Goma 1993, par Stanislas Bucyalimwe Mararo*

 

Le conflit armé qui a repris dans le nord Kivu en octobre
2008 se cristallise autour de la ville de Goma, la capitale provinciale ;
en fait, depuis 1987, la province du Kivu a été scindée en 3 entités : le
Nord Kivu, le Sud Kivu, et le Maniema. Mais depuis la fin du parti unique au
Zaïre (actuelle RDC) en 1990 et les travaux de la conférence nationale
souveraine (1991-1993), Goma est devenue le centre des luttes que se livrent
les hommes politiques, les communautés et les groupes armés (milices
d’autodéfense et rébellions tutsi). Pour comprendre les enjeux de la nouvelle
flambée de violence qui déchire la région, il est primordial de revenir en
arrière, en 1993, année charnière où a commencé le drame rwandais.

 

 

SITUATION GENERALE A LA
VEILLE DE MARS 1993

 

Goma, l’arène des luttes sans merci

La ville de Goma est considérée ici comme le siège du
gouvernement provincial acquis depuis 1987 et le centre de polarisation de
l’espace au nord du lac Kivu. Réputée longtemps ville-miroir à cause de sa
prospérité et de son aspect touristique, Goma est aujourd’hui une ville
fantôme.

Luttes
politiques

La
principale retombée du retour au multipartisme (1990-1991) fut l’abandon d’une
politique, vieille de 25 ans (1966-1991), qui consistait à faire diriger la
province par les non-originaires et, subsidiairement, la remise de sa gestion
entre les mains des originaires (géopolitique). Ce changement de cap n’alla pas
sans difficultés à Goma. A la base, se trouvaient Mobutu qui ne voulait pas
céder d’un iota dans son emprise sur les communautés locales et les dignitaires
d’autres provinces qui avaient du mal à mettre fin à leur affairisme habituel.
Mobutu dut confier la province à ses hommes sûrs ; Enoch Nyamwisi Muvingi
(popularisé sous le nom de «l’enfant terrible de la perestroika au Zaïre» ou «Monsieur débat») semblait émerger du lot. Celui-ci en
profita pour renforcer la base de son parti, la DCF/Nyamwisi (mouvance
présidentielle), en désignant en 1991 un proche, Jean-Pierre Kalumbo Mbogho,
comme gouverneur et les membres de son parti à la tête de la plupart des zones
et des divisions régionales (services provinciaux). Le jeu de Mobutu favorisait
apparemment Nyamwisi dans le nouveau contexte politique national à Kinshasa et
provincial à Goma. Il devenait d’un coup le maître de jeu dans les affaires
politiques locales, du moins dans une certaine mesure. L’ordre MPR-DCF/Nyamwisi
prévalut, pour un temps, à Goma. Ce qui fit de lui la bête noire de ses rivaux
du Nord-Kivu et autres dignitaires mobutistes. Son assassinat en janvier 1993
dans son fief de Butembo et justement à quelques semaines des massacres de
Ntoto (Walikale) mettait hors-jeu un des acteurs clés de la politique
provinciale.

Quant aux
dirigeants de la province qui cédaient leurs postes, ils manoeuvraient, à
travers les réseaux qu’ils avaient réussi à mettre en place, pour pouvoir
continuer à tirer profit du chaos qui commençait à se mettre en place et à se
faire servir; le pillage de Goma e de Butembo en 1991 (les deux grandes villes
de la province) par les militaires de Mobutu, les extorsions des populations
locales (en premier lieu celles de Masisi et de Bwito qui étaient quasi
institutionnalisées), le trafic illégal des produits miniers (or, diamant,
colombo-tantalite) et agricoles (café), le braconnage et la vente des pointes
d’ivoire, la dégradation de l’emprise du MPR et l’effritement progressif du
pouvoir des autorités coutumières qui lui avaient servi longtemps de relais
local, sont des éléments qui facilitaient ces manoeuvres. Tout concourait à
montrer que les mobutistes et anti-mobutistes, originaires et non-originaires,
pro et anti- Nyamwisi se bousculaient et transformaient ainsi la lutte
politique pour la démocratie à Goma en une cacophonie indescriptible.

