Repenser l’aide au développement (Samir Amin)

Si,
comme on le prétend, il y a dans l’aide deux « partenaires » – en principe égaux
– le pays donateur et le pays bénéficiaire, l’architecture du système aurait dû
être négociée entre ces deux ensembles d’Etats. Il n’en est rien. Le débat sur
l’aide a été enfermé dans un corset serré, dont l’architecture a été définie
dans la « Paris Declaration on Aid Effectiveness » (2005), rédigée au sein de
l’OCDE, imposée aux pays bénéficiaires de l’aide par l' « Accra Action Agenda »
(2008).
Dès le départ la procédure choisie est
donc illégitime.


La conditionnalité générale, définie par l’alignement sur les
principes de la mondialisation libérale, est omniprésente : favoriser la
libéralisation, ouvrir les marchés, devenir « attractif » pour les
investissements privés étrangers. De surcroît les moyens du contrôle politique
de la Triade (Etats-Unis, Europe et Japon) ont été renforcés par l’adjonction
d’une conditionnalité politique : le respect des droits humains, la démocratie
électorale et pluripartiste, la bonne gouvernance, assaisonnés par le discours
insipide sur la "pauvreté". La Déclaration de Paris constitue donc un recul en
comparaison des pratiques « des décennies du développement » (1960-1970) lorsque
le principe du choix libre par les pays du Sud de leur système et de leurs
politiques économiques et sociales était admis.


La pauvreté, la société
civile, la bonne gouvernance : la rhétorique pauvre du discours dominant de «
l’aide »


Le terme même de « pauvreté » relève du langage de la charité,
antérieur à la constitution du langage développé par la pensée sociale moderne,
qui cherche à être scientifique, c'est-à-dire à découvrir les mécanismes qui
engendrent un phénomène observable.


La « société civile » en
question est associée à une idéologie du double
consensus:

 

1) qu’il n’y a pas d’alternative à « l’économie de marché »
(expression elle-même vulgaire pour servir de substitut à l’analyse du «
capitalisme réellement existant ») ;

2) qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie représentative
fondée sur le multipartisme électoral pour servir de substitut à la conception
d’une démocratisation de la société, étant elle-même un processus sans
fin.


Le concept authentique de société civile doit restituer toute
leur place aux organisations de lutte : des travailleurs (syndicats), des
paysans, des femmes, des citoyens. Il intègre et n’exclut donc pas les partis
politiques du mouvement, réformateurs ou « révolutionnaires ». A leur place le
discours de l'"aide" donne la prééminence aux « ONG ». Cette option est
indissociable d’un autre pan de l’idéologie dominante, qui voit dans « l’Etat »
l’adversaire par nature de la liberté. Dans les conditions de notre monde réel,
cette idéologie revient à légitimer « la jungle des affaires », comme la crise
financière en cours l’illustre.


La « gouvernance » a été inventée comme substitut au « pouvoir ».
L’opposition entre ses deux qualificatifs – bonne ou mauvaise gouvernance –
rappelle le manichéisme et le moralisme, substitué à l’analyse de la réalité.
Encore une fois cette mode nous vient de la société d’outre Atlantique, où le
sermon domine le discours politique. L’idéologie visible sous jacente s’emploie
tout simplement à évacuer la question véritable : quels intérêts sociaux le
pouvoir en place, quelqu’il soit, représente et défend ? Comment faire avancer
la transformation du pouvoir pour qu’il devienne progressivement l’instrument
des majorités, en particulier des victimes du système tel qu’il est ? Etant
entendu que la recette électorale pluripartiste a prouvé ses limites de ce point
de vue et que, dans les faits, les diplomaties de la triade impérialiste
pratiquent le "deux poids, deux mesures" sans scrupule, singulièrement en ce qui
concerne les "droits de l'homme".


Aide, géo-économie,
géopolitique et géostratégie


Les politiques
d’aide, le choix des bénéficiaires, des formes d’intervention sont
indissociables des objectifs géopolitiques.


