1959 Message de «bonne année » du Général Janssens à la Radio

Nous ne quittons
pas l'univers des médias en parlant dans cette chronique du Général Emile
Janssens, le dernier commandant en chef de la Force Publique, cette armée
coloniale instituée par le roi Léopold II depuis son Etat indépendant du Congo
(EIC). Nous ne nous égarons donc pas en revisitant cet Emile Janssens mieux
connu dans l'histoire du Congo comme père de la fameuse formule « avant
indépendance = après indépendance », qui traduisait sa volonté de ne pas laisser
la Force Publique s'africaniser au gré des mutations politiques souvent
improvisées de l'indépendance.

C'est que, d'une
part, le Général Janssens accordait une importance certaine à la presse, surtout
qu'il prenait les journalistes pour des « curieuses personnes », avec lesquels
il estimait qu'il fallait parler « d'homme à homme », afin d'éviter qu'ils ne se
laissent aller à inventer eux-mêmes d'autres faits. D'autre part, le personnage
quelque peu atypique de Janssens était pour les journalistes un grain de sel
précieux pour assaisonner leurs récits, d'autant plus que le commandant en chef
savait pertinemment bien que la presse le soupçonnait de nourrir des velléités
de coup d'Etat militaire, ce qu'il a d'ailleurs reconnu lui-même dans son
ouvrage de témoignage publié en 1961 : « J'étais le Général Janssens
».

Cependant, en sa
qualité de commandant en chef, le Général Janssens n'avait vraiment pas besoin
de la grande presse. Dans la structure de son armée, il y avait déjà place pour
des publications destinées à ses hommes de troupe, notamment le périodique «
Nsango ya bisu », édité par la section administrative G3 de la Force publique.
L'armée faisait également entendre sa voix à travers les émissions africaines de
la RCB (Radio Congo Belge). A vrai dire, par ailleurs, les journalistes
militaires pouvaient prester indifféremment tant dans leurs journaux écrits que
dans les tranches d'antenne qui étaient réservées au « lolaka » (la voix) de
l'armée. Le bien connu Nzungu Moanda était parmi ces jeunes journalistes
militaires déjà à l'oeuvre avant l'indépendance.

Du lieutenant
au lieutenant-général Janssens

En fait, si
Emile Janssens manifestait autant d'intérêt pour la presse, c'est surtout parce
que son profil militaire l'avait précisément orienté vers les renseignements.
Ainsi, alors qu'il était lieutenant peu avant l'ouverture des hostilités de la
Seconde guerre mondiale, il fut envoyé au Congo en mission d'exploration au
Bas-Congo, en vue de l'organisation de la défense de cette partie maritime de la
colonie que pouvaient atteindre les navires de guerre allemands. Cette mission
aboutit à la consolidation de l'artillerie à Shinkakasa et au cantonnement d'une
compagnie au Bas-Congo, sous le commandement du jeune lieutenant Henniquiau,
futur colonel de haute réputation au sein de la Force
Publique.

Pendant la
guerre, le rôle de l'officier Emile Janssens auprès du Gouverneur général Pierre
Ryckmans fut remarquable. Janssens ne manquait pas d'insister sur le danger
potentiel que représentaient les pays voisins de la colonie belge. De l'Afrique
équatoriale française, il redoutait les forces étant aux ordres du gouvernement
de Vichy, qui avait décidé de collaborer avec Adolf Hitler. De l'Afrique
orientale, il contrôlait attentivement le mouvement des troupes italiennes
basées en Abyssinie. Par ailleurs, Emile Janssens se méfiait également des
civils européens d'origine germanique ou italienne.

Ayant ses yeux
braqués à la fois sur les troupes ennemies et sur des expatriés suspects, Emile
Janssens suggéra que soient unifiées les structures de renseignement. Il proposa
ainsi que les antennes du service de renseignement civil, implantées en province
depuis 1932, puissent dépendre du Bureau 2 de la Force Publique. Il n'obtint pas
gain de cause.

Cependant,
lorsqu'il devint plus tard commandant en chef de l'armée coloniale, le Général
Janssens fonctionna sous l'impératif de ses deux anciens principes. D'une part,
les troupes de sa Force Publique étaient organisées particulièrement pour la
défense du territoire contre un éventuel ennemi venant de l'extérieur. D'autre
part, sa Force Publique devait être aussi, et en même temps, une force de police
à l'intérieur du territoire de la colonie. Emile Janssens avait pu réussir ce
double pari personnel.

Son obstination
à appliquer ses idées, qu'il estimait généralement meilleures que celles des
autres, ainsi que son impitoyable franc-parler avaient ainsi fait d'Emile
Janssens le point de mire de la presse. Et c'est justement la presse qui ne
manqua pas de prêter, à tort ou à raison, à cet officiel général la paternité de
la phrase ci-après : la Force Publique, « la seule armée au monde qui n'ait
jamais connu de défaite ».

Le plan Janssens
d'africanisation

C'est
précisément cette suffisance du Lieutenant-général Emile Janssens qui l'amena
fin décembre 1958 à user des antennes de la Radio Congo-Belge pour diffuser un
message de « bonne année » à ses troupes en cette fin
d'année.

Fidèle à
lui-même, le commandant en chef de la Force Publique rappela d'abord les hauts
faits de son armée, qui devaient rendre fiers tous ceux qui avaient eu le
privilège d'être les protecteurs de la patrie. Bien entendu, de tels exploits ne
pouvaient être mérités que comme résultats directs de la discipline sans failles
que devaient observer les soldats. Au passage, le Général Janssens ne manqua pas
de rendre un hommage appuyé à ses 500 officiers et sous-officiers (blancs) qui
assuraient l'encadrement des 25.000 soldats (noirs) de la
troupe.

