Les comptes macabres de l’Est du Congo (Guy De Boeck)


Aligner les cadavres et les compter comme s’il
s’agissait de jambons ou de poissons fraîchement pêchés, a déjà quelque chose
qui met mal à l’aise. En outre, ces morts-là résultent d’un conflit ce qui, en
dehors de tout ce qu’un mort représente pour ceux qui l’ont connu de son vivant,
ajoute à la chose une dimension patriotique et même politique.

Cela s’exprime en général chez les Congolais par
des formules comme « On crache sur nos morts » ou « De
pseudo-scientifiques sont payés pour contester les chiffres… ». Ces
réactions émotionnelles sont – ô combien ! – compréhensible, mais elles
sont hors de propos.

Il faut bien dire que tout cela fait
irrésistiblement penser à une autre situation congolaise, particulièrement
sinistre : les calculs macabres qui entourent les tentatives pour établir
un bilan approximatif de la dépopulation congolaise entraînée par le « caoutchouc
rouge » de Léopold II. Et cette ressemblance n’est pas due au seul hasard…

 

Ce qu’il y a d’intéressant dans les différents
calculs et chiffres en présence, c’est précisément qu’ils sont si différents.
Pour résumer : 

L’ONG IRC (USA) : 4.000.000 de
morts entre 1998 et 2004 

ANDRE LAMBERT ET LOUIS LOHLE-TART,
DEMOGRAPHES de Liège : de 1992 – et non pas de 1998 –, aux troubles :
environ 200.000 MORTS. 

Université
Simon-Fraser
à Vancouver : 900.000 morts entre 2001 et 2007,
beaucoup moins que le bilan estimé de l’IRC de 2,83 million

 

Quand on arrive, entre des scientifiques utilisant
tout de même des méthodes similaires, à des résultats aussi dramatiquement
différents, et bien que certains écarts puissent s’explique par la fait
d’utiliser des estimations et on des chiffres précis, par des différences
d’échelle dans l’espace et dans le temps, il faut quand même accepter de se
poser la question : l’instrument de mesure est-il adéquat ?

Car, même si on accepte l’hypothèse, un peu trop
facilement mise en avant par les uns et les autres , du « scientifique
payé pour obtenir un certain résultat », le savant sensible à l’appât du
gain devrait encore se cantonner dans une certaine vraisemblance, à la fois
pour justifier « l’enveloppe » qu’on suppose lui avoir été glissée
(car des chiffres falsifiés si grossièrement que nul ne pourrait y croire
seraient à l’inverse du résultat de propagande recherché) et aussi pour
protéger sa carrière (à quoi lui servirait un somptueux pot-de-vin s’il devait
ensuite être considéré comme un pestiféré par tout la communauté
scientifique ?). Pour pouvoir se permettre des écarts pareils, il faut
avoir un instrument caduc, et qui en réalité ne mesure plus rien.

Un calendrier mobile dans
un espace à géométrie variable

Les trois calculs visent tous à établir la hauteur
d’un tas de cadavres, mais ceux-ci n’ont pas été ramassés en même temps ni dans
les mêmes endroits, bien que dans les trois cas ces endroits s’appellent
« le Congo ».

C’est ici que des préoccupations politiques
montrent le bout de leur nez. Envisager 1998 comme date initiale attribue un rôle de causalité – qui n’est pas
exprimé mais qui découle de la simultanéité dans le temps – à l’attaque
rwandaise de 98. Mais il écarte ce faisant les dégâts de la guerre « de
Libération » de 96 – 97, ainsi que l’hypothèse que des événements encore
plus anciens (comme par exemple des opérations de guérilla et de
contre-guérilla menées depuis les camps de réfugiés rwandais d’une part et depuis
Kigali d’autre part) puissent faire partie du lot.

