05.01.10 : Le mal spirituel de l’Afrique: le christianisme et l’islam (Tiburce Koffi)

Pauvre
Afrique ! Si au moins ses douleurs actuelles pouvaient être celles d’un
enfantement », lit-on dans « Le coup de vieux(1) » de Sony Labou Tansi
et Kaya Makhélé. En filigrane, le propos dit les tourments auxquels le
continent noir est en proie depuis des décennies — des siècles même,
quand nous promenons le regard sur l’histoire de l’Afrique, celle de
l’Afrique Noire surtout : guerres tribales, esclavage, traître
négrière, colonisation, néo colonisation, mal gouvernance, luttes sanglantes et insensées pour la conquête ou la préservation du pouvoir politique,
etc. ; autant de désespérances à mettre dans le lot de malheurs qui ont
frappé et continuent de frapper les Africains depuis les époques les
plus reculées de leur histoire, jusqu’aujourd’hui, au point où les plus
exigeants d’entre nous diraient que l’Afrique n’a pas encore dépassé
l’âge des déraisons. Bien sûr que ce ne sont pas les exégèses qui ont
manqué pour diagnostiquer le mal africain, depuis le temps des alarmes (justifiées) de René Dumont jusqu’à celui des consciences critiques d’aujourd’hui.
Et, apparemment, rien ne semble nous permettre de croire que les choses
iront mieux ; rien, sinon l’optimisme béat et sans raison du croyant.
Et pourtant, et pourtant, il faut que les choses changent — nous sommes
tous d’accord là-dessus : « Il faut que les choses changent ». Nous
savons ces choses que nous devons changer. Dès les années 1990, une
appellation a été promue pour désigner ces choses qui doivent changer :
« la mal gouvernance ». On en connaît, tous, le contenu : le
tribalisme, le népotisme, la corruption galopante, l’impunité, le culte
du désordre, de l’indiscipline, la fragilité de nos élites face au
pouvoir de l’argent, l’obsession du pouvoir, etc. On avait appelé cela,
notre « inadaptation à la modernité », ou bien notre « difficulté de
concilier tradition et modernité ». Les plus intellectualisés d’entre
nous avaient alors dit que pour soigner le mal africain, il fallait
qu’on procède à une « reconversion des mentalités » — la belle et
savante expression ! Et lorsqu’on avait fini de dire cela, on avait cru
qu’on était désormais bien partis pour guérir l’Afrique de ses maux.
Reconvertir les mentalités ! Mais à quoi fallait-il (ou faut-il) les
reconvertir ? Aux exigences de la modernité, du développement, bien
sûr. Questions appropriées toutefois : et si, en réalité, le problème
était plus profond que cela ? Et si, en réalité, c’était l’Afrique
elle-même qui refusait le développement ? — comme l’avait si
audacieusement pensé Axelle Kabou dans son fameux livre(2) qui a
effarouché l’intelligentsia africaine ? Mais aussi, comment penser un
seul instant que tout un continent, toute une race, au risque de
choisir la voie du suicide, puisse refuser ce qu’on appelle « le
développement » et secréter consciemment les germes de sa propre
destruction ? Comment croire que l’Afrique puisse refuser le
développement — concept qui, dans les faits, désigne seulement une
manière d’organiser la vie sociale, de sorte à procurer au citoyen, le
maximum d’aise, de bien-être ? Pouvoir se soigner, se déplacer, se
nourrir, se vêtir, s’instruire ; pouvoir donner librement son opinion
sur les problèmes de la cité, avoir du travail, participer en
conscience libre au mouvement et à l’histoire de sa société, la faire
prospérer, réduire le taux de misère, discipliner le peuple… Non, il
semble inimaginable que l’Afrique puisse refuser le développement !
Soit ! Mais alors, qu’est-ce qui explique cette incapacité d’organiser
au mieux la vie de leurs peuples, qu’affichent la plupart des
dirigeants africains ? Qu’est-ce qui explique ‘‘l’échec africain’’ dans
la course au développement (ou la marche vers le développement —
entendu qu’on n’est pas tous obligé de courir ?). Si le cadre étroit
d’un article ne peut se donner la prétention de faire le diagnostic
complet du mal africain, il peut cependant en dire quelques mots.