Cependant, Emile
Janssens crut bon d'achever son message par ce qu'il qualifia lui-même de «
bonne nouvelle » pour ses hommes. Par « bonne nouvelle », il entendait ainsi
annoncer l'ouverture « pour 1960 » d'une « école pour candidats adjudants »
indigènes.

Dans
l'entendement d'Emile Janssens, cela devait être réellement une « bonne nouvelle
», étant donné que la Force Publique ne comptait jusque-là aucun noir comme
sous-officier. Les indigènes les plus élevés n'étaient que des « gradés d'élite
», c'est-à-dire des premiers sergents. Et pour le commandant de la Force
Publique, il fallait poursuivre systématiquement son plan d'africanisation des
cadres au sein de l'armée en respectant le principe consistant à « commencer par
le commencement ».

Autrement dit,
en vue de former des officiers noirs, il faut recruter tout d'abord des
jeunes-gens doués et disciplinés pour une admission à « l'école des pupilles ».
Cette appellation n'était elle-même nullement innocente. En effet, le nom de «
pupilles » avait été attribué après la Première guerre mondiale (1914-18) aux
orphelins mineurs placés sous la tutelle de l'Etat. En plus, demeurant dans
cette logique de tutelle étatique, les pupilles « douées » et « disciplinées »
que voulait recruter E. Janssens allaient être sélectionnées précisément parmi
les enfants des soldats de la Force Publique. Pour le Général Janssens donc, ne
pouvait être suffisamment « discipliné » que seul un enfant né d'un parent
lui-même soumis à la discipline militaire.

Quant à
l'évaluation de leur génie, le concours était là pour découvrir la crème. C'est
ainsi que, en 1953, l'Ecole des pupilles ouverte à Luluabourg n'avait accueilli
que 28 élèves, parmi lesquels seulement 14 (la moitié) ont pu finir la scolarité
complète cinq ans après. Et pendant que cette promotion achevait sa formation
scolaire de base, 23 autres candidats ont pu être admis pour l'année 1958-59, à
l'issue d'une sélection où s'étaient présentés 1950
candidats.

Comme on peut
s'en rendre compte, le plan d'africanisation d'Emile Janssens n'envisageait la
fin de ce processus, ni à courte ni à moyenne échéance.

Africanisation
accélérée

Qu'à cela ne
tienne, le message du commandant en chef de la Force Publique en cette fin
d'année 1958, ne tomba guère dans l'indifférence. C'est ainsi que, mine de rien,
le périodique La Voix du Congolais se donna la peine de reprendre le contenu de
cette allocution, qui risquait de passer inaperçue sous sa forme uniquement
orale. Les partis politiques étaient déjà créés dans la colonie et des
journalistes autochtones avaient déjà conquis les rédactions des publications en
vue. La question de l'armée et de ses futurs cadres congolais était alors à
l'ordre du jour.

Quant aux
soldats eux-mêmes, ils commençaient à se sentir comme méprisés, tant par leur
commandement blanc que par leurs compatriotes politiciens, qui se mettaient déjà
dans leur nouvelle peau des « excellences ». Dans tous les cas, depuis la
déception d'avoir été privés d'aller combattre l'ennemi allemand sur le terrain
européen, les soldats de la Force Publique alimentaient une méfiance que ne
pouvait laisser transparaitre leur apparente discipline sans failles. A même été
considéré comme insuffisant le cadeau à élévation au grade supérieur, réalisée
en faveur d'une centaine de policiers de la capitale, après la répression des
émeutes du 4 janvier 1959. Enfin, au sein même du commandement supérieur, tous
les officiers (blancs) ne partageaient pas totalement le point de vue d'Emile
Janssens. Le colonel Henniquiau, par exemple, était « mal vu » du seul fait
qu'il lui arrivait de manifester quelques comportements d'humanité à l'égard des
soldats indigènes.

Ce sont donc
l'ensemble de ces pressions venant de différents horizons qui ont poussé
l'autorité coloniale à une position plus nuancée. Ainsi, au lieu d'attendre la
matérialisation de la « bonne nouvelle pour 1960 » promise par le Général
Janssens, c'est beaucoup plus tôt qu'a dû s'ouvrir à Luluabourg l'Ecole pour
candidats adjudants, exactement le 28 septembre 1959. Mais, curieusement, juste
trois jours après l'ouverture officielle de cette académie, les candidats
recevaient déjà le galon recherché. Le 1er octobre 1959, en effet, neuf « gradés
d'élite » noirs de la Force publique devenaient sous-officiers, avec grade
d'adjudant. Il s'agissait de : Bobozo Louis, Ebeya Eugène, Elombo Emoi, Muke
Masaku Edmond Norbert, Mulamba Sébastien, Njoku Raphaël, Nyamaseko Bernard,
Tshimanga Albert, Yosa Malasi Paul.

C'est que,
contrairement aux vues du commandant en chef, il était apparu à tous, jusqu'au
Ministère des colonies à Bruxelles, que les noirs candidats officiers
témoignaient déjà d'une telle qualification expérientielle, d'une telle bravoure
à l'épreuve du feu et d'un tel sens de discipline que les syllabus de l'Ecole de
Luluabourg pouvaient attendre plutôt les promotions à venir. Ainsi, quelques
noirs purent entrer au mess des officiers dès 1959, donc nettement plus tôt que
ne le prévoyait le plan du Général Janssens.

Quoi qu'il en
soit, comme il l'a confirmé à la radio-télévision belge plus tard, Janssens le
Général, qui se qualifiait lui-même de « petit maniaque », était persuadé que le
bons sens a toujours été exclusivement de son côté : « il n'y a rien d'aussi
obtus qu'un civil qui ne veut pas comprendre un militaire
».

© Le Phare,
24.12.09

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