"Trop d'Africains ont comme idéal la ville coloniale" (LE MONDE )

 

 

Pour l'urbaniste camerounais Jean-Pierre
Elong-Mbassi
, secrétaire général de l'organisation Cités et
gouvernements locaux unis d'Afrique, qui fédère les villes du continent,
celles-ci souffrent du manque de décentralisation et de leur incapacité à
dégager des ressources, mais surtout du refus des élites africaines de tenir un
discours de responsabilité.

Comment expliquer que l'Afrique
connaisse un développement urbain aussi anarchique ?

Personne ne sait gérer des villes qui
doublent leur population tous les dix ans. Ce défi a été aggravé par une pensée
anti-urbaine, selon laquelle les gens devaient retourner dans leurs campagnes
d'origine. Ce courant a été encouragé en Afrique par la Banque mondiale, mais
aussi par la France, avec deux conséquences.

D'une part on n'a pas pris la mesure de
la croissance des villes, que les Etats ont toujours tendance à minorer, entre
autres pour plaire à des bailleurs de fonds qui leur disent qu'ils ne peuvent
pas assumer de telles métropoles.

Ensuite, on a imposé des frontières très strictes aux
villes dans le vain espoir d'empêcher leur croissance, et donc créé de
l'illégalité et des quartiers informels. Imaginez que moins d'un cinquième de la
population urbaine habite la ville "officielle", en Afrique
!

Les villes disposent-elles des
compétences et des ressources pour gérer leur développement ?

Les collectivités locales se sont mises
en place dans les années 1990, en pleine crise économique et politique. Les
Etats n'avaient alors rempli les promesses de la modernité, héritées de la
colonisation, que dans une ou deux villes. Les élus locaux ont été sommés de
trouver des solutions, sans avoir les moyens de mettre de l'électricité, de
l'eau courante et des routes goudronnées partout.

Il n'y a pas de décentralisation effective sur le
continent africain. Les élus et les personnels locaux manquent de formation. Et
il y a un problème de partage des ressources publiques, notamment fiscales : les
États captent l'essentiel des moyens. En Europe, 40 % de la dépense publique est
contrôlée par les collectivités. En Afrique, c'est moins de 5 %. Cela encourage
les relations clientélistes avec le chef de l'Etat.

Certains observateurs craignent que la
décentralisation démultiplie la corruption...

Au contraire, l'expérience prouve que le
contrôle de la corruption est bien meilleur localement qu'au niveau national.
Surtout, la décentralisation permet aux citoyens d'avoir leur mot à dire sur la
vie locale, ce qui leur donne une raison de se soumettre à l'impôt. Pourquoi les
Africains paieraient-ils des impôts ? Quand une école est construite, on leur
dit que c'est un cadeau du président…

Pourquoi les villes d'Afrique
n'arrivent-elles pas à collecter leurs propres ressources ?

Le principal défi pour les villes
africaines, c'est de réussir à créer un marché foncier pour susciter des
plus-values et extraire une rente foncière, seuls à même de financer la
croissance urbaine. Seulement 5 % du territoire des villes est plus ou moins
bien desservi par des services urbains. Pour améliorer ces services et suivre le
rythme de la croissance urbaine, il faudrait investir 10 000 francs CFA par an
et par habitant. Ça ne fait jamais que 15 euros. Mais ces 15 euros, on ne les a
pas.

Le seul pays du continent où la ville
finance la ville, c'est le Maroc. Ailleurs, les municipalités n'ont aucune
autorité sur l'usage du sol et n'en tirent aucun revenu. Soit les Etats gardent
tout le contrôle, soit, très souvent, ce sont les chefs coutumiers qui ont la
maîtrise des terres, empêchent la création d'un marché foncier et précipitent la
formation de quartiers informels.

Peut-on voir émerger un modèle de ville
africaine qui ne soit pas un bidonville ?

La vraie question serait de savoir
quelle ville veulent les Africains, sachant qu'ils devront la payer. Quelle
qualité de services urbains ? En combien de temps ? Avec quel mode de
financement ? On commence à raisonner de manière réaliste quand on sait qu'on
doit payer. Malheureusement, ce grand débat démocratique n'a jamais lieu en
Afrique. Les citoyens ne sont pas préparés à ce discours de vérité. C'est plus
facile pour les hommes politiques de promettre à tous un morceau de Paris. Trop
d'Africains ont encore comme idéal la cité coloniale, la ville
héritée.


Propos recueillis par Grégoire
Allix


L'URBANISATION DE
L'AFRIQUE

Croissance. En 2050, la moitié des Africains vivront en ville,
contre 38 % aujourd'hui. Une seule ville africaine, Le Caire, dépassait 10
millions d'habitants en 2007. En 2025, Kinshasa et Lagos auront rejoint ce club
des mégapoles, avec respectivement 17 et 16 millions d'habitants.

Bidonvilles. 62 % des citadins en Afrique subsaharienne habitent un
bidonville, contre 15 % en Afrique du Nord et 36 % en moyenne dans les pays en
développement. La population urbaine vivant dans des taudis dépasse 99 % en
Éthiopie et au Tchad. Le bidonville de Kibera, à Nairobi, compte 1 million
d'habitants.

Climat. Les villes d'Afrique sont parmi les plus exposées au
réchauffement climatique. A Alexandrie, une élévation de la mer de 50
centimètres chasserait plus de 2 millions de personnes.
A Lagos, 10 millions
d'habitants vivent à moins de 2 mètres au-dessus du niveau de la mer. A Abidjan,
les centres économiques sont à moins de 1 mètre au-dessus de
l'eau.

 

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