Or, le statut que l’on doit accorder à la guerre de
96/97 et le rôle exact qu’y a joué l’AFDL, sont objets de polémique entre
Congolais et fondent – ou ébranlent – certaines prétentions à la légitimité. La
thèse AFDL est que Laurent Kabila a été le leader d’un grand mouvement de
libération nationale qui a secoué la dictature avec un léger appui de pays
voisins. La thèse opposée est bien sûr que c’est une première attaque
rwando-ougandaise, avec une AFDL fantoche jouant politiquement le rôle de
passeport pour entrer au Congo et militairement le rôle… disons de « boy
porte-fusil » de l’armée rwandaise. Il y a bien sûr toutes les positions
intermédiaires. Il faut même remarquer, parfois, des thèses incohérentes comme
celle qui déclare que l’AFDL n’avait aucune légitimité populaire, étant un
fantoche des Rwandais, mais inscrivent néanmoins au nombre de ses crimes la
liquidation des camps de réfugiés Hutu dans l’Est du Congo. Il va de soi qu’on
ne peut être en même temps « petit boy » et principal
responsable !

 

Le problème est, bien sûr, que l’on ne se trouve
pas devant la situation « classique » (c'est-à-dire celle de guerres
européennes du XX° siècle) où la guerre est comprise entre deux dates précises :
la déclaration de guerre et l’armistice. Rien de tel à l’Est du Congo. On a
affaire à ce que j’ai appelé ailleurs « La Guerre qui ne dit pas son nom ».

Il faudrait donc trouver un élément initial, où
pour la première fois un des éléments des problèmes actuels serait apparu. Or,
il y a unanimité des parties en cause sur l’existence d’un tel événement, même
si les interprétations et appréciations à son sujet divergent. Cet événement
est la présence accrue, dans l’Est du Congo, de populations rwandaises. De tels
déplacement sont liés à des criantes découlant de l’instabilité du pays d’origine.
Celles-ci, qui se sont vérifiées, faisaient suite à la généralisation, en
Afrique, des opérations « Conférences Nationales et Elections des Messieurs Propres », elles-mêmes
consécutives au virage de la politique américaine après l’effondrement de l’URSS.
Il faudrait donc remonter jusqu’en 1990, non en 1992. Quant à une date de fin…
on ferait peut-être mieux d’attendre que la guerre soit effectivement finie !

 

Un autre point sur lequel les Romains, c'est-à-dire
les démographes, s’empoignèrent concernait l’étendue géographique à prendre en
compte.

L’expression « Guerre de l’Est » ou « événements
de l’Est » concerne fondamentalement trois provinces : les deux Kivus
et la Province Orientale.
Encore devrait-on ajouter que tous les districts de ces provinces ne sont pas
également concernés et que, même, les choses peuvent différer beaucoup d’un
territoire à l’autre ! Mais il y a eu aussi des épisodes qui nt largement
débordé : un raid des Rwandais en direction de Kinshasa, des tueries de « seigneurs
de la guerre » au Katanga, pour ne citer que quelques exemples. Et l’on se
trouve bientôt devant la nécessité d’inclure dans « l’Est » à peu
près la moitié du Congo, ce qui bien entendu a pour résultat d’abaisser les
chiffres en y incluant des régions peu touchées par le conflit.

Et l’on peut se demander si les calculs ne devaient
pas être effectués tout simplement sur l’ensemble du territoire congolais. Après
tout ; lorsqu’on calcule les pertes humaines de l’URSS durant la guerre de
40, on se soucie assez peu du fait que les habitants de Khabarovsk aient été fort
loin des armées allemandes !

Imprécision

Un autre facteur de doutes est l’extrême
déliquescence des structures administrative du Zaïre à son crépuscule, qui fait
que depuis les années ’80, on n’a plus de chiffres réellement crédibles.

