa le
de l'esclavagisme tutsi au Rwanda".
En se basant sur des faits, comme
l'existence et la subsistance de principautés hutu jusqu'à l'aube de la
colonisation, on considère le pouvoir Tutsi comme une "occupation
étrangère". Certaines personnes travaillent à deux vitesses. Ferdinand
NAHIMANA, en tant qu'ethno-historien et l'une des vedettes de la "jeune
école historique rwandaise" parle d'"impérialisme nyiginya",
rendant à César ce qui est à César et aux bami la responsabilité de l'expansion
du Rwanda "central"; en tant que propagandiste politique extrémiste,
il invite à massacrer les Tutsi comme des rats malfaisants.
Il reste que, sous peine d'être en
discordance avec les faits, une théorie explicative quelconque devra tenir
compte du fait avéré de cette subsistance d'organisations hutu, et du fait que
l'autorité, des mwami d'une part, des Tutsi d'autre part, n'était pas uniforme
sur toute l'étendue des territoires.
des groupes socio-économiques
stratifiés:
l'ethnologie missionnaire des années
30, p. ex. le P. Pagès, si elle n'a pas toujours échappé aux spéculations sur
la longueur du tibia ou l'angle facial, a tourné surtout son attention vers le
fait que les ethnies correspondaient à la fois à des couches sociales, à des
modes de vie et d'éducation différents, soit:
"cueillette = Twa < agriculture = Hutu < élevage = Tutsi". Il
serait "naturel" qu'un mode de vie plus riche, aisé et prestigieux
l'emporte socialement sur un groupe au mode de vie plus pauvre, rude et
modeste. L'avantage est qu'ici on échappe à l'innéité génétique: l'éducation et
le mode de vie sont des acquis, la psychologie même évolue au gré de diverses
influences.
des classes:
Certains intellectuels africains
progressistes, partant du principe que la lutte des classes est le moteur de
l'histoire, ont fait ce qu'on pourrait appeler du marxisme lourd. Posant en
principe qu'il y a d'office et partout affrontement entre le capital et le
prolétariat (ce qui a un fond de vérité, si lin on considère, par exemple, le
rôle économique et féodal de la vache) ils traitent l'ensemble des rapports
ethniques en discours justificateur relevant de la superstructure correspondant
à chaque état des rapports de classe. Supériorité des Tutsi détenteurs du
capital-bétail avant la colonie. Supériorité raciale, du Blanc d'abord, de ses
auxiliaires Tutsi ensuite, sous la colonie. Supériorité de la bourgeoisie
enfin: au Burundi celle-ci, qui est Tutsi, tend à la fois à nier le problème et
à reprendre le discours pré-colonial en le transformant en louange du passé
national; au Rwanda, où elle est Hutu elle tend à faire passer son avènement
pour celui de l'égalité et des droits de l'homme.
Que de telles élaborations sur base
de la question ethniques fassent bel et bien partie de ladite superstructure
saute aux yeux. Malheureusement, ce fait n'explique pas pourquoi, au Rwanda et
au Burundi et là seulement, il FAUT intégrer de tels éléments dans la
superstructure idéologique, si on veut que le bon peuple l'avale!
des spécialisations
professionnelles:
C'est le cheval de bataille de
l'école "franco-burundaise". C'est donc aussi une thèse dont la
politique n'est pas absente, même si elle s'exprime avec le savoir-faire
d'historiens professionnels. C'est une sorte de croisement entre les groupes
socio-économiques de l'ethnologie missionnaire et l'affirmation des politiques
Tutsi suivant lesquels les Belges avaient monté le conflit ethnique de toute
pièce. En fait, en cherchant à atteindre au moyen de travaux historiques (la
démonstration qu'autrefois il y avait des rapports harmonieux, mutuellement profitables,
entre des gens aux modes de vie différents) un but politique (désamorcer les
tensions ethniques)
En outre, l'hypothèse des
spécialisations professionnelles revient, pour être logique, à postuler qu'il
n'y a pas différence au départ, mais différenciation à partir d'un groupe
homogène. La haute taille, par exemple, serait le résultat de siècles
d'alimentation plus riche en protéines et en calcium chez les éleveurs. Cela ne
"colle" pas avec un certain nombre de faits physiques, comme la
fréquence des groupes sanguins ou des angles faciaux.
Qu'en reste-t-il en fin de compte?
1º Il y a eu au départ
des groupes différents.
