Les comptes macabres de lEst du Congo (Guy De Boeck)
Aligner les cadavres et les compter comme sil
sagissait de jambons ou de poissons fraîchement pêchés, a déjà quelque chose
qui met mal à laise. En outre, ces morts-là résultent dun conflit ce qui, en
dehors de tout ce quun mort représente pour ceux qui lont connu de son vivant,
ajoute à la chose une dimension patriotique et même politique.
Cela sexprime en général chez les Congolais par
des formules comme « On crache sur nos morts » ou « De
pseudo-scientifiques sont payés pour contester les chiffres… ». Ces
réactions émotionnelles sont – ô combien ! – compréhensible, mais elles
sont hors de propos.
Il faut bien dire que tout cela fait
irrésistiblement penser à une autre situation congolaise, particulièrement
sinistre : les calculs macabres qui entourent les tentatives pour établir
un bilan approximatif de la dépopulation congolaise entraînée par le « caoutchouc
rouge » de Léopold II. Et cette ressemblance nest pas due au seul hasard…
Ce quil y a dintéressant dans les différents
calculs et chiffres en présence, cest précisément quils sont si différents.
Pour résumer :
LONG IRC (USA) : 4.000.000 de
morts entre 1998 et 2004
ANDRE LAMBERT ET LOUIS LOHLE-TART,
DEMOGRAPHES de Liège : de 1992 – et non pas de 1998 –, aux troubles :
environ 200.000 MORTS.
Université
Simon-Fraser à Vancouver : 900.000 morts entre 2001 et 2007,
beaucoup moins que le bilan estimé de lIRC de 2,83 million
Quand on arrive, entre des scientifiques utilisant
tout de même des méthodes similaires, à des résultats aussi dramatiquement
différents, et bien que certains écarts puissent sexplique par la fait
dutiliser des estimations et on des chiffres précis, par des différences
déchelle dans lespace et dans le temps, il faut quand même accepter de se
poser la question : linstrument de mesure est-il adéquat ?
Car, même si on accepte lhypothèse, un peu trop
facilement mise en avant par les uns et les autres , du « scientifique
payé pour obtenir un certain résultat », le savant sensible à lappât du
gain devrait encore se cantonner dans une certaine vraisemblance, à la fois
pour justifier « lenveloppe » quon suppose lui avoir été glissée
(car des chiffres falsifiés si grossièrement que nul ne pourrait y croire
seraient à linverse du résultat de propagande recherché) et aussi pour
protéger sa carrière (à quoi lui servirait un somptueux pot-de-vin sil devait
ensuite être considéré comme un pestiféré par tout la communauté
scientifique ?). Pour pouvoir se permettre des écarts pareils, il faut
avoir un instrument caduc, et qui en réalité ne mesure plus rien.
Un calendrier mobile dans
un espace à géométrie variable
Les trois calculs visent tous à établir la hauteur
dun tas de cadavres, mais ceux-ci nont pas été ramassés en même temps ni dans
les mêmes endroits, bien que dans les trois cas ces endroits sappellent
« le Congo ».
Cest ici que des préoccupations politiques
montrent le bout de leur nez. Envisager 1998 comme date initiale attribue un rôle de causalité – qui nest pas
exprimé mais qui découle de la simultanéité dans le temps – à lattaque
rwandaise de 98. Mais il écarte ce faisant les dégâts de la guerre « de
Libération » de 96 – 97, ainsi que lhypothèse que des événements encore
plus anciens (comme par exemple des opérations de guérilla et de
contre-guérilla menées depuis les camps de réfugiés rwandais dune part et depuis
Kigali dautre part) puissent faire partie du lot.
Or, le statut que lon doit accorder à la guerre de
96/97 et le rôle exact quy a joué lAFDL, sont objets de polémique entre
Congolais et fondent – ou ébranlent – certaines prétentions à la légitimité. La
thèse AFDL est que Laurent Kabila a été le leader dun grand mouvement de
libération nationale qui a secoué la dictature avec un léger appui de pays
voisins. La thèse opposée est bien sûr que cest une première attaque
rwando-ougandaise, avec une AFDL fantoche jouant politiquement le rôle de
passeport pour entrer au Congo et militairement le rôle… disons de « boy
porte-fusil » de larmée rwandaise. Il y a bien sûr toutes les positions
intermédiaires. Il faut même remarquer, parfois, des thèses incohérentes comme
celle qui déclare que lAFDL navait aucune légitimité populaire, étant un
fantoche des Rwandais, mais inscrivent néanmoins au nombre de ses crimes la
liquidation des camps de réfugiés Hutu dans lEst du Congo. Il va de soi quon
ne peut être en même temps « petit boy » et principal
responsable !
