Benoît Verhaegen, rattrapé par l'histoire immédiate Hommage à un grand historien, africaniste et humanisteJean-Pierre Orban


 

C'était l'idée sous le concept d'histoire immédiate
dont on ne sait (est-ce important ?) qui, de Jean Lacouture ou de
lui-même, l'aura trouvé, forgé (1). Il l'aura appliqué de façon
magistrale à une période de l'histoire africaine dont il était le
connaisseur incontestable et incontesté : les rébellions mulelistes des
années soixante au Congo (2). Sans lui, tout un pan, représentatif de
cette deuxième moitié du XXème siècle traversée par l'utopie, souvent
dévoyée mais pas toujours cyniquement, du marxisme, serait tombé, avec
le temps et la mort, dans l'oubli.
     
L'histoire immédiate, instantanée, irrévocable a rattrapé Benoît Verhaegen ce mercredi 14 octobre dans sa propriété de Montréal-par-Rémuzat
(c'était le chemin que devait prendre le courrier) dans la Drôme.
Entouré d'un cirque de monts dramatiques et de plantations de chênes
truffiers, il y était retiré avec son épouse, ses livres et ses chiens,
sa mémoire et, j'ai envie de dire, ce qui peut paraître étrange pour un
historien qui a beaucoup puisé de l'architecture de sa discipline dans
la science marxiste, son âme.
     
Pour ce qui est des livres et des chiens, on aurait dit qu'entre eux,
il n'y avait pas de préséance. Les chiens régnaient au milieu des
livres. Le couple Verhaegen recevait, accueillait, hébergeait famille,
amis, chercheurs venus interroger le spécialiste des mouvements
indépendantistes congolais, ceux de la première indépendance, l'officielle, les Abako, MNC, les Lumumba, les Kasavubu, et ceux de la deuxième
indépendance qui aurait dû donner sa réelle liberté au pays après un
simulacre d'autonomie, l'étouffement des illusions et la mise en place
de pantins au service du néocolonialisme. En vain, bien sûr, les
rebelles se perdant eux-mêmes dans leurs propres dérives… Mais quand
les molosses du chalet de l'historien et de son épouse étaient vautrés
dans les divans, le visiteur était prié de rester debout (ce qui
donnait l'occasion de lire les titres des livres dans la bibliothèque)
ou de s'asseoir à la table (ce qui permettait de goûter aux truffes de
la propriété).
     
Une boutade que cette histoire de chiens ? Pas tant que ça.
Significative du côté gentiment provocateur du personnage qu'était
Benoît Verhaegen (un pied de nez aux conventions de sa bourgeoisie
natale) et en même temps de la considération accordée de manière égale
à tout être. Un paradoxe. Mais Benoît Verhaegen était pétri
d'apparentes contradictions. Ou le résultat d'un jeu de contraires.
     
Issu
d'une grande famille bourgeoise belge qui avait elle-même donné à la
fois le fondateur de l'université laïque de Bruxelles et l'un des
pionniers de la Démocratie chrétienne, il n'eut de cesse dans ses
écrits théoriques des années soixante de stigmatiser la bourgeoisie et
sa science comme il convenait au marxiste qu'il était devenu, mais il
fut aussi celui qui à la fin de sa vie, postposa la mise au point si
souvent reportée du troisième tome de Rébellions au Congo
pour éditer, avec son frère Guy, les écrits autobiographiques de leur
père Jean d'avant et pendant la première guerre mondiale (3). Une
fidélité aux siens et à ce père qui avait, avant eux, fait l'expérience
empirique (une posture que Verhaegen, à la suite de Lukacs et
de Marx, rejette dans ses textes sur la méthode historique (4)) des
classes dans la promiscuité des tranchées et leur avait légué le sens
du social. Une place, aussi, sans doute, rendue à l'individu longtemps
soumis aux déterminismes historiques, sociaux et économiques.
     