On ne peut pas expliquer, sans cela, des
répartitions différentes de caractères sanguins tels que les groupes ou la
fréquence de la drépanocytose. L'hypothèse qui "colle" le mieux avec
la situation existante est bien celle de l'arrivée successive de groupes
différents. Mais aucun d'entre eux n'est arrivé la semaine passée: même les
Hima[9]
doivent être dans la région depuis plus de 500 ans. Les ethnies ont donc au
minimum un demi millénaire de vie commune derrière elles. En outre, affirmer
que le premier, ou le dernier arrivant a ou n'a pas tel droit est une décision
juridique, pas un fait anthropologique.
2º dans les faits, ces
groupes se sont mélangés.
Sachant que ces gens ont cohabité pendant
plusieurs siècles, que leur société connaissait d'importantes différences de
fortune et de puissance, que ces différences ont toujours donné lieu partout
dans le monde à des abus envers les femmes et que, de l'aveu même des
linguistes missionnaires, le kirundi/kinyarwanda dispose d'un vocabulaire
sexuel abondant qui ne peut émaner que de gens fort intéressés par "la
chose", qui aurait encore l'idée d'aller chercher au Rwanda des types
raciaux "purs"?
3º les différences de
mode vie ont été importantes.
Les comparaisons avec les autres sociétés
bantoues, entre autres celles portant sur le vocabulaire institutionnel,
mettent en évidence que les pays des Grands Lacs ont élaboré une synthèse
originale sur leur longue histoire propre, mais qu'ils l'ont fait à partir
d'éléments puisés dans le pot commun. On n'a donc pas affaire à des
institutions étrangères plaquées sur une population majoritaire occupée par la
force. Même les liens "féodaux" doivent avoir une origine bantoue, et
le rôle du bétail, comme bien de prestige, est répandu sur une aire infiniment
plus vaste que celle des Grands Lacs. Les populations pastorales ont joui de
deux avantages: ils disposent en quantité considérables de ce bien de prestige,
et le mode de vie pastoral laisse infiniment plus de mobilité, de loisir pour
l'éducation, l'entraînement militaire et les intrigues politiques, que le mode
de vie agricole.
4º Pour la Tradition,
l'inégalité n'est pas un problème.
TOUTES les sociétés africaines ont hérité de
leur passé des problèmes d'inégalités. La société traditionnelle avait le sens
du bien commun, et c'est ce qui lui confère un certain intérêt, lui donne un
attrait en tant que référence politique. Mais cette poursuite du bien commun se
faisait dans des sociétés inégalitaires. C'est du moins nous qui les qualifions
ainsi. A l'époque, les inégalités étaient sans doute perçues comme des
différences plutôt que comme des injustices. Et l'on pourrait d'ailleurs se
demander si les différences ne sont pas devenues des inégalités quand le
colonisateur s'en est emparé pour les faire servir à ses fins propres… Quoi
qu'il en soit, ces inégalités et ces différences sont aujourd'hui perçues, par
les Africains eux-mêmes, comme intolérables. L'idée d'égalité est cependant une
idée importée. Ce fait incontestable n'en fait pas une mauvaise idée. Les
Africains ont autant que les autres le droit d'être parfois séduits par des
idées venues d'ailleurs. Les problèmes surgissent lorsqu'on veut faire de cette
(excellente) idée contemporaine un critère de jugement pour les sociétés du
passé. Celles-ci n'avaient pas le même mode de raisonnement que les gens
d'aujourd'hui, fussent-ils Africains. Reprocher aux sociétés du passé d'avoir
poursuivi l'intérêt général sans établir l'égalité entre les hommes particuliers
a autant de sens que la question suivante: Pourquoi Christophe Colomb, pour
aller en Amérique, n'a-t-il pas pris l'avion comme tout le monde?
5º La situation
n'était pas uniforme.
Aucun état africain n'a jamais fonctionné
suivant le schéma européen de l'application uniforme de la souveraineté
nationale à l'ensemble d'un territoire, avec des frontières coupées au couteau
le séparant de l'état voisin. La situation était plutôt celle des ronds dans
l'eau: l'influence allait faiblissant à mesure qu'on s'éloignait d'un
"noyau dur" relevant directement du souverain: territoires
administrés par des fonctionnaires nommés, territoires administrés par des
dignitaires les possédant en propre mais reconnaissant l'autorité centrale,
territoires seulement tributaires. Le payement même d'un tribut prête au doute;
souvent le pouvoir central l'interprète comme signifiant la sujétion, alors que
le pouvoir local y voit une sorte de rançon pour avoir la paix! Les cercles
concentriques allaient de plus s'élargissant ou se rétrécissant selon que le
pouvoir était fort quand le Roi était solidement établi dans ses fonctions, ou
faible pendant les régences, les disputes successorales, les débuts de règne
d'un roi-enfant ou au crépuscule d'un souverain vieillissant…ce qui revient à
dire que la situation changeait du tout au tout au moins tous les 30 ans.