Il est facile de comprendre le problème qui se
pose. Dans un état établi, recensé et cadastré, il est assez simple de faire le
bilan d’une période de l’histoire. On prend le chiffre de la population au
début des événements, et celui qui en a suivi immédiatement la fin. On voit
aussitôt s’il y a une baisse significative, qui pourrait être liée aux dits
événements. Encore faut-il voir ce que signifie « assez
simple » ! Lorsqu’on essaie, par exemple, de savoir combien la France perdit d’habitants
avec la Révocation
de l’Edit de Nantes, on a la surprise de voir que les estimations varient entre
60.000 et 2 millions ! Et il s’agit là d’un pays où l’on tenait des
registres de longue date, et d’une émigration vers d’autres pays, où l’on en
tenait de tout aussi bons. Dans un état inexistant comme l’était le Zaïre en
fin de course, rien de semblable car on ne dispose que d’approximations.

Même lorsqu’on a des chiffres précis, par exemple
parce que l’officier de service a fait compter les cadavres, les choses ne sont
pas totalement limpides. Dans un contexte de guerre, on se borne parfois à
compter les hommes, considérant que les femmes et les enfants, ou les porteurs,
étant non combattants, ne présentent aucun intérêt militaire, et peuvent donc
être négligés.

Autre exemple : comment interpréter les
comparaisons faites dans une région à quelques années de distance? On nous dit
qu’en l’an X il y avait des marchés très actifs et beaucoup de monde dans les
villages, et que dix ans plus tard l’activité était devenue nulle et que les
plantes de la brousse poussaient là où il y avait eu des maisons. Sans mettre
aucunement en doute ce que le témoin a vu, comment faut-il l’interpréter ?
On peut fort bien penser que les opérations liées à la guerre ont empêché les
gens de poursuivre leurs activités commerciales et que, celle-ci disparue, les
villages qui en vivaient ont été désertés par leurs habitants. D’autre part, il
y a des changements dans les activités commerciales. Si, à un certain endroit,
de tenait un important marché de produits et fournitures associées à tel ou tel
secteur spécifique, la fin de la demande pour ce produit a forcément signifié
le déclin du marché et de l’agglomération, comme c’est le cas régulièrement
lorsque se produisent des changements économiques importants. Il n’est pas
nécessaire de postuler un massacre. Mais rien ne prouve qu’il n’ait pas eu
lieu…

Les habitants ont souvent cherché à s’échapper par
l’exode, qui n’allait pas lui-même sans dangers : terres inconnues où il
fallait faire, en pionnier, des débuts précaires, lourds travaux de défrichage,
rencontre de populations hostiles, etc… Ceux qui ont fui n’ont pas
nécessairement été définitivement sauvés. Mais, un homme qui n’est plus là
n’est pas forcément un homme mort. Bref, s’il est certain qu’il y a eu des
morts, il y a aussi certainement de nombreuses raisons pour lesquelles
l’établissement d’un chiffre vraiment précis est presque impossible.

Il ne faudrait tout de même pas que ce « flou »
inévitable serve de prétexte à négationnisme. Il ne faut pas en faire un
brouillard si épais qu’il empêcherait de reconnaître que la guerre de l’Est, en
particulier le travail forcé qui fait irrésistiblement penser au « red rubber » léopoldien, a été la
cause déterminante de très nombreux décès, que l’on parle de millions de
personnes et que cela représente une fraction importante de la population.

Estimations

Il est donc manifeste que, sans avoir en rien la
volonté de couvrir ou de masquer quoi que ce soit, on n’arrivera jamais au
résultat que l’on aimerait obtenir : une liste nominale des morts avec la
cause de leur décès, ou du moins un nombre précis. Mais, cela posé,
l’information lacunaire ne doit pas non plus servir d’alibi à un flou artistique
qui rend les choses tellement peu visible qu’on peut ne pas les voir et,
ensuite, n’ayant rien vu, feindre d’ignorer qu’il a pu se passer quelque chose.