Les différentes régions de la Planète ne remplissent pas des
fonctions identiques dans le système libéral mondialisé. L’Afrique
sub-saharienne est parfaitement intégrée dans ce système global, et en aucune
manière « marginalisée » comme on le dit hélas, sans réfléchir, trop souvent :
le commerce extérieur de la région représente 45 % de son PIB, contre 30 % pour
l’Asie et l’Amérique latine, 15 % pour chacune des trois régions constitutives
de la triade. L’Afrique est donc quantitativement « plus » et non « moins »
intégrée, mais elle l’est différemment.(1)


La géo-économie de la région repose sur deux ensembles de
productions déterminantes dans le façonnement de ses structures et la définition
de sa place dans le système global :

 

1) des productions agricoles d’exportation « tropicales » : café,
cacao, coton, arachides, fruits, huile de palme etc ;

2) les hydrocarbures et les productions minières : cuivre, or, métaux
rares, diamant etc. Les premiers sont les moyens de « survie », au-delà de la
production vivrière destinée à l’auto-consommation des paysans, qui financent la
greffe de l’Etat sur l’économie locale et, à partir des dépenses publiques, la
reproduction des classes moyennes. Ces productions intéressent plus les classes
dirigeantes locales que les économies dominantes. Par contre, ce qui intéresse
au plus haut point ces dernières ce sont les produits des ressources naturelles
du continent. Aujourd’hui les hydrocarbures et les minerais rares. Demain les
réserves pour le développement des agro-carburants, le soleil,
l’eau.


La course aux territoires ruraux destinés à être convertis à
l’expansion des agro-carburants est engagée en Amérique latine. L’Afrique offre,
sur ce plan, de gigantesques possibilités. Madagascar a amorcé le mouvement et
déjà concédé des superficies importantes de l’Ouest du pays. La mise en œuvre du
code rural congolais (2008), inspiré par la coopération belge et la FAO
permettra sans doute à l’agri-business de s’emparer à grande échelle de sols
agraires pour les « mettre en valeur », comme le Code Minier avait permis
naguère le pillage des ressources minérales de la colonie. Les paysans,
inutiles, en feront les frais ; la misère aggravée qui les attend intéressera
peut être l’aide humanitaire de demain et des programmes « d’aide » pour la
réduction de la pauvreté !


La nouvelle phase de l’histoire qui s’ouvre est caractérisée par
l’aiguisement des conflits pour l’accès aux ressources naturelles de la planète.
La triade entend se réserver l’accès exclusif à cette Afrique « utile » (celle
des réserves de ressources naturelles), et en interdire l’accès aux « pays
émergents » dont les besoins sur ce plan sont déjà considérables et le seront de
plus en plus. La garantie de cet accès exclusif passe par le contrôle politique
et la réduction des Etats africains au statut d’"Etats clients". L’aide
extérieure remplit ici des fonctions importantes dans le maintien des Etats
fragiles dans ce statut.


Il n’est donc pas abusif de considérer que l’objectif de l’aide
est de « corrompre » les classes dirigeantes. Au-delà des ponctions financières
(bien connues hélas, et pour lesquelles on fait semblant de croire que les
donateurs n’y sont pour rien !), l’aide devenue « indispensable » (puisqu’elle
devient une source importance de financement des budgets) remplit cette fonction
politique. Il est alors important que cette aide ne soit pas réservée
exclusivement et intégralement aux hommes aux postes de commande, au «
gouvernement ». Il faut aussi qu’elle intéresse également les « oppositions »
capables de leur succéder. Le rôle de la société dite civile et de certaines ONG
trouve sa place ici.