6º Elle n'était pas
non plus unidimensionnelle.
La hiérarchie qu'on se propose toujours
d'interpréter est invariablement celle qui concerne le pouvoir
politico-militaire et la fortune, exprimée en vaches. On s'est peu soucié
d'autres dimensions, telles que l'exercice du pouvoir judiciaire et lignager,
ou de fonctions administratives, les fonctions religieuses (des deux
hiérarchies), ou artistiques… Si on l'avait fait, les réponses aux questions
auraient sans doute gagné en complexité et en nuances.
7º Il y a eu une
attitude "impérialiste"
de la part des royaumes du Rwanda et du
Burundi. C'est incontestable. Personne ne nie que leur territoire s'est
agrandi, et qu'ils l'ont fait en "grignotant" leurs voisins. Etait-ce
évitable, compte tenu de leur forte densité démographique?
8º L'interférence
coloniale a joué un rôle important.
Il faut remarquer qu'on fait ici un saut
qualitatif: il ne s'agit plus de décrire la situation passée, mais bien de
comprendre des problèmes présents. Il ressort clairement des faits que c'est la
colonisation qui a poussé les privilèges des Tutsi jusqu'à la caricature.
Interprétation.
Tout cela est fort complexe et pose
de multiples questions. Ce nest pas uniquement un désavantage. Car sil est
possible dimaginer, à travers cette
broussaille de faits contradictoire, une hypothèse qui les explique et les
concilie tous, on aura tant de chances davoir trouvé la bonne que cela
équivaudra pratiquement à une certitude. Et il y a toute apparence que lon
peut y arriver par une démarche qui se
situe dans la droite ligne de la tendance contemporaine à considérer les
« ethnies » moins comme des groupes génétiques que comme des
catégories sociales.
On est obligé dadmettre au départ
deux peuples différents. Peut-être plus, car rien ne dit que tous les
« envahisseurs » venaient du même endroit ou par la même route. Cest
nécessaire du fait de la présence de différences somatiques, notamment la
proportion différente de drépanocytiques. En labsence du moindre souvenir
daffrontements violents lors dune guerre de conquête, il ny a aucune raison
de ne pas accepter le fait que larrivée des nouveaux venus ait été pacifique
et quils se soient imposés par leur richesse en bétail et par des alliances
plutôt que par la force. Un indice non négligeable en est le fait que les deux
seuls mots « exotiques » entrés dans la langue soient, précisément,
« vache » et « femme ». Cela force aussi à émettre
lhypothèse que, dés le départ, mariages mixtes et métissages se sont produits
avec une certaine fréquence.
Puisque lon a affaire à des groupes
dont la cohabitation dure depuis au
moins cinq siècle, depuis un millénaire au plus, dans un contexte où le mariage
mixte est possible et où, après les vaches, le nombre des épouses et de la progéniture
est désirable comme signe de prospérité, il est difficile davoir des doutes
quand au caractère « mixte » de presque toute la population.
Cette hypothèse semble
contradictoire avec la prétention de multiples familles dêtre des Tutsi ou des
Hutu « purs », que ce soit dailleurs, autrefois, pour affirmer leur
« noblesse », ou au contraire, aujourdhui, pour proclamer
lappartenance dun ennemi à la « race maudite ». Mais il sagit là dun phénomène universel,
que les Espagnols illustrent dun proverbe : « Le mulet parle souvent
de sa mère, mais jamais de son papa ». Les familles nobles qui « nen
finissaient pas de descendre » dillustres ancêtres mettaient en exergue
les aïeux qui sétaient illustrés aux croisades ou les mariages avec des files
de sang royal, et passaient sous silence les hobereaux pillards ou les filles
de fermiers généraux. La prétention à la pureté des origines peut fort bien
aller de pair avec un très large métissage de fait. Il est même plutôt de
nature à le faire supposer puisque le « pur » se met en avant comme
étant une exception !