« Quelque chose », ce n’est pas forcément
spectaculaire. On a tendance à s’imaginer le « mort congolais de
l’Est » comme une personne décédée de mort violente, abattue ou torturée.
La réalité est un peu différente. Les victimes indirectes ont sans doute été
bien plus nombreuses que les meurtres directs, délibérés et volontaires. Les
massacres ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

 

Durant les 15 dernières années, on a imposé aux
habitants toute une série de changements dans leur milieu et leur manière de
vivre : déplacements de population, travail obligatoire, impôt, corvées,
etc… Parmi ces changements, l’utilisation de punitions cruelles et
spectaculaires n’a été qu’un phénomène secondaire. Ces changements, très
profonds et touchant la vie quotidienne de tous, ne peuvent avoir été étrangers
à l’évolution démographique du pays.

Des mots comme « génocide », ou même
« meurtre » relèvent du droit ou de la morale, et n’ont avec
l’histoire qu’un rapport indirect. Ils n’en ont pas plus avec la démographie. L’histoire
cherche avant tout à reconstruire les faits du passé. La démographie constate
l’évolution numérique des populations, ne connaît que les chiffres et ne se
soucie pas de savoir s’ils ont une connotation agréable ou pénible pour les
intéresser. Je ne veux nullement dire que les historiens ou les démographes
sont des gens dépourvus de sentiments, de tripes ou de cœur. Je dis simplement
qu’ils ont le devoir de ne pas laisser leurs sentiments, fusent-ils nobles et
humanitaires, interférer dans leur travail.

Il n’est donc guère étonnant que les historiens  et démographes de profession aient souvent
réagi plus que frileusement devant certaines mises en cause qui recouraient à
des mots à forte charge émotionnelle comme « holocauste », d’autant
plus que cette charge, par-dessus le marché, avait été acquise dans un contexte
tout à fait différent.

Causalité

La question se pose de savoir si les conséquences
néfastes pour la population étaient prévisibles. Dans l’affirmative, l’on
pourra affirmer, dans certains cas que la disparition de cette population a été
délibérément recherchée, dans d’autres que l’on a délibérément choisi
d’ignorer, par exemple les risques qu’un certain environnement ferait courir à
la santé des gens appelés à y travailler, parce que l’on faisait passer le profit avant la santé du
travailleur.

Il est en effet arrivé, au cours de l’histoire, que
des populations disparaissent, ou voient leur nombre diminuer dans de telles
proportions qu’elles avaient peine à survivre en tant que groupe social
cohérent, à la suite de phénomènes imprévisibles.

Les résultats d’une guerre, en effet, ne dépendent
pas seulement du nombre d’adversaires en présence et de la qualité de leurs
armements, mais aussi de leurs conceptions tactiques et stratégiques, et de la
capacité de l’ensemble de leur tissu social à supporter l’effort de guerre.
Dans le type d’économie agraire de subsistance qui prévaut encore souvent en
Afrique noire, il est impossible de constituer des réserves pour longtemps ou
même de vivre longtemps sur le pays. Il est quasiment impossible de se passer
longtemps des hommes pour l’acquisition de la subsistance.

Déjà à propos des campagnes coloniales, on est
amené à se poser la question: comment des guerres relativement courtes,
engageant peu de troupes, ont- elles coûté tant de vies? Il y eut, comme dans
toutes les guerres, des victimes civiles qui n’eurent que le tort de se trouver
sur le trajet d’une balle perdue. Celles-ci furent d’autant plus nombreuses que
les Africains allaient à la guerre en emportant leur famille, en particulier
leurs femmes, chargées d’évacuer les blessés et parfois même de ramasser les
armes et les munitions tombées sur le champ de bataille. La présence à
proximité des combats de non-combattants : femmes, enfants, porteurs,
néanmoins fort exposés, alourdissait les pertes. Ajoutons que si les pertes au
combat étaient souvent normales, les retraites tendaient à se changer en
d’affreuses déroutes, où les pertes étaient importantes. Mais surtout, la
guerre démuselait deux autres monstres, bien plus redoutables: la famine et
l’épidémie.

