La décolonisation vu par un enseignant au Congo Belge (RDC)
Je venais d'arriver en terre africaine, c'était il y a près de 50
ans. Rescapé des Camps nazis, j'avais choisi d'être enseignant. En espérant
apporter à mes élèves les moyens d'empêcher de revivre mon calvaire. Une longue
carrière d'enseignant m'a permis de le réaliser. À peine sorti de ce qui n'était
alors qu'un modeste aérodrome, je n'ai guère eu le temps de chercher un taxi,
deux européens se sont avancés vers moi pour m'accueillir, le sourire aux
lèvres, c'étaient des compatriotes, qui m'ont dirigé vers leur voiture. Un
accueil auquel je ne m'attendais pas, ainsi, c'était donc cela, notre belle
colonie ? Un havre de paix et de compréhension, de sollicitude et de solidarité
?
Mais le désenchantement, brutal, ne tarda point. À peine installé
dans une voiture américaine récente, j'ai eu droit à un conditionnement qui n'a
jamais quitté ma mémoire. Après un bref souhait de bienvenue, une série de
recommandations sensées faciliter mon adaptation et m'éviter ainsi bien des
erreurs accaparèrent tout le trajet en voiture. D'emblée, leur tutoiement devait
me faire comprendre qu'il s'agissait d'aider un compatriote à acquérir un
comportement qui le mettrait à l'abri des dangers qui le guettaient. Ne donne
jamais la main à un noir, elles sont sales, remplies (sic) de microbes. Et quand
tu prendras un boy (domestique)
Évite de leur donner à manger, tu les paies, ils doivent apprendre à se
débrouiller. Je ne me souviens plus du reste, l'essentiel m'avait déjà rendu
malade. C'est alors que me revint en mémoire mon ordre de mission : vous serez
chargé de créer une des 5 premières écoles professionnelles laïques de notre
colonie (70 ans après le début de l'occupation du pays par les
colonisateurs…)
Je n'avais de cesse de voir mon école, mais ce ne fut que le
lendemain, un jour mémorable. L'inspecteur de l'Enseignement professionnel
m'avait emmené dans sa voiture. Les 15 Kms qui nous séparaient du village de
N'DJILI m'ont paru bien longs. Nous étions arrivés, à perte de vue la brousse,
plantée dans un environnement accidenté où l'on distinguait pourtant un plateau,
celui du village de N'DJILI, de quelques de cases à peine,en me montrant un coin
de brousse, l'inspecteur, avec un sourire de circonstance, m'annonça : mon cher
directeur, voici votre école, je vous confie 4 hectares de brousse ! Et il avait
ajouté, les plans de votre établissement ne sont pas encore terminés et les
travaux ne commenceront sans doute pas avant l'année prochaine. Vous risquez
d'avoir des vacances prolongées. Néanmoins, je reste à votre disposition pour
vous préparer à vos nouvelles fonctions. Rendez-vous demain à notre Direction
Provinciale de l'Enseignement.
C'est ainsi que débuta ma carrière africaine et ce conte, où le
souvenir des Camps fut omniprésent. Vêtus de haillons, certains tenaillés par la
faim, mais surtout méprisés par les blancs, sans le moindre respect pour leur
dignité, j'avais retrouvé dans ces africains : L'UNTERMENSCH (le sous-homme) que
j'avais été dans les Camps nazis ! Dès ce moment, je n'ai eu de cesse de les
aimer….Ce conte est leur histoire. Une Ecole hors du commun. La première année
scolaire de l'Ecole professionnelle de N'DJILI venait de s'achever. Et déjà se
profilait la rentrée prochaine et la création des nouvelles sections. Pour les
72 places prévues lors de sa création nous avions enregistré plus de 1500
candidats ! Certes, j'avais obtenu la création de trois nouvelles sections pour
les garçons : mécanique générale, électricité et cordonnerie maroquinerie. Après
bien des difficultés, une classe de coupe et couture réservée aux jeunes filles
devait voir le jour à la rentrée de septembre 1956. La décision avait été prise
à la suite de mes visites aux parents d'élèves et du désintérêt de
l'administration coloniale pour une éducation des filles comparables à celles
des garçons. Cette initiative allait me réserver bien des surprises. Et une
hostilité croissante de la part, non seulement des adversaires de l'Ecole
Publique, mais également des milieux cléricaux.