Inventaire des causes

Pendant
longtemps — l’attitude n’a guère changé —, l’accent a été mis sur trois
causes fondamentales qui expliqueraient le retard de l’Afrique : la
traître négrière, la colonisation, la néo colonisation. La première (la
traître négrière) occupe la première place dans l’inventaire de ces
causes ; elle ne semble pas avoir démérité cette place : en dépeuplant
le continent de ses bras valides pendant des siècles, la traître
négrière a en effet fortement handicapé le continent africain au profit
de l’Occident. La richesse capitaliste a indiscutablement une grande
part de fondation noire. La colonisation, en soumettant l’Afrique au
joug de la force militaire et à l’exploitation tous azimuts de ses
richesses, a prolongé son agonie. La néo colonisation a hypothéqué son
éveil. Les Africains peuvent alors et en toute légitimité, dire que
c’est l’Europe capitaliste et impérialiste qui est à la cause de leur
retard. Thèse que n’hésite pas à combattre Stephen Smith dans le ton
provocateur qu’on lui connaît ; on sait que, pour ce journaliste
essayiste, la traître négrière, la colonisation et la néo colonisation
ne sont pas les causes du retard de l’Afrique ; elles en sont les
conséquences. « C’est parce que l’Afrique était faible qu’elle a été
colonisée », affirme-t-il hautement dans son livre au titre impudique :
Négrologies. L’argument paraît difficilement réfutable ; dans tous les
cas, on remplirait des pages entières pour porter la contradiction à
Stephen Smith que nous ne répondrions pas pour autant à la question
fondamentale : comment sortir le continent africain du sous
développement et de la dépendance économique et politique qui le
caractérisent ? Moins évasif que bon nombre d’intellectuels africains
sur la question, l’écrivain ivoirien Jean-Marie Adiaffi a proposé dans
deux de ses livres (« Silence, on développe » et « Les naufragés de
l’intelligence », des solutions au mal africain. Pour cet écrivain qui
avait ‘‘l’Afrique dans la peau’’, le continent noir se doit de réaliser
une série de révolutions pour sortir de son état de dépendance et
accéder à la libération ; entre autres : une révolution scientifique et
technologique, une révolution culturelle, une révolution spirituelle,
etc. L’œuvre de Jean-Marie Adiaffi apparaît ainsi comme un vaste exposé
sur la problématique de la libération de l’Afrique(3).