Tout au
long des travaux de la CNS (juillet 1991-décembre 1992), le leadership
politique, coutumier et religieux ainsi que celui du monde associatif ont
focalisé toute l’attention sur Kinshasa. La question de nationalité fut
manipulée à grande échelle au moment où chaque groupe ethnique mettait tout en
branle pour avoir, à défaut d’en obtenir le monopole, le contrôle d’un grand
espace politique, économique et social. Dans ce nouveau contexte, le «facteur
Hutu majoritaire
» revint à la surface et, ce qu’on ne dit pas
souvent, émergea comme un enjeu politique majeur qui scella la coalition
d’autres groupes ethniques (Hunde, Nyanga, Tembo, Tutsi et Nande). La raison
profonde d’une telle coalition est l’organisation politique croissante des Hutu
qui constituait une sérieuse menace pour leur pouvoir dans le cadre des
élections démocratiques envisagées par la CNS. Cet éveil politique, symbolisé
ou animé par la MAGRIVI, inquiétait surtout les minorités hunde, nyanga, tembo
et tutsi dont le conseiller de la République (député), Eugène Muhima Amri,
réclamait un front commun anti-Hutu en mai 1993. L’appel pour la constitution
de ce front trouvait une justification supplémentaire dans une phrase qui est
interprétée différemment selon les deux camps: «Le Hutu est un et
indivisible
». Celle-ci serait un slogan qui est à la base de ce que
Muhima appelait «le panhutisme» et qu’il présentait comme la
source de la déstabilisation de l’ordre politique régional.

Dans
cette lutte politique, les Nande et les Hunde ont tout fait  pour
s’imposer en nombre à la CNS et  peser autant dans les débats en
commissions que dans les opérations de vote. En plus, toute l'élite
intellectuelle et les grandes figures de l'administration coutumière hunde
s’étaient repliées sur Kinshasa en laissant derrière eux des hommes sans poigne;
on assista, pendant les deux années de leur absence, à l'installation d'un
vacuum politique local que les mutualités ethniques et les ONGD locales ont
rempli quasi spontanément. Cependant, ce sont les organisations bénéficiant de
l’appui politique à Kinshasa et à Goma et du financement extérieur (ONGD et
associations chapeautées par les Eglises notamment) qui avaient plus de moyens
d’action et exerçaient certainement plus d’influence sur le terrain que celles
qui n’en étaient pas dotées. Localement et nationalement, les dualités
Hutu-Tutsi, «Banyarwanda» et non- «Banyarwanda», Nande-Hutu
Banyabwisha, Nande­Hunde, Hunde-Hutu se sont amplifiées. Les Nande utilisaient
leur forte position dans les institutions de la transition à Kinshasa et dans
la province pour fragiliser leurs premiers rivaux, notamment les Hutu
Banyabwisha. Selon Patient Kanyamachumbi et Félicien Nzitatira, ils tiraient
subtilement les ficelles des événements qui se déroulaient en dehors de leurs
territoires en utilisant la position dominante de la DCF/Nyamwisi qui défendait
les intérêts des Nande et en mettant en balance le poids financier et politique
de Butembo.