L’aide en question, pour être politiquement efficace, doit
également contribuer à maintenir l’insertion des paysans dans ce système global,
cette insertion alimentant l’autre source des revenus de l’Etat. L’aide doit
donc également s’intéresser au progrès de la «modernisation » des cultures
d’exportation. Le cas du Niger illustre à la perfection l’articulation
ressources minérales stratégiques (l’uranium) / aide « indispensable » /
maintien du pays dans le statut d’Etat client.(2)


Dans un excellent article publié par le Monde Diplomatique (3),
l’auteur a établi avec force cette liaison. Le Niger est, pour les puissances
occidentales, avant tout, un « pays de l’uranium ». Les diplomaties de la triade
le savent et la situation géographique du Niger leur fait craindre le pire.
C’est pourquoi l’arme de la « rébellion touareg » est mobilisée ici, avec
cynisme. Le conflit autour des concessions, jadis monopole exclusif de la
France, révèle la réalité de la menace (par l’entrée en lice de la
Chine).


Les contours d’une aide
alternative qui mériterait son nom


L’élaboration d’une vision globale de l’aide ne peut être
déléguée à l’OCDE, à la Banque Mondiale ou à l’Union Européenne. Cette
responsabilité revient à l’ONU et à elle seule. Que cette organisation soit, par
nature, limitée par le monopole des Etats, censés représenter les peuples, soit.
Mais il en est tout autant des organisations au service de la triade. Que l’on
se propose de renforcer une présence plus « directe » des peuples aux côtés des
Etats, soit. Discuter des formes possibles de celle-ci mérite attention. Mais
cette présence doit être conçue pour renforcer l’ONU. On ne peut lui substituer
des formules de participation d’ONG (triées sur le volet) à des conférences
conçues et gérées par le Nord (et manipulées forcément par les diplomaties du
Nord). C'est pourquoi il faut soutenir l’initiative prise par l’ECOSOC en 2005
pour la création du « Developpement Cooperation Forum » (DCF). Cette initiative
amorce, sur cette question, la construction de partenariats authentiques dans la
perspective de celle d’un monde polycentrique. L’initiative est, comme on
pouvait l’imaginer, fort mal reçue par les diplomaties de la
Triade.


Mais il faut aller plus loin et oser franchir une « ligne rouge
». Non pas « réformer » la Banque Mondiale, l’OMC, le FMI. Non pas se limiter à
dénoncer les conséquences dramatiques de leurs politiques. Mais proposer des
institutions alternatives, en définir positivement les tâches et en dessiner les
contours institutionnels. L’option pour une aide alternative est indissociable
de la formulation d’un développement alternatif. Les grands principes qui
donnent un sens au développement sont au moins les suivants
:

 

1) Le développement exige la construction de systèmes productifs
diversifiés, c'est-à-dire en premier lieu engagés sur la route de
l’industrialisation. On ne peut que constater le refus tenace de reconnaître la
nécessité de cette perspective pour l’Afrique subtropicale. Comment comprendre
autrement les propos concernant la "dérive industrielle démentielle" tenue sur
le sujet qui devraient faire rire (quel est le pays africain actuel concerné qui
est « sur-industrialisé » !), hélas repris parfois par des amis «
altermondialistes ». Ne voit-on pas que ce sont précisément les pays qui se sont
engagés sur cette voie « démentielle » qui sont aujourd’hui les pays dits
émergents (la Chine, la Corée et quelques autres) ?


2) A leur tour, la diversification et l’industrialisation
exigeront la construction de formes de coopérations régionales adéquates. Les
formes de celles-ci doivent être réinventées pour être cohérentes avec les
objectifs du développement dessinés ici. Les « marchés communs » régionaux, qui
dominent les institutions en place (quand elles existent et fonctionnent) ne le
sont pas, ayant été conçus, eux-mêmes, comme des blocs constitutifs de la
mondialisation libérale (4). La coopération Sud Sud doit prendre la relève.
D'ailleurs, pour de bonnes raisons, les pays du Sud donateurs ont refusé de
participer au "club des donateurs" de la triade
impérialiste.


