19.10.09 Le Potentiel – Kä Mana : « Il est temps de défataliser l’être africain et son histoire »


 

 

Vous
avez publié, le 28 septembre 2009 à Yaoundé, un livre intitulé
«L’Afrique, notre projet», aux Editions Terroirs que dirige le
professeur Fabien Eboussi Boulaga. Quel est le thème central de cette
nouvelle publication ?

Après
deux décennies que j’ai consacrées à une réflexion sur la crise des
sociétés africaines, j’entreprends, à partir de ce nouveau livre, un
processus d’élaboration des réponses que j’ai mûries à travers des
échanges, des débats et des discussions intenses avec les forces
intellectuelles dans plusieurs pays d’Afrique. La réponse que je
propose dans le présent livre s’appelle : la révolution de
l’imaginaire.

De quoi s’agit-il exactement ?

Je
m’attache à décrire le processus par lequel pourra émerger un nouvel
homme africain, après le millénaire de désastres et de cataclysmes que
notre continent a vécus. Au cours de derniers mille ans, il s’est
produit un phénomène qui a déterminé notre destin de manière
entièrement négative. Ce phénomène, c’est la construction de
l’imaginaire des Nègres : des êtres sans centre de gravité en
eux-mêmes, complètement formatés pour la défaite, l’aliénation, le
fatalisme, le pessimisme et le désespoir. Avec des phénomènes
archi-connus comme ceux de la Traite, de la colonisation, du
néocolonialisme et de l’actuelle mondialisation capitaliste, ce n’est
pas seulement un simple phénomène de disciplination de l’espace
africain selon les intérêts extérieurs qui s’est produit. C’est un
véritable formatage de l’être qui s’est affreusement déployé : un
formatage traumatique et fatalisateur, dont l’état de nos nations est
la réalité la plus visible actuellement. La bataille africaine
d’aujourd’hui, c’est de tuer le « Nègre » en nous pour que surgisse le
nouvel «Africain». C’est l’enjeu de la révolution de l’imaginaire que
je propose dans mon livre : L’Afrique, notre projet.

 

 

Qu’est-ce qui caractérise le Nègre, à vos yeux ?

Si
vous observez le fonctionnement global de nos sociétés africaines, vous
vous rendrez compte qu’un même type d’esprit structure les mentalités,
les comportements et les pratiques sociales. Cet esprit est celui
d’hommes et de femmes formatés pour détruire leur propre être et leur
propre société. Nos systèmes politiques, par exemple, sont ceux des
Nègres chargés de traquer des Nègres pour les vendre aux esclavagistes
en fonction des intérêts matériels dérisoires. Des chefs qui sont au
service des prédateurs étrangers et qui sont chargés de sales besognes
pour écraser leurs propres populations, les discipliner pour la
soumission à l’ordre des structures dominantes, les affaiblir par la
terreur et les rendre imbéciles par les danses, les drogues, les
boissons alcoolisés, les prières délirantes et les célébrations
hystériques des potentats au pouvoir, toutes ces élites politiques
animent un système économique de destruction de toutes les vraies
possibilités de prospérité pour leur propre peuple. Elles pillent leurs
propres pays et gèrent leurs espaces vitaux comme si tout devait servir
à appauvrir les populations et à tuer en elles toute l’énergie de
créativité. Au fond, quand un Africain cesse de penser aux intérêts de
son propre continent au point de ne se consacrer qu’aux intérêts de
ceux qui le placent au pouvoir et qui le soutiennent contre sa propre
terre, il entre dans le vertige du Nègre et intériorise le complexe
d’humiliation et de soumission : le syndrome de Nègre. Avec ce
syndrome, Il en arrive à penser qu’il n’y a plus rien à faire et que
les ténèbres du dernier millénaire de notre continent sont une fatalité
insurmontable. Le but de mon livre est de montrer en quoi il est urgent
maintenant de casser les ressorts d’une telle vision de l’Afrique. Il
est temps de défataliser l’être africain, il est temps de défataliser
l’histoire africaine, il est temps de défataliser le destin africain.