Luttes
économiques

La
province du Nord-Kivu fut créée en 1987 dans un contexte particulier: le choix
du Kivu par les dirigeants du Parti-Etat (le MPR) comme la province test pour
une nouvelle politique de la décentralisation. Cette décision fut mal
accueillie dans certains milieux de Bukavu qui ne voulaient pas perdre une des
régions les plus riches et principales génératrices de revenus. Faute d'avoir
fait obstruction à ce recouvrement de l'autonomie du Nord-Kivu, beaucoup de
gens du Sud-Kivu qui étaient dans les services provinciaux en 1987, notamment
les divisions régionales des titres fonciers, du développement rural, de la justice
et l’OFIDA, se sont repliés sur Goma qui passait pour une ville plus juteuse
que Bukavu. Leur présence à la tête de certains services provinciaux du
Nord-Kivu à Goma devint, au fil des années, une source de conflit entre ces
derniers et les originaires, surtout depuis l'émergence du phénomène de la «géopolitique» en 1991 et l’arrivée des sud­-kivutiens au premier plan dans le monde
associatif (Joseph Mudumbi de GRACE et LDGL, Basheka Ntashushwa Denis de GRACE,
Madame Cirume Munande de OXFAM, Marie-Immaculée Birhaheka du PAIF…). En plus,
cette nouvelle province fut secouée par une série de convulsions socio­politiques:
les effets des activités du FPR au Kivu depuis 1987/1988, les incidents qui ont
émaillé le recensement de la population en 1991, les violences politiques qui
ont caractérisé les deux années des travaux de la Conférence nationale
souveraine (1991-1992), et la traque des membres de la MAGRIVI par l’autorité
coutumière hunde.

Les
retombées économiques de ces secousses politiques furent désastreuses. Goma,
dont les atouts économiques étaient liés en grande partie à la prospérité de
Masisi et de Bwito et au trafic en direction de Kinshasa, d'autres grandes
villes du pays et du Rwanda voisin, semblait perdre sa position centrale au
profit de Butembo (Lubero) qui, en plus de son dynamisme interne (coopération
et coordination entre les Nande), tirait un grand avantage de la relative
stabilité locale, de son ouverture sur Kampala et Kisangani et de la bonne
position prise par les originaires des territoires de Lubero et de Beni dans le
nouveau paysage politique national et dans un contexte où leurs principaux
concurrents, les Tutsi, faisaient face à une opposition virulente à Goma et à
Kinshasa. Cette tendance du déséquilibre Goma-Butembo s'est fortement accentuée
avec le déclenchement et l'expansion de la guerre dite de Masisi en mars- avril
1993. Goma était petit à petit coupée de son hinterland utile et devenue le
théâtre de toutes formes de spéculation et de violences.

Le
Nord-Kivu dans la géopolitique nationale et régionale

Le Nord-Kivu fut pris tôt dans le piège de la géopolitique
nationale et régionale. Il en subissait les coups et contre-coups tout comme il
y influait à ce double niveau par sa dynamique interne de conflictualités et de
stratégies prospectives dans les différents camps antagonistes.

L’effet
CNS et les enjeux de la transition

En 1990,
la RDC (alors Zaïre) était à la croisée des chemins. Le vent du changement qui
soufflait du dehors comme du dedans exigeait des réformes en profondeur, à
défaut d'une véritable révolution. La voie choisie pour opérer ces réformes
était la CNS et non le passage immédiat aux élections ni le recours à la lutte
armée comme on l’a vu dans beaucoup d’autres pays africains, notamment le
Rwanda (lutte armée) et le Burundi (élections). A ces secousses politiques
furent désastreuses. Goma, dont les atouts économiques étaient liés en grande
partie à la prospérité de Masisi et de Bwito et au trafic en direction de
Kinshasa, d'autres grandes villes du pays et du Rwanda voisin, semblait perdre
sa position centrale au profit de Butembo (Lubero) qui, en plus de son
dynamisme interne (coopération et coordination entre les Nande), tirait un
grand avantage de la relative stabilité locale, de son ouverture sur Kampala et
Kisangani et de la bonne position prise par les originaires des territoires de
Lubero et de Beni dans le nouveau paysage politique national et dans un
contexte où leurs principaux concurrents, les Tutsi, faisaient face à une
opposition virulente à Goma et à Kinshasa. Cette tendance du déséquilibre
Goma-Butembo s'est fortement accentuée avec le déclenchement et l'expansion de
la guerre dite de Masisi en mars-avril 1993. Goma était petit à petit coupée de
son hinterland utile et devenue le théâtre de toutes formes de
spéculation et de violences.