L'individu, pas l'humain. Car l'humain – la personne –
avait toujours été au cœur de la pensée et de l'action de Benoît
Verhaegen. Fervent disciple d'Emmanuel Mounier et de son personnalisme,
il assurait, contre un Althusser qui affirmait que "théoriquement parlant,
le marxisme était un […] antihumanisme" (5), que son marxisme à lui
était pleinement un humanisme. Tout comme sa longue affiliation au
parti communiste belge (dont il collectionnait, comme un enfant
rebelle, les cartes illustrées par le peintre Roger Somville) ne venait
en rien nier sa profonde foi chrétienne. Tout comme ses positions
politiques ne l'avaient pas empêché d'interrompre ses études pour
s'engager comme volontaire en 1950 dans la guerre de Corée et se porter
au secours de l'"impérialisme" (6). Quand on lui en faisait la
remarque, il répondait avec une assurance à la fois naïve et
confondante qu'il avait appris, chez lui, à se sacrifier pour la
liberté : son grand-père était mort en 1917 au retour de sa déportation
et son père était décédé en 1945 en camp de concentration…
     
Réconcilier les contraires était peut-être son œuvre. Comme il maria
l'histoire, l'économie et les sciences sociales dans une carrière
universitaire congolaise qui dura trente ans, de 1958 à 1987, avec une
courte interruption (mais le mot ne convient pas pour cet homme qui
défendait la praxis)
comme chef de cabinet adjoint du ministre de la Coordination économique
et du Plan dans le gouvernement Lumumba. Comme il cherchait peut-être
avant tout à rapprocher les hommes. Avec un respect confinant à
l'extrême pour chacun d'entre eux. Pour chacun de ses témoignages et
chacune de ses productions. En dépit ou par-delà les excès, turpitudes
et mêmes horreurs, humaines, hélas trop humaines, dont le même homme
peut, dans certaines circonstances, faire preuve.
     
À cet égard, la méthodologie appliquée dans Rébellions au Congo comme dans la série Congo (1959, 60, 61, 62 etc…) (7)établie
avec ses confrères du CRISP, fondée sur la prise en compte impartiale
des documents produits par les acteurs de l'histoire étudiée reste un
modèle. Et la présentation minutieuse et structurée des années de
rébellions menées par des mouvements considérés à l'extérieur comme
anarchiques sinon sauvages demeure une leçon.
     
Respect. Ouverture. Modestie. Prenant contact avec lui à la fin des
années 1990 dans le cadre d'une recherche littéraire sur l'occupation
de Stanleyville (aujourd'hui Kisangani) par les rebelles, je l'ai
ensuite vu m'interroger plusieurs fois sur la possibilité d'appréhender
la réalité par la fiction. Jusqu'à sembler presque remettre en cause,
lui l'historien, la valeur de la science historique et alors que
moi-même je m'interrogeais sur la légitimité de la fiction.
S'interroger en pointillés sur le recours à la littérature pour saisir
les figures, qui le fascinaient, du Che, de Lumumba et de Pierre
Mulele. Des figures presque christiques…
     
Jeu de miroirs, jeu de contraires.
     
Ces contraires, Benoît Verhaegen les réunissait sans doute en étant tout entier lui-même. Il n'est plus.
     
Reste
ce que le temps et la mort feront à son œuvre : lui accorder la place
qu'elle mérite. Et ce qu'ils ne devraient pas lui faire : abandonner à
l'oubli ce qui reste à dévoiler. Le volume 3 de Rébellions au Congo,
longtemps postposé, disait Benoît Verhaegen, pour ne pas mettre en
danger les protagonistes des faits qui se sont déroulés à Stanleyville
en 1964, attend. Peut-être d'autres inédits. L'histoire peut être
immédiate. La mémoire doit être intemporelle.

Jean-Pierre Orban

(1).
Pour une introduction à la méthode de l' "histoire immédiate" ou
"histoire ultra-contemporaine", voir Rébellions au Congo, Tome I,
Bruxelles, CRISP, Kinshasa, IRES, INEP, 1966, pp. 13-17.

(2). Rébellions au Congo, Tome I, op. cit. ; Tome II, 1969.

(3). Jean Verhaegen, Les crapouillots belges, Juin 1915-Novembre 1917,
Paris, L'Harmattan, 2001 ; Vers la victoire de 1918, idem, 2001 ; Ma
vie, idem, 2002.

(4). Rébellions au Congo, Tome I, op. cit., p. 14.

(5). Louis Althusser & Etienne Balibar, Lire le Capital, Paris, F. Maspero, 1971,Vol. I, p. 150 sq.

(6). Petra Gunst, Armand Philips, Benoît Verhaegen, Une saison en Corée, Du'Kamina' à l'Imjin, Bruxelles, Racine, 1999.

(7). Série "Congo", Bruxelles, Centre de Recherche et d'Information
Socio-Politiques, Kinshasa, Institut national d'Etudes Politiques.

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