Dés la rentrée, les élèves de l'Ecole primaire de la Mission
catholique qui jouxtait notre établissement, pour la plupart de très jeunes
enfants, avaient jetés des pierres sur nos classes et cassés quelques carreaux,
en criant l'Ecole du diable ! ! Si les effectifs des sections de garçons furent
très vite atteints, les 30 élèves de la section fille furent plus laborieux à
inscrire. Plus tard, ces élèves m'avouèrent en avoir été dissuadés par la
Mission, mais aussi par la peur de ne pas être capable de suivre les cours, tout
était si nouveau pour elles. Je ne devais pas tarder à m'apercevoir de
l'indifférence encore plus profonde à laquelle avait été soumise la femme
africaine par le colonisateur. Dès le premier jour de la rentrée, mon professeur
de cours généraux, une femme remarquable, excellente enseignante, passionnée par
son métier, était venue me trouver, au bord des larmes. Monsieur le Directeur,
je ne sais plus quoi faire ! Mes élèves ne s'intéressent à rien, j'ai beau
changer de sujet, leur proposer une promenade pour une leçon de choses, rien n'y
fait, je suis désespérée.
L'après-midi fut certainement la plus rude de toute ma carrière,
et pour elle aussi. J'avais créé cette section dans l'hostilité générale et mon
échec était attendu. Fort heureusement, leur comportement était à l'inverse de
celui des européens, point de chahut, un calme placide, indifférent, sans la
moindre hostilité. Il y avait dans leurs yeux un fatalisme qui trahissait la
lourde hérédité qui pèse encore aujourd'hui sur les femmes africaines. Ces yeux
semblaient dire : pourquoi essayez-vous de nous enseigner tout cela, vous savez
bien que nous n'en sommes pas capables, que notre place est au foyer, rien qu'au
foyer. Ainsi se profilait ce que j'avais déjà découvert chez mes garçons, ce
complexe d'infériorité vis-à-vis du blanc, véritable frein à un enseignement
digne de ce nom. En favorisant la pratique de disciplines sportives telles que
l'athlétisme et les sports d'équipe, où je savais que mes jeunes africains
allaient exceller, le but principal que je poursuivais était pédagogique. Leur
permettre de s'affirmer, de réussir dans ce genre d'activités, était la
meilleure façon de leur donner confiance en eux, élément essentiel de leur
cheminement vers la connaissance.
Ainsi ce fut un modeste adjudant européen de la Force Publique du
Congo belge, passionné par qui, en assurant bénévolement le soir, les
entraînements de mes élèves avaient permis leur réussite scolaire ! C'était un
militaire, et il ne s'est sans doute jamais rendu compte que son action
préfigurait Ce que chacun espère pour les armées de demain : des soldats de la
Paix.
J'en profite pour rendre hommage à tous ces blancs qui, dans un
contexte peu favorable à de tels sentiments, ont su respecter la dignité de
l'homme, et apporter aux noirs (1), ce qui a tant manqué à l'Afrique, un peu
d'amour, dans la plus profonde acception du terme. Ils furent si peu nombreux,
qu'ils n'ont jamais pu provoquer la moindre prise de conscience auprès de ceux
qui étaient, soit foncièrement racistes ou, pour le plus grand nombre,
simplement indifférent, mais une indifférence coupable…Ce qui a évoqué pour moi
la situation que j'avais connue pendant la guerre 1939-1945 dans mon pays occupé
par les nazis !
A cette époque aussi, il y eu un petit nombre de collaborateurs
foncièrement nazis, un nombre sensiblement identique de résistants, et enfin le
reste, indifférents, à des niveaux divers, qui évoluaient d'ailleurs dans le
temps, en fonction des victoires de l'un ou l'autre camp ! Quelques jours plus
tard, la situation de la classe des filles n'avait guère changé. Et ce fut notre
entraîneur sportif bénévole qui nous a apporté la solution. Il était arrivé, à
la fin des cours, et assistait à la sortie des élèves. Avisant les jeunes filles
de la section de coupe et couture, il m'avait dit : quelle musculature, ce sont
des sportives nées ! Sur le moment, je ne su que répondre, si ce n'est : cela me
semble normal, n'oublies pas que les femmes africaines ont toujours accompli les
tâches les plus rudes. Il s'était étonné de leur port altier, la nuque bien
droite et j'avais ajouté : ce sont les femmes qui portent le bois sur la tête,
voire l'eau et toutes les charges lourdes. Sans oublier qu'elles ont souvent, en
plus, un enfant accroché dans le dos et un à la main. Et j'avais ajouté, afin
d'être bien compris : et qui sait, parfois encore un dans le ventre… Ce fut le
déclic, l'inspiration, la solution toute simple devant nos yeux. Pourquoi ne pas
les sortir de leur complexe d'infériorité, en leur proposant des activités
sportives, comme pour les garçons ? Sans se décourager, leur professeur avait
déjà sauvé la section en se consacrant uniquement, avec sa collègue de travaux
pratiques, à la confection de leur uniforme qui, loin d'être celui d'un
pensionnat, était confectionné dans du coton pour pagne, aux couleurs
chatoyantes de l'Afrique.