Le problème est, bien sûr, que lon ne se trouve
pas devant la situation « classique » (c'est-à-dire celle de guerres
européennes du XX° siècle) où la guerre est comprise entre deux dates précises :
la déclaration de guerre et larmistice. Rien de tel à lEst du Congo. On a
affaire à ce que jai appelé ailleurs «
Il faudrait donc trouver un élément initial, où
pour la première fois un des éléments des problèmes actuels serait apparu. Or,
il y a unanimité des parties en cause sur lexistence dun tel événement, même
si les interprétations et appréciations à son sujet divergent. Cet événement
est la présence accrue, dans lEst du Congo, de populations rwandaises. De tels
déplacement sont liés à des criantes découlant de linstabilité du pays dorigine.
Celles-ci, qui se sont vérifiées, faisaient suite à la généralisation, en
Afrique, des opérations « Conférences Nationales et Elections des Messieurs Propres », elles-mêmes
consécutives au virage de la politique américaine après leffondrement de lURSS.
Il faudrait donc remonter jusquen 1990, non en 1992. Quant à une date de fin…
on ferait peut-être mieux dattendre que la guerre soit effectivement finie !
Un autre point sur lequel les Romains, c'est-à-dire
les démographes, sempoignèrent concernait létendue géographique à prendre en
compte.
Lexpression « Guerre de lEst » ou « événements
de lEst » concerne fondamentalement trois provinces : les deux Kivus
et
Encore devrait-on ajouter que tous les districts de ces provinces ne sont pas
également concernés et que, même, les choses peuvent différer beaucoup dun
territoire à lautre ! Mais il y a eu aussi des épisodes qui nt largement
débordé : un raid des Rwandais en direction de Kinshasa, des tueries de « seigneurs
de la guerre » au Katanga, pour ne citer que quelques exemples. Et lon se
trouve bientôt devant la nécessité dinclure dans « lEst » à peu
près la moitié du Congo, ce qui bien entendu a pour résultat dabaisser les
chiffres en y incluant des régions peu touchées par le conflit.
Et lon peut se demander si les calculs ne devaient
pas être effectués tout simplement sur lensemble du territoire congolais. Après
tout ; lorsquon calcule les pertes humaines de lURSS durant la guerre de
40, on se soucie assez peu du fait que les habitants de Khabarovsk aient été fort
loin des armées allemandes !
Imprécision
Un autre facteur de doutes est lextrême
déliquescence des structures administrative du Zaïre à son crépuscule, qui fait
que depuis les années 80, on na plus de chiffres réellement crédibles.
Il est facile de comprendre le problème qui se
pose. Dans un état établi, recensé et cadastré, il est assez simple de faire le
bilan dune période de lhistoire. On prend le chiffre de la population au
début des événements, et celui qui en a suivi immédiatement la fin. On voit
aussitôt sil y a une baisse significative, qui pourrait être liée aux dits
événements. Encore faut-il voir ce que signifie « assez
simple » ! Lorsquon essaie, par exemple, de savoir combien
avec
de lEdit de Nantes, on a la surprise de voir que les estimations varient entre
60.000 et 2 millions ! Et il sagit là dun pays où lon tenait des
registres de longue date, et dune émigration vers dautres pays, où lon en
tenait de tout aussi bons. Dans un état inexistant comme létait le Zaïre en
fin de course, rien de semblable car on ne dispose que dapproximations.
Même lorsquon a des chiffres précis, par exemple
parce que lofficier de service a fait compter les cadavres, les choses ne sont
pas totalement limpides. Dans un contexte de guerre, on se borne parfois à
compter les hommes, considérant que les femmes et les enfants, ou les porteurs,
étant non combattants, ne présentent aucun intérêt militaire, et peuvent donc
être négligés.