Mobutu
qui, depuis quelques années, s’était replié dans son village natal de
Gbadolite, venait de se voir dépouillé de son pouvoir par la CNS; le pouvoir se
retrouvait dans la rue ou entre les mains de groupes d’intérêts qui gravitaient
autour de lui pendant toutes les années de vaches grasses. Ceci est vrai dans
la mesure où la rivalité de deux gouvernements en présence, celui de Tshisekedi
(«gouvernement sous les arbres» comme Nguz aimait
l’appeler) élu par la CNS dans des conditions qui ne faisaient pas l’unanimité
dans la classe politique et la population congolaises, et celui de Birindwa
coopté par Mobutu («gouvernements parallèles») renforçait
le chaos et alimentait les inquiétudes en sens divers, d’autant plus que Mobutu
était affaibli par la maladie. Les groupes majoritaires du Nord-Kivu (Nande et
Hutu), confiants en l’éventualité d’une victoire électorale, faisaient des
élections un enjeu de premier plan. Cependant, les Nande avaient une arme
supplémentaire à opposer à leurs rivaux hutu aux élections: le cachet de «personnes
à nationalité douteuse
» comme cela ressort bien des propos de
Léonard Kambere du PLD auquel nous avons fait allusion ci-dessus. C’est
pourquoi les Nande cherchaient à tout prix à contrôler la commission
provinciale des élections en excluant les Hutu. Tous les autres, surtout les
Hunde et Tutsi, étaient moins enthousiastes, pour ne pas dire opposés aux
élections car ils craignaient de les perdre et, au-delà de la défaite
électorale, de perdre les fortes positions et énormes privilèges obtenus
pendant les 30 années de la dictature à la fois « mobutienne » et
coutumière. Le fait que ce soient les Nyanga et Hunde qui ont déclenché la
gâchette au poste d’état de Ntoto (Walikale) et au chef-lieu de la zone de
Masisi à Masisi ne devrait étonner personne. Tout(e) autre argument ou argutie
avancé(e) pour justifier cet acte n’est, à notre humble avis, qu’un prétexte.

L’effet
FPR et les enjeux régionaux

Il faut
d’abord rappeler qu’en 1990, le FPR envahissait le Rwanda à partir de l’Ouganda
quand le Zaïre qui lui servait d’arrière-base s’embarquait dans le
multipartisme. Un gouvernement provincial légitime et responsable n’arrangeait
pas ses opérations militaires. Un chaos bien contrôlé par les partisans du FPR
s’y prêtait mieux. Et c’est ce qui fut effectivement le cas. A la même période,
les Tutsi créaient un parti politique qu’ils dénommèrent CEREA, Centre de
regroupement et d’échange africains. Il était différent du CEREA de 1958
(Centre de regroupement africain) en ce qu’il était quasi mono-ethnique et
visait, parmi ses objectifs, la création des Etats-Unis de l’Afrique centrale;
les élections n’étaient pas à l’ordre du jour dans l’immédiat. Enfin, faut-il
le souligner et insister là-dessus, empêcher qu’au Kivu et ailleurs dans la
région ne se reproduise le modèle révolutionnaire rwandais de 1959-1962 a été,
depuis 1959, au centre de toutes les stratégies politiques dans certains
milieux tutsi de l’UNAR dont le FPR prit en quelque sorte le relais. Pour ce
groupe, la prise du pouvoir et son maintien par les armes était le seul moyen
prôné. En plus, le CEREA était le seul parti, parmi la centaine de partis
politiques qui ont vu le jour dans le pays au lendemain du 24 avril 1990, à inscrire
son programme dans une dynamique régionale et à un moment où le président
ougandais, Yoweri Kaguta Museveni (alias Nyandwi Ntibahaburwa), ne cachait pas
ses ambitions hégémoniques au Kivu. C’est l’une des raisons pour laquelle il
fut refusé à la CNS comme parti des étrangers. Ses activités furent récupérées
alors par une mutuelle, UMUBANO, qui fut intégrée illégalement dans la
plate-forme de l’Union sacrée de l’opposition radicale (USOR) à Goma avec la
complicité de l’autorité provinciale en 1991. La connexion CEREA-UMUBANO-FPR
est une donnée dont l’impact sur les événements est jusqu’ici occulté alors
qu’il reste le plus fondamental dans les enjeux politiques au Kivu depuis 1990.