Elles s'y étaient mises avec ardeur et c'est avec le même état
d'esprit qu'elles réalisèrent leur tenue de sport, un short et une chemisette
qui leur allaient à merveille. Leur premier entraînement m'est resté en mémoire,
Elles avaient utilisé leur classe comme vestiaire pour revêtir leur tenue de
sport. Le temps qu'elles mettaient à sortir me paraissant anormalement long,
j'avais envoyé leur professeur les chercher. Elle m'annonça que les élèves
n'osaient pas sortir dans cette tenue ! Et il fallut encore lutter contre cette
éducation rétrograde, afin de leur donner le Courage d'affronter cette nouvelle
épreuve. La suite ressemble à un conte de fées. Leurs résultats sportifs, leur
engouement, mais surtout leur décision de s'attaquer à la compréhension des
cours généraux, sont autant de faits qui ont façonné l'admiration que je n'ai
cessé de porter ainsi que mon épouse aux femmes africaines et ce conte leur est
dédié.
La pratique de la citoyenneté par l'exercice direct de la
démocratie à l'école fut étendue à toutes les classes, elle avait donné aux
élèves le sentiment qu'ils étaient capables comme les blancs de leur âge, de
s'intéresser à toutes les activités qui développeraient leur personnalité, pour
autant qu'on leur en donne les moyens…. Je voulais que mes élèves africains
soient mis sur un pied d'égalité avec les Européens. La réponse à ce besoin fut
la création de nombreuses activités parascolaires. Notamment, une équipe de
fouilles archéologiques, une troupe théâtrale, une équipe de pétanque et surtout
un ciné-club, qui est au centre de ce conte et a mis en valeur l'intelligence du
cœur africaine ! Le premier film qui fut l'objet d'une introduction et d'un
débat au Ciné-Club de l'Ecole fut L'ECOLE BUISSONIERE de Jean-Paul Le Chanois,
sorti en 1949, salué par la critique. Ce film retraçait la vie de Célestin
FREINET, un pédagogue français, créateur des techniques qui portent son nom et
de diverses initiatives pédagogiques dont les coopératives scolaires, les
échange interscolaires, les bibliothèques de travail et l'imprimerie à l'Ecole
entre autres. Le rappel de sa vie qui a servi de scénario au film m'avait
touché, notamment par la similitude de nos situations, lui aussi avait souffert
de la guerre et de l'incompréhension. Le film était accompagné d'une courte
introduction : "en 1920, dans un village de Provence, un jeune enseignant
débarque avec ses méthodes modernes et une volonté sans faille. Les élèves sont
conquis, mais les parents et notables ne partagent pas du tout cet avis. Une
lumineuse histoire d'amitié menée par Bernard BLIER, un beau moment de cinéma".
Ces quelques mots m'avaient frappés, car mes initiatives, fort semblables aux
siennes m'avaient attiré déjà bien des ennuis ! Mais le film avait reçu un
accueil enthousiaste des élèves, plus particulièrement des filles. Dans ce film,
l'histoire mettait en scène, une classe de garçons, celle de FREINET et une
classe de filles où l'éducation de l'époque faisait apparaître son caractère
rétrograde. Et ma classe de Coupe et Couture ne s'y était pas trompée. La fin du
film avait été particulièrement applaudie et cette scène mérite d'être contée.
FREINET, après avoir lutté pour défendre sa pédagogie et malgré la réussite de
tous ses élèves au certificat d'études avait été suspendu de ses fonctions et
fait l'objet d'une mutation. Les dernières images du film m'avaient troublé et
ému. C'était ma propre histoire que je revoyais sur l'écran ! FREINET,
interprété magistralement par Bernard BLIER qui venait d'être muté, malgré la
réussite de tous ses élèves au certificat d'études, était allé dire au revoir à
ses élèves. Comme je fus forcé de le faire en 1959, quatre ans après le début de
ma réussite ! Les élèves avaient entouré FREINET et s'étaient mis à chanter : A
la claire fontaine. Il y a longtemps que je t'aime. Jamais je ne t'oublierais !
Ainsi, ces enfants avaient compris tout ce que leur instituteur leur avait
apporté, sa générosité et n'ayons pas peur des mots, son amour. Ce jour là, mes
enfants noirs, avaient compris que l'histoire se répétait en terre d'Afrique.