Que convient-il de faire pour cela ?

Mon
livre part d’un constat qui me semble un bon point de départ. Je
constate que de plus en plus d’Africaines et d’Africains ont compris
que l’Occident qui nous a dominés au cours de cinq derniers siècles de
notre histoire n’est plus l’espérance du monde. L’Occident ne porte
plus l’espérance de la terre et toute sa tête perd de l’air, pour ainsi
dire. Les crises écologique, énergétique, éthique, financière et
politique de notre temps montrent à suffisance à quel point le temps
est venu de sortir de l’Occident et de penser l’avenir à partir
d’autres paramètres. Cette nouvelle conscience dont l’Afrique est le
centre sonne le tocsin pour l’émergence des Nouveaux Africains, avec un
nouveau projet de monde.

 


voyez-vous les signes positifs dont vous parlez ? L’Afrique que l’on
connaît aujourd’hui n’est-elle pas celle de la désespérance et du
fatalisme chronique ?

Ne
vous fiez pas trop vite aux structures sensationnelles des médias
internationaux. Je ne parle pas de l’Afrique vue par les fabricants du
sensationnel et par les oiseaux de mauvais augure. Je parle de
l’Afrique des profondeurs : celle qui pense, qui crée, qui doute, qui
résiste, qui imagine, qui s’organise et qui construit de nouveaux rêves
et de nouvelles espérances. Je suis de plus en plus sensible à elle et
je sens en elle un grand souffle pour détruire la fatalité de l’Afrique
des Nègres. Mon livre identifie clairement les grandes forces
d’infléchissement du destin du continent, avec la naissance de
nouvelles rationalités intellectuelles, de nouvelles rationalités
éthiques et de nouvelles rationalités spirituelles. Il existe,
aujourd’hui, une Afrique des rebelles qui cherchent à affronter nos
problèmes de fond, à mettre en lumière et en relief les urgences
radicales de la transformation de notre être africain et à proposer de
nouvelles orientations pour notre destinée. Cette Afrique-là suscite,
aujourd’hui, en son sein des révoltes constructrices dont toute
personne attentive à l’actualité dans nos pays peut sentir
l’énergétique. Je travaille dans beaucoup de pays dans notre continent
: au sein des Eglises, dans les Organisations non gouvernementales,
dans les instituts de recherche et dans les universités, je connais
bien l’Afrique dont je parle dans mon livre. Je me considère
modestement comme la voix de cette Afrique en rupture avec l’ère des
Nègres, en rupture avec les caniches noirs adulés par leurs maîtres. Je
voudrais que ceux qui liront mon ouvrage rejoignent les grandes
énergies de cette nouvelle Afrique dans un nouveau projet mondial que
notre continent porte désormais.

Concernant
ce nouveau projet africain, vous parlez aussi des leviers importants
concernant l’avenir du continent, de quoi s’agit-il exactement ?

Qu’il
me suffise juste de dire qu’un important travail devrait être fait par
les Nouveaux Africains pour révolutionner l’image de l’Afrique dans le
monde en la positivant et en la rendant de plus en plus fascinante et
belle grâce à nos productions africaines dans tous les domaines.
J’affirme aussi qu’il est important qu’une nouvelle dynamique éducative
des Africains se libère pour en finir avec les Nègres d’hier et
d’aujourd’hui. C’est notre bataille culturelle décisive. Cette bataille
est nécessaire et indispensable : il faut la mener avec des
référentiels positifs concernant notre histoire et notre destin. C’est
sur de tels leviers que pourront se construire une nouvelle politique,
une nouvelle économie et une nouvelle société sans commune mesure avec
la politique, l’économie et la société des Nègres formatés pour la
défaite.

En
1991, vous aviez publié votre célèbre livre : L’Afrique va-t-elle
mourir ? Je me souviens de son sous-titre : Bousculer l’imaginaire
africain. Aujourd’hui, le sous-titre de votre nouveau livre est :
Révolutionner l’imaginaire africain. La problématique de l’imaginaire
africain est vraiment la trame centrale de votre réflexion. Pourquoi
cette obsession de l’imaginaire ?