Dès 1990,
les membres du parti politique CEREA et de la mutualité UMUBANO étaient donc
engagés sur deux fronts: la compétition politique à Goma et à Kinshasa pour
avoir voix au chapitre dans l’ordre national en construction et le soutien à la
guerre du FPR à partir de ses bases du Zaïre, notamment les fermes/ranchs du
Nord-Kivu. La question de la nationalité et le problème des contingences ont
favorisé le rapprochement entre le groupe Nyarubwa (président ad interim de la
MAGRIVI, membre de la DCF/Nyamwisi et conseiller du Gouverneur Kalumbo) et le
leadership tutsi de Goma (Mgr Faustin Ngabu, Kasuku, Safi, Kagorora, Gasana,
Bugera, Mwanga Chuchu…). Il faudrait le considérer comme le résultat d’une
nouvelle stratégie adoptée par les Tutsi bien conscients de l’incapacité de
leurs vieux alliés de la mutuelle UMOJA à faire passer à l’époque un quelconque
message au sein de la communauté hutu. Ce rapprochement n’apporta pas la
détente entre les deux communautés hutu et tutsi alors qu’il était perçu par
leurs rivaux comme un complot anti-congolais. Dans l’ensemble, la guerre du FPR
restait une épine dans la réconciliation Hutu-Tutsi et une source de frictions
permanentes avec toutes les autres communautés. En plus, elle plaçait ses
partisans et ses sympathisants dans une position qui n'inspirait pas confiance;
ceux-ci se présentaient officiellement comme les protagonistes du combat
politique dans le cadre national et légal quand tout le monde savait qu'ils
étaient engagés activement dans une guerre régionale et considéraient la
victoire du FPR au Rwanda comme la seule clé pour les nouveaux enjeux
politiques au Kivu. Il convient de noter aussi que les Tutsi avaient
pratiquement le monopole du trafic sur le lac Kivu: Bateau Mulamba (de
Barthélémy Bisengimana Rwema) et Bateau Alleluia (de Kamanzi), sans parler du
trafic routier dans l’hinterland qui était dominé par les agents du cartel
ACOGENOKI-UCOOPANOKI-BDDOS et autres transporteurs privés ou individuels. La
circulation des hommes, des idées et des biens (les landcruisers et motos de la
coopération canadienne faisaient la bonne affaire dans ce cadre) ne pouvait pas
passer inaperçue de ces acteurs ; le trafic d’armes et le transport des recrues
du FPR au Rwanda faisaient partie des opérations. Plusieurs armes à destination
du Rwanda ont été saisies à maintes reprises à Goma et Bukavu, puis remises aux
intéressés sur injonction de certaines autorités zaïroises.