Ils étaient sortis de la salle, émus et révoltés, stupéfaits que des blancs
puissent agir ainsi envers d'autres blancs ! Nous étions en 1956, et le temps
passa, jusqu'à cette journée du printemps 1959 ou j'avais reçu, comme FREINET,
l'ordre de suspension de mes fonctions ! A plein traitement, c'est-à-dire que
rien ne pouvait m'être reproché sur le plan pédagogique, j'étais coté « Elite »
par l'inspection de l'administration coloniale ! Mais je ne respectais pas
l'éthique d'un fonctionnaire colonial. Il a donc fallu, la mort dans l'âme, me
rendre dans cette école surgie en quelques mois de la brousse, qui m'avait
apporté tant de bonheur et m'avait permis de comprendre ces enfants Il a donc
fallu, la mort dans l'âme, me rendre dans cette école surgie en quelques mois de
la brousse, qui m'avait apporté tant de bonheur et m'avait permis de comprendre
ces enfants d'Afrique, qui allaient me donner, à leur tour, des raisons de vivre
et d'espérer.
Les lignes qui vont suivre sont peut-être la condamnation la plus
indiscutable du colonialisme. Je venais de terminer mes adieux aux classes de
garçons. Je n'oublierais jamais la tristesse de leurs visages, la plupart
avaient les larmes aux yeux. Et je savais que les africains pleuraient rarement,
ils cachaient le plus souvent leur peine. Enfin, je suis arrivé chez mes filles,
très ému. La veille, elles avaient reçu la visite de l'inspecteur, venu les
exhorter à poursuivre leurs études comme s'il ne s'était rien passé. Pour la
circonstance, elles avaient abandonné leurs uniformes seyants, fruit de leur
travail. Elles étaient toutes, de noir vêtues. L'inspecteur s'en était inquiété
et s'était vu répondre : aujourd'hui, nous sommes en deuil, nous avons perdu
notre directeur que nous aimons comme un père. Je suis entré en classe, elles se
sont levées et ont chanté : A la claire fontaine, il y a longtemps que je
t'aime. Jamais je ne t'oublierais. C'est alors que je me suis effondré, envahi,
a la fois par la tristesse de l'injustice qui m'était infligée, mais aussi par
le bonheur et la fierté d'avoir fait confiance à ces filles d'Afrique capables
de tant de compréhension et d'amour. Epilogue Nous sommes en 1961, après bien
des efforts infructueux, mon ami bantou, Pierre MOMBELE, Chef héréditaire de la
tribu des Batékés, devenu Ministre des Travaux Publics du premier gouvernement
congolais indépendant, était venu me chercher à Bruxelles. Il avait obtenu du
Ministre belge des Affaires Africaines de repartir avec moi dans son pays, en
qualité de conseiller et secrétaire particulier ! A peine arrivé, mon premier
soin fut de me diriger vers N'DJILI. A quelques kilomètres de ce qui était
devenu une très grande agglomération, je suis doublé par une voiture qui s'était
rabattue et arrêtée sur le bas-côté de la route. Je n'ai eu que le temps de
freiner, et de voir sortir deux jeunes femmes, les bras en l'air, totalement
exubérantes ! Elles se sont dirigées vers moi, les yeux emplis de larmes, de
bonheur cette fois. Je venais de retrouver mes enfants noirs ( 1 ). Elles m'ont
appris alors, qu'elles avaient créé un petit commerce de couture qui marchait
bien et qui leur avait permis de s'acheter une voiture ! Six années à peine nous
séparaient de ces 4 hectares de brousse et du pari insensé que j'avais réussi,
en appliquant simplement la devise de l'Ecole Professionnelle de N'DJILI, On ne
voit bien qu'avec le cœur ! Il est vrai également, que j'avais placé dans mon
bureau, bien en vue, cet aphorisme de Romain ROLLAND, qui a toujours guidé ma
vie et qui, encore aujourd'hui, pourrait inspirer les relations entre l'AFRIQUE
et l'EUROPE voire les peuples d'Europe eux-mêmes ! Car il n'est jamais trop tard
pour bien faire : Frères rapprochons-
seul bonheur durable est de se comprendre mutuellement pour s'aimer.
INTELLIGENCE – AMOUR.
François SPIRLET, Mutéké de cœur et d'esprit, dit ASALA KALA et
ALEMBA KA TE, par mes amis BATEKE ( 1 ) NOIR est utilisé à dessein, c'était le
terme le moins péjoratif utilisé par les blancs ! Une certitude née dans les
Camps : l'Amour sera toujours plus fort que la haine !