3) Les problèmes du monde rural et du développement de
l’agriculture ne peuvent pas ne pas être placés au centre de la définition d’une
stratégie pour un autre développement La Déclaration de Paris ne sort pas du
cadre de la vision héritée de la colonisation, c'est-à-dire celle d’une
agriculture d’exportation de produits tropicaux, lesquels bénéficieraient selon
la théorie conventionnelle « d’avantages comparatifs ». En contrepoint, il faut
donner la priorité au vivrier dans la perspective de la souveraineté alimentaire
et non de la sécurité alimentaire qui est à l'origine de la « crise alimentaire
» en cours. Cette priorité implique la mise en oeuvre de politiques fondées sur
le maintien d’une population rurale importante (en réduction lente et non
accélérée). L’accès aussi égal que possible au sol et aux moyens de l’exploiter
correctement, commande cette conception de l’agriculture paysanne. Cela implique
ici des réformes agraires, là le renforcement de la coopération, partout des
politiques macro-économiques adéquates (crédit, fourniture des intrants,
commercialisation des productions).


Ces mesures sont différentes de celles que le capitalisme
historique a mis en œuvre en Europe et en Amérique du nord, fondées sur
l’appropriation du sol, sa réduction au statut de marchandise, la
différenciation sociale accélérée au sein de la paysannerie et l’expulsion
rapide du surplus de ruraux « inutiles » (5). L’option préconisée par le système
dominant, fondée sur la rentabilité financière et le productivisme à court terme
(augmenter rapidement la production, au prix de l’accélération de l’expulsion
des paysans en surplus) répond certes bien aux intérêts des transnationales de
l’agro-business et d’une classe nouvelle de paysans riches associés, mais pas à
ceux des classes populaires et de la Nation.


L'alternative implique une remise en cause radicale de la
libéralisation mondialisée de la production et du commerce international des
produits agricoles et alimentaires, comme l'a démontré avec force Jacques
Berthelot. Elle passe par des politiques nationales de
construction/reconstruction de Fonds nationaux de stabilisation et de soutien
aux productions concernées complétées par la mise en place de Fonds
internationaux communs pour les produits de base, permettant une réorganisation
alternative efficace des marchés internationaux des produits agricoles
(6).

 

4) Le développement alternatif esquissé impose une maîtrise véritable
des rapports économiques avec l’extérieur, entre autre l’abandon du système des
« changes libres », prétendus « régulés par le marché », au bénéfice de systèmes
nationaux et régionaux de changes contrôlés. Il se fonde sur le principe de la
priorité donnée aux marchés internes (nationaux et régionaux), et, dans ce
cadre, en premier lieu, aux marchés répondant à l’expansion de la demande des
classes populaires, non au marché mondial. C’est ce que j’appelle un
développement autocentré et déconnecté, rejoignant les développements proposés
par Yash Tandon dans le livre auquel cette préface est
consacrée.


NOTES :

(1) Samir Amin, Is Africa really marginalized ?, in, Helen Lauer
(ed), History and Philosophy of Science, Hope Public, Ibadan
2003.


(2) Le cas du Niger, étudié par une équipe du FTM, est
exemplaire. Ce pays reçoit une "aide" d'une ampleur exceptionnelle (50 % de son
budget) et demeure néanmoins en queue de la liste des pays les plus pauvres.
Faillite de l'aide ? Ou plutôt faillite du modèle de développement imposé par
cette "aide".


(3) Anna Bednik, Bataille pour l’Uranium au Niger, Le Monde
diplomatique, Juin 2008.

(4) Samir Amin et Bernard Founou-Tchuigoua, Les régionalisations,
quelles régionalisations ? Site Web FTM ; partiellement in S. Amin et alii,
Afrique, exclusion programmée ou Renaissance, Maisonneuve et Larose, 2005, pp
129 et suiv.


(5) Samir Amin, Globalisation and the Agrarian Question; in, B.N.
Ghosh (ed), Globalisation and the Third World, Palgrave
2006.


(6)Jacques Berthelot, Site Web.

Jean Pierre Boris, Le roman noir des matières premières, Pluriel,
2005.

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