DE NTOTO (MARS 1993) A LEMERA
(OCTOBRE 1996). UNE GUERRE AUX MULTIPLES REBONDISSEMENTS

La guerre
de 1993 éclata à Ntoto (Walikale) quand l’administration du Nord-Kivu était
entre les mains de la DCF/Nyamwisi, toute l’armée et la sécurité sous le
contrôle des hommes de Mobutu. Consécutivement à cette guerre et suite à la
visite du Président Mobutu à Goma au début de juillet 1993, l’ordre de la
DCF/Nyamwisi fut démantelé au profit de l’ordre CEREA- UMUBANO dont beaucoup
d’éléments étaient soit membres actifs soit alliés/sympathisants du FPR.
L’avènement de ce nouvel ordre provincial coïncidait avec le début d’une forte
militarisation de la province et d’une forte implication des ONGD et des
Eglises (société civile) dans les événements locaux à travers une campagne
provinciale de pacification, et ce, dans l’ombre des mutualités ethniques.
L’arrivée des réfugiés hutu rwandais en juillet-août 1994 changea la face de la
guerre et précipita le Nord-Kivu en particulier et le Kivu en général au coeur
des enjeux nationaux, géopolitiques et géostratégiques régionaux post-guerre
froide. Les enjeux locaux de la guerre étaient du coup mis en veilleuse ou,
mieux, obscurcis, par les enjeux régionaux. La guerre du NRA/APR/AFDL (1996)
est venue les mettre à l’avant-plan. L’occupation subséquente du Kivu par les
armées Tutsi du Rwanda et de l’Ouganda aura été retardée, pour les uns,
accélérée , pour les autres, par cette crise des réfugiés Hutu. Au lieu de
bénéficier aux Tutsi «Banyamulenge» au nom desquels elle était
déclenchée, cette guerre profite plus aux anciens réfugiés Tutsi dits de 1959
et/ou à leurs fils qui ont un pied au Rwanda et un autre au Kivu.

La
guerre de mars 1993 à juillet 1994

Une
guerre aux logiques multiples

En avril 1996, nous écrivions que trois logiques majeures
s’affrontaient dans la guerre de 1993: la logique du pouvoir qui consistait à
saboter le processus démocratique (la phrase «libérer la démocratie» utilisée
par les évêques du Zaïre était une réaction à cet état de fait), la logique
d’exclusion associée à l’idéologie d’autochtonie dans laquelle l’hégémonie
nande servait de levain et la logique du nombre. Dans ce dernier cas, il s’agit
de la dualité majorité- minorité numériques qui, face aux perspectives
électorales (dans Masisi et Rutshuru essentiellement) mettait aux prises les
Hutu, d’un côté, et les Hunde-Nyanga-Tembo-Tutsi, de l’autre. Toutefois, nous
soulignions en filigrane qu’une autre logique, transnationale celle-là, y était
juxtaposée. C’est celle-ci qui sous-tendait toutes les alliances que les Tutsi
ont tissées dans toutes les communautés du Nord-Kivu, dans tous les courants
politiques à Kinshasa (et à travers le pays) tout au long du régime Mobutu
(1965-1997) et au delà des frontières nationales dans la quête d’une double
victoire militaire et politique au Rwanda et au Kivu. Comme conséquence, les
connexions et opérations du trio CEREA-UMUBANO-FPR avaient une dimension
transnationale. Au vu de ce qui se passe aujourd’hui (six ans après) au Nord-Kivu,
on n’hésiterait pas à conclure que c’est cette quatrième logique, eu égard aux
enjeux sous- jacents, qui s’est imposée.

Chacun
des acteurs engagés dans cette guerre s’identifiait avec au moins l’une de ces
quatre logiques. En plus, la guerre était menée sur tous les fronts: la
participation dans le combat sur le champ de bataille, la guerre médiatique
avec la montée fulgurante de la désinformation, la manipulation de la campagne
de pacification et des instruments juridiques pour des fins politiques, etc. La
peur de l’autre a creusé le fossé de la méfiance et créé le réflexe de l’auto-
armement dont on ne pouvait pas se défaire. Ainsi, toute nouvelle donne
militaire et politique sur le terrain, qu’elle fusse d’inspiration locale ou
non, entraînait le changement de stratégies de lutte offensive ou défensive et
l’ancrage continu dans la spirale de la violence. Tous les acteurs ont toujours
trempé, à des degrés divers, dans le bourbier du Masisi-Bwito. Dès le début,
beaucoup de militaires appartenant aux différentes communautés ont déserté le
rang des FAZ avec leurs armes pour venir entraîner et encadrer les membres de
leurs communautés respectives. Cette désertion des FAZ par les militaires des
régions en conflit, l’arrivée des soldats de la DSP et du camp CETA de Kinshasa
et la présence permanente des gendarmes sur le terrain ont, dès juillet 1993,
rendu l’aspect militaire des affrontements et le phénomène des milices très
complexes. Faire de celles-ci une simple game de bandes désorganisées et de pillards
serait, à notre avis, simplifier les choses et oublier un facteur décisif dans
la montée des violences.