 

Rudimentaire et sensible, l’économie de subsistance
s’écroulait bientôt sous le choc d’opérations militaires prolongées. Les champs
n’étaient plus plantés ni récoltés. Ils étaient souvent brûlés ou pillés. La
faim apparue et les gens une fois affaiblis, les moindres maladies,
ordinairement endémiques et anodines, faisaient d’énormes ravages. D’autant
plus que Les déplacements de personnes consécutifs à la guerre augmentaient les
occasions de contagion et amenaient d’autres régions des maladies jusque-là
inconnues. Ces situations n’ont guère changé, et, lorsqu’une guerre éclate en
Afrique, la guerre elle-même, c’est-à-dire les morts au combat, cause toujours
beaucoup moins de pertes, même avec les armes actuelles, que ses conséquences
indirectes sur l’alimentation et la santé des populations. Si la guerre est
ravageuse, en Afrique, c’est beaucoup moins parce que les opérations militaires
y seraient plus meurtrières qu’ailleurs que parce que l’insécurité elle-même
tue. Ce qui vaut pour la guerre vaut pour tout ce qui peut amener des paniques,
des mouvements de population désordonnés, hâtifs… Cela vaut aussi pour tout ce
qui tient la population longuement à l’écart de ses occupations vivrières
habituelles (agriculture, chasse, pèche, cueillette). La recherche du coltan
(ou la fuite pour y échapper !) cause ce genre de déplacements.

 

Dés avant
les
dernières
opérations autour de Goma, l’on avait déjà constaté que les régions agricoles
du Kivu, qui sont normalement l’un des « greniers » du Congo, ne
produisent plus leur propre nourriture. Les gens se sont habitués à être
dépendants de la nourriture de l’UNHCR, de celle qui est détournée de l’UNHCR
ou achetée… en grande partie ay Rwanda ! Il semblerait même que des
commerçants rwandais achètent les produits des paysans kivutiens qui cultivent
encore, les conditionnent au Rwanda et les revendent sur les marchés du Kivu,
avec, faut-il le dire, une considérable plus-value. Transformer les paysans,
par milliers, en vagabonds, c’est compromettre gravement les récoltes de
l’année 2008/2009. Il est peut-être déjà trop tard. Marcher jusqu’à
l’épuisement, dormir dans des taudis humides, ne disposer, tant pour sa
toilette que pour boire, que d’eau plus que douteuse, le tout sans manger à sa
faim, où veut-on que cela mène ? La typhoïde et le choléra sont parmi les
conséquences les plus probables. Toutes les guerres s’accompagnent d’exodes,
personne n’aimant rester sur un champ de bataille. Mais ailleurs, ce sont des
déplacements temporaires, sans grandes conséquences. Au Kivu, on en a fait un
mouvement perpétuel en chassant les gens d’un camp à l’autre, ces camps étant
eux-mêmes attaqués et détruits. Et, en rendant ainsi les campagnes de plus en
plus stériles, en les empêchant de nourrir leurs habitants lancés dans cette
fuite infernale, le mouvement perpétuel devient une spirale de mort. Les
attaques sur les camps de réfugiés ne sont rien d’autres que des manœuvres
d’extermination, qui ne tueront peut-être que dans six mois, dans un an ou
plus. Cela fera petit à petit du Kivu, non pas un désert car il restera
verdoyant, mais une terre de plus en plus dépeuplée.

 

Instrument inadéquat

Or, on constate que, dans cette situation, les
démographes usent d’instruments inadéquats. Inadéquation parce qu’ils se réfèrent
à une équation qui n’est plus vraie aujourd’hui, en particulier dans le cadre
des guerres africaines de ces dernières années : « guerre=surmortalité »

Cela repose sur des faits, qui ont caractérisé les
guerres européennes de Napoléon à 1914 : la guerre tuait avant tout des
soldats, c’est à dire des hommes jeunes ayant encore beaucoup d’années à vivre.
La mort de nombreux hommes de 20 ans laisse une marque nette dans les
statistiques.