Problématique de la libération

De
toutes les révolutions que propose Jean-Marie Adiaffi, celle qui m’a
toujours paru essentielle, est la révolution spirituelle ; il m’a
semblé raisonnable d’en faire un pendant de la révolution culturelle
qui fut une des charpentes sérieuses et décisives de la pensée et
l’action de Mao Tsé Toung. Sur cette question, l’interrogation qui nous
vient immédiatement à l’esprit est celle-ci : Et si, au-delà de toutes
les exégèses savantes qui ont été développées sur le mal de l’Afrique,
les sources du sous-développement du continent se trouvaient dans la
mauvaise gestion de sa spiritualité ? Voilà en effet un continent dont
la vie spirituelle (la plus perceptible, parce que spectaculaire) est
totalement empruntée aux peuples conquérants qui l’ont soumis : le
christianisme et l’Islam (les deux religions les plus présentes sur le
continent) sont effectivement des religions étrangères ; mieux (ou
pis), des religions de conquête, et donc de domination. Les armes ont
signé la défaite militaire de l’Afrique, le christianisme et l’islam
marquent sa capitulation spirituelle. Les canons ont contraint les
corps, les religions ont capturé l’âme des vaincus. Oui, en assistant à
l’assujettissement spirituel de son peuple par les pasteurs blancs, le
héros de Chinua Achebe (Things fall apart) a raison de dire que « Le
monde s’effondre ». La pire des défaites qui puisse consacrer
l’anéantissement d’un peuple, est sa capitulation spirituelle. Et nous
pensons qu’une des causes profondes et pertinentes du ‘‘retard’’ de
l’Afrique, est sa capture culturelle par la langue et la religion du
conquérant. Les difficultés qu’expose le continent noir à se
‘‘réveiller’’ ont certainement leurs origines dans le ‘‘pathos
spiritus’’ dans lequel baignent les pays africains (surtout ceux du Sud
du Sahara). Pris en effet entre l’attachement presque atavique à
l’humanisme animiste ou bossoniste (concept ‘‘adiaffien’’) et les
tentatives difficiles, très difficiles, d’appropriation ou
d’inculturation des humanismes islamique et ‘‘christianiste’’, les
Africains se retrouvent dans les tenailles d’une spiritualité floue,
désordonnée et finalement peu apte à répondre à leurs angoisses
métaphysiques et à résoudre les multiples contradictions que les défis
de la modernité dressent sur leur parcours. A la question du salut des
âmes, l’Asie répond par les réponses pensées par Bouddha ; les peuples
du monde arabe et du Moyen Orient, par les enseignements de Mahomet ;
l’Occident, par ceux de Jésus-christ. Et les Africains ?… Ballotté
entre les résidus de l’animisme (qui, par manque de penseurs et de
théoriciens, n’a jamais su renouveler ses cultes) et les enseignements
(pas toujours bien compris — parce que étrangers à leurs expériences du
monde) du christianisme et de l’islam, l’Africain passe de sectes en
sectes, de pratiques cultuelles en pratiques cultuelles, sans réelle
base spirituelle. Le résultat de tout cela donne un peuple fragile,
désorienté, manquant de ressorts intérieurs, éprouvant de la gêne,
sinon de la honte à assumer son propre héritage spirituel qu’il tente
de camoufler dans les pratiques cultuelles imposées par ceux qui l’ont
soumis : tout bon chrétien a son crucifix ou une représentation de la
Vierge Marie accroché (e) à un mur de sa maison (ou de son bureau), son
chapelet qu’il égrène avec une furieuse ferveur en récitant les versets
de la bible ou du coran. Ces objets le rassurent dans sa tentative
d’accéder au divin ; par eux, il se sent lié au sacré. Mais ces mêmes
africains chrétiens et/ou musulmans, vous diront que les perles de la
prêtresse komian ou la statue que la grand-mère garde au chevet du tara
sont des œuvres du démon ! Des amulettes sur lesquels ils jettent de la
suspicion et un mépris souverain ; cette suspicion et ce mépris que le
pasteur, le prêtre ou le grand Imam du quartier leur ont appris à jeter
sur les objets cultuels de représentation hérités de leur vraie
tradition religieuse. Les Africains chrétiens ou musulmans ont du mal à
accepter que le chapelet soit une amulette ; or il l’est en effet. Ils
ont du mal à comprendre que
le crucifix (parce qu’il n’est qu’un objet en lequel le croyant a
investi un pouvoir) est lui aussi, sur le strict plan définitionnel,
une amulette ; c’est-à-dire un objet qui nous sert de médium entre nous
et le divin. Cette disposition d’esprit débouche souvent sur des
comportements naïfs, voire ridicules, que l’on retrouve même chez les
plus ‘‘ évolués’’ d’entre nous : hautes personnalités politiques,
intellectuels de renommée, hauts cadres de l’administration, etc. Par
exemple : les chrétiens africains font le pèlerinage en Israël ou à
Lourdes pour y ramener de… l’eau. On leur a fait croire (et ils croient
effectivement en cela) que c’est de l’eau bénite. Ces mêmes chrétiens
africains refusent de croire que Dieu ait pu bénir l’eau de la rivière
sacrée de leur village, et que les ancêtres ont sublimée depuis des
siècles ! Demandez-leur d’aller prendre aussi un peu de cette eau
sacrée de leur village pour venir en ville, ils vous traiteront de
démon ! Demandez-leur de prier Dieu en se servant du collier de perles
(c’est bel et bien un chapelet bossoniste) ou des cauris de la komian ;
ils vous regarderont d’un regard suspicieux, mauvais et farouchement
désapprobateur. Parce que le maître blanc ou arabe leur ont appris que
ces objets cultuels hérités de leur culture la plus authentique, sont
des œuvres du démon ! L’Afrique spirituelle, à leurs yeux, doit être
chrétienne ou musulmane ou mahikariste, ou une de ces religions venues
d’Asie, qu’ils viennent de découvrir, et qui commencent à prospérer sur
le continent noir… Mais pourquoi donc Dieu bénirait-il seulement l’eau
des autres (…) et non pas aussi nos eaux à nous ? Pour quelle raison
ferait-Il de la discrimination entre les eaux ? (…) Que gagne Dieu à
disqualifier nos eaux ? Pourquoi ? Les mains des artisans qui
fabriquent les statues marchandes de la Vierge Marie sont-elles plus
pures que celles des artisans de nos villages qui ont créé les statues
que nos ancêtres ont vénérées et que nous avons rejetées parce que les
conquérants, ceux (qui nous ont vaincus) nous ont dit que c’étaient des
objets maléfiques ? Poussons la série d’interrogations jusqu’au bout :
pourquoi donc serait-ce à eux seuls que le Grand maître de l’Univers,
celui-là qui est au commencement de tout et par qui toute Justice est
possible, révélerait Sa Parole, et non pas à nous aussi, peuples noirs
? Nous qui, par l’animisme, avons su véritablement décréter Son
omniprésence (dans l’air, le feu, l’eau, le souffle du vent, ‘‘le
buisson en sanglot4’’, etc.) ? Sommes-nous coupables à ses yeux de
n’avoir inventé ni le canon ni la poudre ?… Un peuple qui se renie,
jusqu’à sa propre spiritualité, peut-il survivre aux agressions
extérieures ? Notre réponse est sans équivoque : non ! On le voit :
c’est à une véritable opération d’ajustement spirituel que devront
s’atteler les Africains, s’ils veulent sortir de leur état de
dépendance choquante. Car un peuple sans spiritualité propre est un
peuple fragile, ouvert à tous les échecs, et livré aux fantaisies et
appétits nocifs de tous les prédateurs.

Tiburce Koffi

Blog. http://tiburcekoffi.blospot.com

Notes :

1
– Une pièce signée de Sony Labou Tansi et Kaya Makhélé et interprétée
par La Compagnie didiga, à Abidjan et à Carthage au cours des années
1990, dans une mise en scène de Bernard Zadi.

2 – Conf. Et si l’Afrique refusait le développement ?

3 – C’est le sujet d’une thèse en cours que nous nous attelons à rédiger sur la production de cet écrivain.

4 – Fragment de vers emprunté à Birago Diop.

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