      
La logique du pouvoir et la question de survie politique

Quand nous parlons ici de pouvoir, nous sous-entendons le
comportement de ceux qui gouvernaient à l’époque au niveau central à Kinshasa,
provincial à Goma et à l’intérieur de 6 zones de la province (Lubero, Beni,
Rutshuru, Nyiragongo, Masisi et Walikale) et les entités coutumières
constitutives. Autant Mobutu et les siens étaient inquiets de la tournure des
événements, autant les politiciens locaux, souvent coupés de la base pour
diverses raisons, et les autorités coutumières étaient contraints de jouer
leurs propres cartes pour soit sauver leurs fauteuils, soit se repositionner.

Les hommes du pouvoir ont ainsi manipulé à leur guise les
diverses organisations qui dominaient le terrain, qu’elles soient les ONGD, les
partis politiques, les églises ou les mutualités ethniques proprement dites.
Cette instrumentalisation était d’autant plus aisée que certains d’entre eux
présidaient aux destinées de ces associations. Pour avoir évolué dans un
système de cafouillage et de magouille au sein du MPR pendant des années, il
n’était pas évident que ces leaders qui faisaient du changement leur credo puissent
conduire ces associations vers une gestion saine de l’espace politique et de la
société en transition. C’est parmi ces gens que, d’en haut, Mobutu recrutait
ses suppôts de stabilisateurs comme Nyamwisi Muvingi, Anzuluni Bembe et Bakungu
Mithondeke (son frère, Diego Bakungu, ex-militaire, a semé la terreur et la
désolation dans la collectivité de Osso avant d’être promu dans
l’administration coutumière locale) et que, d’en bas, la masse populaire
entendait faire parfois les instruments de sa conquête du pouvoir.

 

La logique d’exclusion et la question de la nationalité

L’ethnisme est beaucoup plus poussé au Nord-Kivu que partout
ailleurs dans l’Est du pays. Tout calcul politique se fait en termes
exclusivement ethniques. Nous suivons de près les événements et les discours
politiques locaux depuis plus de 40 ans, mais nous n’avons jamais vu un projet
de société intégratif et progressiste présenté au cours de la campagne
électorale par les différents candidats. Un seul thème revient sur la surface à
la veille de chaque élection: la question de la nationalité. Qu’on se rappelle
des agitations qui ont émaillé les élections de 1987 (du reste annulées pour
les deux Kivu et qui ont profité à d’autres provinces au niveau national) et le
recensement de 1991.

Ce qui est bizarre dans cette question fondamentale est que
le coeur s’est toujours substitué à la raison. Pour tout Hunde, Nande, Nyanga
et Tembo, les Hutu et Tutsi sans exception ne sont pas qualifiés pour les
élections et/ou l’exercice du pouvoir car considérés en bloc comme des
étrangers. Ce fait est illustré par la contestation de Seka Buhoro, ministre de
l’Energie dans le gouvernement d’opposition de Tshisekedi, et son remplacement
par un Hunde (président de BUSHEGE HUNDE/BUUMA et membre influent du parti politique,
Parti libéral pour le développement ou PLD), Shabani bin Biteko, en tant que
ministre de l’Enseignement primaire, secondaire et professionnel. Il en était
de même de la contestation fréquente des Banyabwisha au sein du HCR-PT. De leur
côté, certains politiciens et intellectuels hutu du Bwisha ont, depuis 1982,
décidé de reprendre ce même discours pour leur propre compte en jetant tous les
Hutu du Masisi et tous les Tutsi dans la même catégorie d’étrangers. L’idée du
nombre (voir ci-dessous) n’est pas exclue derrière ce jeu car les Hutu du
Masisi sont de loin plus nombreux que ceux du Bwisha; ils restent même
supérieurs si l’on réunit les Hutu du Bwisha et ceux du Bwito et du Bukumu. En
plus, ils vivent sur un territoire plus vaste et riche que le petit couloir du
Bwisha coincé entre les volcans et économiquement peu compétitif en dehors de
l’industrie touristique associée à la présence du Parc national des Virunga
(PNVI). Dans les deux cas, il s’agissait d’une stratégie pour éliminer du rôle
électoral les concurrents. La liste des délégués à la CNS et la distribution
des postes dans les institutions de la transition (présidence, gouvernement et
HCR, devenu par la suite HCR-PT) le témoignent à suffisance. Cette stratégie
est la gangrène permanente qui mine le débat politique et vicie les actions
politiques. La gestion de la transition aura été une question de vie ou de mort
pour beaucoup de membres de ces groupes dans la préservation du statu quo.