La Première Guerre Mondiale a été le dernier conflit
de ce type. La Deuxième
a fait autant de victimes civiles que militaires. Depuis lors, bien qu’il n’y
ait plus eu de conflits d’une telle ampleur, tous les « petits conflits »,
étalés du Vietnam à la
Yougoslavie
ont montré un nouveau visage de la guerre :
elle épargne les soldats et tue avant tout des civils.

Dans le contexte des conflits européens, beaucoup
de ces civils tombaient au moins dans des circonstances de guerre clairement
reconnaissables, par exemple durant un bombardement aérien, et il y avait des
registres administratifs ou hospitaliers pour garde mémoire de ces
circonstances. On peut donc savoir ainsi qu’un homme très âgé, dont la mort
pourrait passer pour « statistiquement naturelle », a néanmoins été
victime de la guerre, car il ne courait plus assez vite pour s’échapper de sa
maison bombardée. Il en va tout autrement dans les pays du Tiers-monde, où les infrastructures
administratives et sanitaires sont inexistantes. Car la guerre tue beaucoup
moins par des attaques directes comme les bombardements que par un durcissement
de toutes les conditions d’existence. Or, il y a un certain nombre de plaies
endémiques liées à la misère, par exemple, une forte mortalité infantile, une
mortalité périnatale également élevée, un taux important de troubles liés à la
malnutrition et aux parasitoses. Il n’est pas difficile de comprendre que dans
bien des cas où les gens se trouvaient déjà dans des conditions minimales de
survie, de conditions de vie encore un peu plus dures signifient la mort pure
et simple, non pas d’un coup de feu, mais simplement d’épuisement, quelque part
le long d’un chemin en brousse.

 

Tant que
la guerre frappait de préférence les militaires, population jeune et saine
ayant une belle espérance de vie, la mortalité « de guerre » se
distinguait en effet de la mortalité « de paix » par un
accroissement, une « surmortalité ».Mais que se passe-t-il quand elle
se met à faucher surtout les civils, avec cette circonstance aggravante qu’on
ne travaille que sur des statistiques.

Supposons
une de ces histoires sinistres comme il y en a eu vers 1944 : les
Allemands prennent des otages, au hasard, dans la population d’un village, et
les fusillent. Parmi les morts, il y a un vieil homme de 80 ans. Qu’est-ce qui
permettra de savoir qu’il a été victime de la guerre ? Simplement le fait
que le reste de la population se rappellera que « Le vieux père Jules
Dupont a été fusillé par la
Boches
 ». Statistiquement, la mort d’un homme de 80 ans
ne laisse aucune trace d’anomalie ! La mort d’un vieillard ne paraît
jamais anormale si on ne le connaît pas individuellement et si l’on n’a pas
relevé de circonstances suspectes. Ce qui, par définition, échappe dès que l’on
n’a des faits qu’une connaissance statistique.

La faim,
la soif, les marches épuisantes, le manque de soins et d’hygiène, toutes ces
circonstances dont nous avons dit qu’elles tuent, dans le guerres africaines,
bien plus que les balles et les canons, et auxquelles il faut ajouter, comme le
disent judicieusement nos démographes « les conséquences de la gestion désastreuse du pays par le régime du
maréchal Mobutu 
», c'est-à-dire le délabrement général des structures,
en particulier humanitaires ou sanitaires, toutes ces circonstances enfin, qui
font que la survie devient de plus en plus dure, ne provoquent cependant pas
une mortalité bien différente de celle des circonstances
« ordinaires ». Ceux qui meurent d’abord sont les plus faibles et les
plus vulnérables : vieillards, jeunes enfants (mais la mortalité infantile
était déjà effroyable au Congo), infirmes et malades de toutes catégories. En
un mot : tous ceux qui ne peuvent pas, devant un danger, courir vite,
marcher longtemps, porter de lourdes charges et même… se bousculer et lutter
pour mettre la main sur un peu de nourriture.