Autre exemple : comment interpréter les
comparaisons faites dans une région à quelques années de distance? On nous dit
quen lan X il y avait des marchés très actifs et beaucoup de monde dans les
villages, et que dix ans plus tard lactivité était devenue nulle et que les
plantes de la brousse poussaient là où il y avait eu des maisons. Sans mettre
aucunement en doute ce que le témoin a vu, comment faut-il linterpréter ?
On peut fort bien penser que les opérations liées à la guerre ont empêché les
gens de poursuivre leurs activités commerciales et que, celle-ci disparue, les
villages qui en vivaient ont été désertés par leurs habitants. Dautre part, il
y a des changements dans les activités commerciales. Si, à un certain endroit,
de tenait un important marché de produits et fournitures associées à tel ou tel
secteur spécifique, la fin de la demande pour ce produit a forcément signifié
le déclin du marché et de lagglomération, comme cest le cas régulièrement
lorsque se produisent des changements économiques importants. Il nest pas
nécessaire de postuler un massacre. Mais rien ne prouve quil nait pas eu
lieu…
Les habitants ont souvent cherché à séchapper par
lexode, qui nallait pas lui-même sans dangers : terres inconnues où il
fallait faire, en pionnier, des débuts précaires, lourds travaux de défrichage,
rencontre de populations hostiles, etc… Ceux qui ont fui nont pas
nécessairement été définitivement sauvés. Mais, un homme qui nest plus là
nest pas forcément un homme mort. Bref, sil est certain quil y a eu des
morts, il y a aussi certainement de nombreuses raisons pour lesquelles
létablissement dun chiffre vraiment précis est presque impossible.
Il ne faudrait tout de même pas que ce « flou »
inévitable serve de prétexte à négationnisme. Il ne faut pas en faire un
brouillard si épais quil empêcherait de reconnaître que la guerre de lEst, en
particulier le travail forcé qui fait irrésistiblement penser au « red rubber » léopoldien, a été la
cause déterminante de très nombreux décès, que lon parle de millions de
personnes et que cela représente une fraction importante de la population.
Estimations
Il est donc manifeste que, sans avoir en rien la
volonté de couvrir ou de masquer quoi que ce soit, on narrivera jamais au
résultat que lon aimerait obtenir : une liste nominale des morts avec la
cause de leur décès, ou du moins un nombre précis. Mais, cela posé,
linformation lacunaire ne doit pas non plus servir dalibi à un flou artistique
qui rend les choses tellement peu visible quon peut ne pas les voir et,
ensuite, nayant rien vu, feindre dignorer quil a pu se passer quelque chose.
« Quelque chose », ce nest pas forcément
spectaculaire. On a tendance à simaginer le « mort congolais de
lEst » comme une personne décédée de mort violente, abattue ou torturée.
La réalité est un peu différente. Les victimes indirectes ont sans doute été
bien plus nombreuses que les meurtres directs, délibérés et volontaires. Les
massacres ne sont que la partie émergée de liceberg.
Durant les 15 dernières années, on a imposé aux
habitants toute une série de changements dans leur milieu et leur manière de
vivre : déplacements de population, travail obligatoire, impôt, corvées,
etc… Parmi ces changements, lutilisation de punitions cruelles et
spectaculaires na été quun phénomène secondaire. Ces changements, très
profonds et touchant la vie quotidienne de tous, ne peuvent avoir été étrangers
à lévolution démographique du pays.
Des mots comme « génocide », ou même
« meurtre » relèvent du droit ou de la morale, et nont avec
lhistoire quun rapport indirect. Ils nen ont pas plus avec la démographie. Lhistoire
cherche avant tout à reconstruire les faits du passé. La démographie constate
lévolution numérique des populations, ne connaît que les chiffres et ne se
soucie pas de savoir sils ont une connotation agréable ou pénible pour les
intéresser. Je ne veux nullement dire que les historiens ou les démographes
sont des gens dépourvus de sentiments, de tripes ou de cœur. Je dis simplement
quils ont le devoir de ne pas laisser leurs sentiments, fusent-ils nobles et
humanitaires, interférer dans leur travail.
Il nest donc guère étonnant que les historiens et démographes de profession aient souvent
réagi plus que frileusement devant certaines mises en cause qui recouraient à
des mots à forte charge émotionnelle comme « holocauste », dautant
plus que cette charge, par-dessus le marché, avait été acquise dans un contexte
tout à fait différent.