Il ne
s’agit pas d’une obsession. Il s’agit de braquer l’attention sur ce que
je considère comme le fond de notre problème et comme la clé de la
réussite pour tous nos projets africains de transformation sociale.
Depuis nos indépendances, nous avons lancé une multitude de projets
pour changer les conditions de vie de nos pays, sans apparemment
beaucoup de succès, surtout dans la zone intertropicale de l’Afrique.
Les doctes experts internationaux aiment dire aujourd’hui que nous
sommes la région du monde qui fait les moins de progrès par rapport aux
autres. Si nous posons sérieusement la question de savoir pourquoi il
en est ainsi, nous ne pouvons pas ne pas comprendre que la question de
fond est dans nos têtes et dans les images, les représentations, les
visions de nous-mêmes et les dynamiques de construction de notre
perception de nos réalités au sein du monde actuel.

Ma
conviction en 1991 était qu’il nous fallait bousculer tous nos prismes
représentationnels pour pouvoir nous donner une compréhension
intelligence et créative de nos responsabilités. Je parlais sur fond
d’analytique de la crise africaine. En fait, mon souci était de montrer
en quoi l’imaginaire était une dynamique fondamentale anti-crise.
Depuis cette période, certains penseurs de notre pays ont creusé à fond
les problèmes de notre crise et de l’imaginaire comme clé pour en
sortir.

Sylvain
Kalamba Nsapo a eu des pages merveilleuses sur cette question dans son
livre : Fatigué d’être africain ? Il a montré à quel point c’est le
système de représentation de nous-mêmes qui est malade. Benoît Awazi
Mbambi Kungua a élargi ce problème jusqu’à proposer une guérison
holistique de l’homme africain, en donnant à ce mot de guérison un sens
anthropologique fondamentale de construction de nouveaux pouvoirs de
créativité. Kasereka Kavwahirehi vient de publier L’Afrique entre passé
et avenir, livre dans lequel il donne la vision la plus ample de
l’analyse de la crise africaine en ouvrant des perspectives
philosophiques splendides pour construire l’avenir. Si tous ces
penseurs congolais s’inscrivent ainsi dans le même cadre du changement
de notre imaginaire, c’est le signe que nous sommes devant une même
compréhension du sens des combats à mener. Mon livre donne une
contribution à ce combat en mettant en lumière les éléments que je juge
fondamentaux pour accomplir ce que les Africains ne cessent de rêver
depuis les indépendances : une véritable révolution africaine.
Aujourd’hui, je sais qu’il faut faire plus que bousculer l’imaginaire
africain, il faut le révolutionner pour qu’advienne la véritable
révolution africaine qui est dans tous nos rêves.

 

Quelle est cette révolution dont vous parlez ?

Je
désigne fondamentalement un processus de re-fertilisation de nous-mêmes
sur la base des référentiels historiques positives : notre statut
d’origine de la culture humaine, nos valeurs profondes de civilisation,
le suc de nos révoltes constructrices tout au long des tragédies de
notre histoire, les grands repères humains qui jalonnent notre
évolution sociale. Je pense aussi fondamentalement à toutes les
énergies positives de réflexion, de rêve et d’action qui sont au cœur
de nos sociétés aujourd’hui : toute l’Afrique humaine dont a parlé Mgr
Jean Mbarga du Cameroun, toute l’Afrique de notre volonté sur laquelle
le Camerounais Charles Bonjawo a attiré l’attention dans ses récents
livres, l’Afrique de nos ambitions que ne cesse d’évoquer le président
Wade, l’Afrique de la Renaissance pour laquelle toute la pensée de
Thabo Mbeki s’irisait. Avec cette Afrique positive, l’avenir devrait
désormais se penser en termes de lumière. Le plus important dans cette
révolution dont je parle, c’est le fait qu’elle n’est pas seulement une
révolution africaine pour l’Afrique, mais une révolution africaine pour
le monde. Je cherche, en fait, à penser une ambition africaine pour le
monde.