Come on
l’a dit plus haut, la réaction des Congolais a été passionnelle, sentimentale.
Elle a été ce qu’aurait été sans doute la réaction des petits enfants de notre
hypothétique Père Jules. Qu’il soit normal qu’un homme vieux meure n’empêche
pas ses amis de pleurer ! Il est injuste de tuer un garçon de vingt ans
qui avait encore au moins autant à vivre. Mais il est aussi injuste de
raccourcir la vie d’un autre, même vieux, même « ayant eu sa part »,
d’une heure, même de cinq minutes, même d’une seconde. Toutefois, les
répercussions statistiques de l’un et de l’autre seront très différentes !

 

Ce qui se passe dans l’est du Congo appartient à une
forme particulière de guerre et de violence. Pour mettre la main sur les
minerais précieux de cette province, il est aujourd’hui avéré que des
entreprises occidentales ont bel et bien participé au financement des groupes
armés. « On connaît
très bien les sociétés qui profitent du pillage du Kivu, en particulier du
coltan, l’un des minerais les plus recherchés….

« Il y a un embargo moral sur
le commerce du coltan au Congo dont on sait pertinemment qu’il est pillé et
transite par le Rwanda, le pays entrepôt. Puis la production est envoyée au
Kazakhstan, en Thaïlande et au Japon. Ensuite, ces pays renvoient le coltan
vers des raffineurs occidentaux, comme l'américain Cabot Corporation et
l'allemand HC Starck qui raffinent 80% de la production mondiale de coltan. Or,
le PDG de Cabot corporation, Samuel Bodman, était le vice secrétaire au
commerce de George W. Bush jusqu’en 2003 ! Autant dire que le soutien des
Etats-Unis au Rwanda n’est pas totalement désintéressé
  »,
explique  Alain Bischoff, consultant pour l’Afrique Centrale et auteur
d'une étude géopolitique sur le Congo de 1997 à 2007.

Il ne faut pas chercher pendant longtemps, pour
trouver les bénéficiaires des guerres mercantilistes en Afrique. Le premier est
le grand capital multinational. Le second l’élite corrompue des pays africains,
que Celso Furtado a appelé, « bourgeoisie compradore », c’est-à-dire,
cette élite nationale qui gère les intérêts économiques de l'étranger et/ou
qui tire son pouvoir de ses liens avec le
capital étranger. Les élites africaines, trouvent ainsi leur compte dans la
reproduction aggravée de la dépendance/domination et dans le statut rentier des
États africains. Car c’est pour le contrôle de cette rente versée même en temps
de guerre et la conservation de certaines positions privilégiées impérialistes
que sont organisées des élections frauduleuses et les nouveaux coups d’État
militaires (Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Niger) et que
sont menées des guerres dites identitaires (ethniques, religieuses…) entre
fractions néocoloniales locales (Angola, Congo, Côte d’Ivoire, Niger,
Soudan) . Ces élites, qui au-delà du statut de rentiers, s’associent aux
firmes multinationales, en établissant parfois des fiefs de pillage et
d’exportation des ressources minières par des seigneurs de guerre,
gouvernementaux et rebelles. Les occidentaux ont compris que la guerre rapporte
plus d'argent que la paix, c'est pour cela que toute la littérature de leur
part sur la paix n'est que pure escroquerie intellectuelle, puisque l'argent
est au centre de leur existence.

 

Exactement comme au temps de Léopold II, cette
politique de « terreur pour le coltan » est la cause directe de l’aggravation
des conditions précaires d’existence d’une partie des populations du Congo. Et
c’est cette aggravation qui constitue l’acte de guerre, et qui tue. Il n’est
donc pas possible d’accepter sans plus l’argument mis en avant, entre autres,
par les démographes de Liège, que les morts seraient avant tout
« les conséquences de la gestion désastreuse
du pays par le régime du maréchal Mobutu 
». Tant qu’on y est, on
pourrait aussi dire que les morts de l’époque léopoldienne sont imputables aux
chefs coutumiers de l’époque : ils n’avaient qu’à équiper leurs guerriers
de canons au lieu d’arcs et de flèches !