On peut certes distinguer dans les
faits historiques connus un certain projet que lon pourrait appeler « expansionniste »,
« impérialiste » ou « dominateur ». Mais il paraît
attribuable bien plus à la géographie (pays surpeuplé aux maigres ressources,
où la guerre est utile pour éliminer un surplus de population dont les famines
et les épidémies ne viennent pas toujours à bout) et à la famille des
Abanyiginya quà une « ethnie ». (Et nous ne savons du reste pas
quels étaient les projets de ceux qui ont été vaincus. Leurs intentions nétaient
pas forcément plus sympathiques).
Les choses en étaient là lorsquarrivent
les colonisateurs. Ceux-ci ont en tête une grille de lecture élaborée pour la
lecture de lhistoire européenne. Ils ont dautre part un projet pour ladministration
de leurs colonies : ladministration indirecte. Il leur plaît donc de
découvrir sur place une « aristocratie » basée sur une supériorité
raciale, et une royauté absolue et centralisée, qui se prête à leur projet
administratif. Les Allemands accomplirent à la mitrailleuse les projets dunification
des Nyiginya, et luniformisation du rôle des « ethnies », à lintérieur
de frontières fixées par la colonisation, qui navaient rien à voir avec
quelque événement africain que ce soit.
La colonisation allemande était
intéressée et cynique. La colonisation belge, qui lui succéda, était tout aussi
intéressée, mais se drapait dans lidéalisme romantique. Les Belges respectèrent
donc (la SDN leur en faisait dailleurs une obligation) des institutions dites « indigènes »
qui ne dataient que de leurs prédécesseurs. Ils découvrirent ainsi,
émerveillés, un « Rwanda éternel » qui nest que celui des années 30.
Ils aggravèrent en outre les inégalités en privilégiant les Tutsi dans les
institutions coloniales « modernes » quils mirent en place, et en
particulier au niveau de laccès à linstruction (chose toujours grave parce quil
faut des années pour la corriger).
Lexistence
des ethnies hutu et tutsi au Rwanda et au Burundi relève, à partir de là, dun étrange faisceau dévidences. Voici des «
ethnies » qui ne se distinguent ni par la langue, ni par la culture, ni par
lhistoire, ni par lespace géographique occupé. Certes lévolution sociale et
politique contemporaine des peuples rwandais et burundais a donné une réalité
souvent tragique à ce clivage. Mais, avant même les événements de 1959-1963, et
surtout de 1994 au Rwanda et ceux de 1972-1973 au Burundi, lévidence de
lopposition dite ethnique sest imposée aux observateurs sur un double
registre celui des formules stéréotypées, reprises de façon obsédante dans les
reportages ou les prospectus touristiques comme dans les rapports dexperts et
les recensions académiques, et celui dune imagerie faussement naïves. «Seigneurs
tutsi » et « serviteurs hutu »
sont mis en scène avec les postures et lhabillement qui conviennent pour les
uns et les autres Au moment où
lon commence à parler des problèmes posés une « question ethnique » au Rwanda, le mot « Tutsi »
désignait en fait une classe sociale privilégiée, et non plus un groupe
ethnique, même cela avait été le cas quelques siècles auparavant.
Conséquences
Une
classe sociale nest pas un fait génétique, inscrite dans la chair de la
personne. Elle se perd avec le contexte social dont elle fait partie. Un Tutsi
congolais est une appellation aussi aberrante que de parler dun « sherpa
hollandais ». Cette appellation, même si elle été « ethnique »
il y a 500 ans, na plus à lheure actuelle de sens en dehors du Rwanda et du
Burundi. Il y a certes des Congolais de langue et de culture rwandaises mais il
serait hautement souhaitable quils cessassent de se désigner par des vocables[10]
empruntés à un contexte qui nexiste plus lorsquon a passé la frontière !
Corollairement, Nkunda devient ainsi
le défenseur dune population qui nexiste pas !
Dautre part, si lon se base sur la définition adoptée
par lONU en 1948 du crime de génocide, à savoir
« Dans la présente
Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après commis
dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe ;
b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant
entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »[11]
on ne peut que constater que les classes sociales ny figurent pas ! Et il
faut remarquer que cette restriction est voulue. Une précédente
définition du génocide, décidée lors de la première assemblée générale de l'ONU
le
intégrait la destruction d'un groupe politique (ce qui correspond fréquemment à
une donnée sociale), à côté des groupes raciaux, religieux et autres. En 1948,
le groupe politique disparait de la définition onusienne : l'URSS et les USA, semble-t-il, se seraient entendues pour faire retirer la référence au politique
en raison de ce qu'elles pouvaient se reprocher quant à divers épisodes de leur
histoire.