Comment voyez-vous une telle ambition ?

C’est
l’exigence d’imaginer, de produire et de promouvoir une dynamique
d’altermondialisation à partir de l’Afrique. Puisque que la
mondialisation conçue comme occidentalisation du monde est à bout de
souffle et qu’elle se brise sur les rochers de multiples crises dont
souffre le monde aujourd’hui, j’ai la force de croire que l’heure de
l’Afrique est venue.

Ce
sont les signes de cette heure de nouveaux Africains que je présente,
malgré les houles du pessimisme auxquelles nous sommes habitués dans
l’image que l’ordre mondial a de notre continent. Au fond, je me suis
rendu compte, comme beaucoup de personnes aujourd’hui, que le monde
actuel est en quête d’un nouvel humanisme. La pensée mondiale aspire à
un nouveau souffle d’humanité. J’ai voulu répondre à cette quête et à
cette aspiration en mettant en lumière ce que l’Afrique peut apporter
comme contribution décisive dans la construction d’une nouvelle
mondialisation.

Et qu’est-ce l’Afrique peut apporter, à votre avis ?

L’énergie
des nouveaux Africains. Maintenant que nous en finissons avec l’ère des
Nègres, la nouvelle ère qui s’ouvre est placée sous le principe de la
créativité africaine. Une nouvelle conscience africaine et une nouvelle
présence africaine sont en train de naître. Elles sont fécondes de
nouvelles utopies et de nouvelles espérances ainsi qu’immenses
possibilités d’un humanisme pour une nouvelle mondialisation.

C’est
encore abstrait comme vision. Comment percevez-vous concrètement la
contribution africaine à la construction d’un nouveau monde ?

Quelques
repères suffiront ici. L’humanisme écologique africain est un pouvoir
d’avenir dans un monde en crise écologique. Les perspectives africaines
d’une économie sociale et solidaire sont un suc pour une mondialisation
du bonheur partagé. Les luttes africaines pour une politique du bien
contre les politiques du mal sont des annonces d’une ère politique
fécondée par les valeurs de justice et le souci du bien commun à
l’échelle planétaire. Une certaine vision africaine de la non-violence
contre l’ordre actuel de la violence permet de nouveaux espoirs à
l’échelle planétaire.

Tout
cela ne relève-t-il pas d’une politique fiction qui n’a rien à voir
avec la politique réelle dans laquelle nous vivons actuellement ?

Si
nous ne nous accrochons pas à des grands rêves d’humanité, l’inhumanité
du monde détruira à jamais ce qu’il y a d’humain en nous. C’est ma
conviction la plus fondamentale. Je ne peux imaginer que la politique
réelle dont vous parler soit le fond authentique de l’être humain. Ce
que mon pays, la RD Congo, paie comme tribut à cette politique réelle
en termes de violence meurtrière, d’économie carnassière, de
destruction écologique et d’anéantissement des valeurs sociales
m’éloigne chaque jour de la politique réelle. Je ne pense qu’à un autre
impératif : construisons une autre politique. C’est à ce travail de
production d’un imaginaire nouveau pour cette autre politique que j’ai
consacré l’ouvrage : L’Afrique, notre projet.

Vous vous accrochez donc à un grand rêve, même si ce rêve est broyé par la réalité ?

Ma
pensée a toujours été un beau rêve incandescent, un rêve adressé à
d’autres rêveurs qui savent que seul un grand rêve africain changera
profondément l’ordre du monde, quand de plus en plus d’Africains et
d’Africaines porteront ce rêve magnifique comme leur véritable idée du
monde tel qu’il faudrait le changer à partir de notre continent. Je me
demande même si le mot de rêve est celui qui convient le mieux.

Il
vaudrait peut-être parler puissamment de foi. Foi en nous-mêmes. Foi en
notre destin. Foi en nos capacités de changer le monde. Foi en un
avenir digne de nos utopies les plus brûlantes.

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