 

On se trouve donc dans une situation presque
totalement inversée par rapport à celle habituellement définie comme « guerre »
et qui sert de référence aux démographes. La grande différence est que les principales
victimes y sont les populations déjà vulnérables qui, de toute façon, auraient
fourni le plus gros des chiffres de mortalité « normale ». Quand les
conditions de vie se font plus dures, les premiers à en périr sont bien sûr les
plus faibles : vieillards, enfants, malades, etc… et non pas, comme dans
la « guerre classique » des hommes jeunes et en bonne santé. La
guerre du type « Kivu » ne se traduit donc pas par des chiffres de
surmortalité, et l’idée même que « guerre=surmortalité » manque de
relevance dans ce cas. En fait, compte tenu de la déglingue généralisée des
infrastructures, donc de tout ce qui pouvait pallier ce durcissement des
conditions de vie dont il a été question, il y a sans doute très peu de décès,
dans les deux Kivu et la PO,
qui n’aient pas été accélérés par la guerre.

Ceux
qui ne seront pas nés…

 Lorsque l’on affirme que la guerre a
fait diminuer la population congolaise de quelques millions d’individus, le
premier mouvement du lecteur (ou de l’auditeur) est de comprendre cette
affirmation comme signifiant qu’on tué, fait mourir ou du moins laissé
périr un tel nombre d’êtres humains.

C’est aller trop vite, et oublier que les
mouvements démographiques portent sur de grands nombres, et que l’accroissement
ou la diminution de la population résulte d’une différence : celle qu’il y
a, dans une période donnée, entre les décès et les naissances. Un reflux de la population peut résulter d’un
accroissement du nombre des décès, mais il peut aussi venir d’un déficit des
naissances.

Certes, on peut supposer que dans ces périodes
incertaines et troublées, il y a eu certains effets compensatoires : des
enfants ont dû naître, qui résultaient de liaisons temporaires, d’adultères,
voire même de viols. Il est cependant évident que cela n’a pas pu compenser le
manque.

Cette « croissance démographique
négative » a également contribué à la dépopulation.

 

Il conviendrait d’accorder un peu plus d’attention,
y compris statistiquement, au phénomène dit « des violences sexuelles »
dans les événements de l’Est. Car les expressions les plus couramment usitées,
comme « viols » ou « violences sexuelles », ont le défaut
de renvoyer en apparence vers quelque chose d’assez simple à comprendre :
le sexe. Or, dans beaucoup de descriptions faites par les femmes qui en ont été
victimes, il est manifeste qu’il s’agit beaucoup moins de « viol », c'est-à-dire
de rapports sexuels obtenus par la violence que de tortures stérilisantes. Dans
bien des cas, la victime se trouve suffisamment mutilée pour devoir renonce
définitivement à tout espoir de maternité.

La proportion des faits de cette nature parmi les actes
de violence dont les femmes ont été victimes durant les opérations militaires est trop forte pour
ne relever que du hasard. Toutes les armées du monde recrutent parfois un
détraqué sadique. Mais les rencontrer par bataillons entiers dépasse – et là,
réellement ! – tout ce qui est statistiquement possible.

Il conviendrait donc de faire deux choses :

– sur le plan démographique, à supposer qu’on
continue à essayer d’estimer le bilan chiffré de la guerre de l’Est, il faut
faire intervenir dans les calculs la baisse du taux de fécondité qui découle de
ces crimes.

– su le plan moral, il faut bien constater que ces
actes traduisent une volonté manifeste de dépopulation. Ce qui apporte de l’eau
au moulin de ceux qui  considèrent les
événements de l’Est comme un génocide.

 

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.