     
La logique du nombre et la question électorale

L’élément nouveau, à ce sujet, est le réveil des Hutu de
Masisi qui voulaient sortir de la sujétion politique habituelle. Ce qui
n’arrangeait pas les Hunde, Nyanga, Tembo, Tutsi, voire les Hutu du Bwisha et
les Nande. Leur entrée sur la scène politique fut une source de conflits,
ouvert avec les Hunde­Nyanga-Tembo, et de manière moins visible mais très forte
avec les Tutsi et les Hutu du Bwisha. Le conflit entre le Président de la DSN
(Bwisha/Rutshuru) et celui du PANADI (Masisi), le conflit interne à la MAGRIVI
entre la faction qui s’en tenait à sa nature d’origine en 1980 et celle qui
voulait faire de la MAGRIVI une affaire des seuls Hutu du Bwisha après 1981
sont les données nouvelles qui sont venues s’ajouter aux clivages connus au
niveau électoral: Nande versus Hutu du Bwisha à Goma et dans Rutshuru (Bwito et
Bwisha), Hutu versus Hunde-Nyanga-Tembo-Tutsi dans Masisi et Bwito (Rutshuru)
et parfois une forte querelle parmi les Hutu du Bwisha qui se disputaient le
leadership au sein de la communauté hutu en manipulant le clivage UMOJA-MAGRIVI
ou carrément la même arme utilisée par leurs rivaux nande: remise en cause de
la nationalité du rival. Tout ceci pour dire que le torchon brûlait fortement
au sein de la communauté hutu et que celle-ci ne constituait pas un bloc
cohésif comme on aurait tendance à conclure sur base des rapports largement
répandus sur la guerre de Masisi. La suspension de la MAGRIVI par le gouverneur
Kalumbo à la fin du mois de mars 1993 n’arrangeait pas seulement les membres
des mutuelles BUSHENGE HUNDE/BUUMA, KYAGHANDA, BUNAKIMA, UMUBANO, mais aussi
ceux de sa rivale UMOJA (y compris les membres hutu). De même, lorsque, plus
tard, le HCR-PT via Vangu Mambene décida d’exclure du territoire national la
même MAGRIVI ensemble avec le PANADI, la décision de ce dernier faisait
l’affaire de la DSN.

Les rivalités entre et au sein des majorités et minorités
numériques se retrouvaient à tous les niveaux de la hiérarchie
politico-administrative et alimentaient l’engagement politique sur le terrain,
à Goma et à Kinshasa, surtout après la clôture des travaux de la CNS en
décembre 1992. Ces querelles intestines étaient alimentées par la propagation
de la thèse selon laquelle les élections ne sont rien d’autre qu’un simple
recensement ethnique ou racial; cette thèse dépassait la sphère de Masisi ou du
Nord-Kivu et s’inscrivait dans le cadre beaucoup plus large de la
déconstruction du discours politique dans la région des grands lacs. La guerre
éclata justement en mars 1993, trois mois seulement après, quand les
perspectives électorales étaient imminentes. A qui profitait ce changement de
cap?

 

S. B.M.

 

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.