Il serait assez indifférent que lon usât ainsi dun
abus de langage à propos des meurtres de masse de 1994 : ce serait un peu
comme traiter dassassin un automobiliste imprudent qui nest coupable que dhomicide
involontaire. Malheureusement, cette qualification erronée est devenue partie
intégrante du fonds de commerce du régime Kagame, et cest même le cheval de
bataille de sa propagande.
[1] De Boeck, Guy : "Dis, Bwana… Tu n'aurais pas vu mon ethnie
?" L'ingénierie ethnique :
Libres propos sur une arme idéologique, Bruxelles, Contradictions, 2002, n°1
[2] Bien que le « Mouvement
Géographique » ait fait de la propagande coloniale, cétait une
publication sérieuse et de haut niveau. Son directeur, A.-J. Wauters, était un
homme de science et de talent, qui naurait pas publié nimporte quoi. Il ne
faut donc pas sous-estimer leffort demandé à nos vaillants
sous-officiers !
[3] Le livre-culte de
lethnologie culturaliste « Coming
of Age in Samoa » de Margaret Mead qui a été écrit dans un poste
militaire américain, où se sont passés tous les entretiens entre Mead et les
jeunes filles dont les interviews forment la matière de louvrage, ne passerait
plus, aujourdhui, la rampe des écrits scientifiques. Il y avait une
identification beaucoup trop forte entre lethnologue et lautorité !
[4] Chalux (de son vrai nom le marquis Roger De Chateleux), journaliste à la
« Nation Belge » publia en 1925 un livre "Un an au Congo belge", reprenant une série de reportages parus
en 1923 et 1924. Ce voyage était tout à fait
officiel -"
Nation Belge
journal patriotique et bien-pensant – et disposait des appuis officiels les
plus puissants: le journaliste a pu rencontrer les plus hautes personnalités de
la colonie, a disposé – quand de tels moyens existaient- de bateaux ou de wagons privés… Il visita le
Ruanda-Urundi au début de 1924 (pages 445 ・522), juste avant que
définitive.
[5] Claudine VIDAL, "Situations ethniques au
Rwanda" 167-
AMSELLE, Jean-Loup & ELIKIA M'BOKOLO, ed. "Au coeur de l'ethnie.
Ethnies, tribalisme et état en Afrique" Paris,
Textes à l'appui, 1985. ,en particulier pages 180 – 181.
[6] voir par exemple son intervention au Colloque
de Bujumbura, « La Civilisation
Ancienne des Peuples des Grands Lacs », Paris, Karthalla, 1981 pp.300-304.
Rutalindwa, désigné par Kigeri IV qui devait régner sous le nom de Mibambwe V,
fut assassiné à Rucuncu.
[7] Mais la vache devait être connue avant leur
arrivée. Elle est universellement répandue tout autour du Rwanda et du Burundi.
Pour que les Tutsi aient trouvé de Hutu sans vaches, il faudrait quils aient
élevé autour des deux « royaumes jumeaux » des clôtures de barbelés
pour interdire aux bovins dy entrer !
[8] Au Burundi le
pouvoir semble avoir été plus uniforme, mais moins absolu. Il s'exerce à peu
près de la même façon sur tout le territoire, du moins pour les parties qui ne
sont pas en révolte, et il semble y en avoir toujours l'une ou l'autre, mais il
s'exerce moins directement, le mwami étant entouré non pas comme au Rwanda par
le seul clan de ses proches parents, mais par une "Haute Noblesse",
les Baganwa qui seraient assez puissants pour le contrecarrer, s'ils n'étaient
pas divisés entre eux par de solides haines de famille.
[9] Catégorie de Tutsi qui seraient les plus
récemment arrivés. On ne saccorde pas sur le nombre et les dates des
« vagues » darrivée des nilotiques. EN prenant la fourchette la plus généreuse, elles se seraient étalées
entre 1000 et 1500 de notre ère.
[10] On comprend quils
désirent ne pas recourir à une périphrase du genre de « je suis un
congolais dexpression rwandaise », et mieux vaudrait oublier le « Banyamulenge »
qui a fait une triste carrière. Mais pourquoi ne pas utiliser « Banyabwisha »
qui renvoie précisément à une terre habitée par des rwandophones mais qui na
jamais fait partie du Rwanda ?
[11] Article 2 de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, adoptée par l'assemblée générale des
Nations unies, le 9 décembre 1948, Cette définition a été reprise
dans l'article 6[ du Statut de Rome le 17 juillet 1998,
l'acte fondateur de la Cour pénale internationale.