Causalité
La question se pose de savoir si les conséquences
néfastes pour la population étaient prévisibles. Dans laffirmative, lon
pourra affirmer, dans certains cas que la disparition de cette population a été
délibérément recherchée, dans dautres que lon a délibérément choisi
dignorer, par exemple les risques quun certain environnement ferait courir à
la santé des gens appelés à y travailler, parce que lon faisait passer le profit avant la santé du
travailleur.
Il est en effet arrivé, au cours de lhistoire, que
des populations disparaissent, ou voient leur nombre diminuer dans de telles
proportions quelles avaient peine à survivre en tant que groupe social
cohérent, à la suite de phénomènes imprévisibles.
Les résultats dune guerre, en effet, ne dépendent
pas seulement du nombre dadversaires en présence et de la qualité de leurs
armements, mais aussi de leurs conceptions tactiques et stratégiques, et de la
capacité de lensemble de leur tissu social à supporter leffort de guerre.
Dans le type déconomie agraire de subsistance qui prévaut encore souvent en
Afrique noire, il est impossible de constituer des réserves pour longtemps ou
même de vivre longtemps sur le pays. Il est quasiment impossible de se passer
longtemps des hommes pour lacquisition de la subsistance.
Déjà à propos des campagnes coloniales, on est
amené à se poser la question: comment des guerres relativement courtes,
engageant peu de troupes, ont- elles coûté tant de vies? Il y eut, comme dans
toutes les guerres, des victimes civiles qui neurent que le tort de se trouver
sur le trajet dune balle perdue. Celles-ci furent dautant plus nombreuses que
les Africains allaient à la guerre en emportant leur famille, en particulier
leurs femmes, chargées dévacuer les blessés et parfois même de ramasser les
armes et les munitions tombées sur le champ de bataille. La présence à
proximité des combats de non-combattants : femmes, enfants, porteurs,
néanmoins fort exposés, alourdissait les pertes. Ajoutons que si les pertes au
combat étaient souvent normales, les retraites tendaient à se changer en
daffreuses déroutes, où les pertes étaient importantes. Mais surtout, la
guerre démuselait deux autres monstres, bien plus redoutables: la famine et
lépidémie.
Rudimentaire et sensible, léconomie de subsistance
sécroulait bientôt sous le choc dopérations militaires prolongées. Les champs
nétaient plus plantés ni récoltés. Ils étaient souvent brûlés ou pillés. La
faim apparue et les gens une fois affaiblis, les moindres maladies,
ordinairement endémiques et anodines, faisaient dénormes ravages. Dautant
plus que Les déplacements de personnes consécutifs à la guerre augmentaient les
occasions de contagion et amenaient dautres régions des maladies jusque-là
inconnues. Ces situations nont guère changé, et, lorsquune guerre éclate en
Afrique, la guerre elle-même, cest-à-dire les morts au combat, cause toujours
beaucoup moins de pertes, même avec les armes actuelles, que ses conséquences
indirectes sur lalimentation et la santé des populations. Si la guerre est
ravageuse, en Afrique, cest beaucoup moins parce que les opérations militaires
y seraient plus meurtrières quailleurs que parce que linsécurité elle-même
tue. Ce qui vaut pour la guerre vaut pour tout ce qui peut amener des paniques,
des mouvements de population désordonnés, hâtifs… Cela vaut aussi pour tout ce
qui tient la population longuement à lécart de ses occupations vivrières
habituelles (agriculture, chasse, pèche, cueillette). La recherche du coltan
(ou la fuite pour y échapper !) cause ce genre de déplacements.
Dés avant
les dernières
opérations autour de Goma, lon avait déjà constaté que les régions agricoles
du Kivu, qui sont normalement lun des « greniers » du Congo, ne
produisent plus leur propre nourriture. Les gens se sont habitués à être
dépendants de la nourriture de lUNHCR, de celle qui est détournée de lUNHCR
ou achetée… en grande partie ay Rwanda ! Il semblerait même que des
commerçants rwandais achètent les produits des paysans kivutiens qui cultivent
encore, les conditionnent au Rwanda et les revendent sur les marchés du Kivu,
avec, faut-il le dire, une considérable plus-value. Transformer les paysans,
par milliers, en vagabonds, cest compromettre gravement les récoltes de
lannée 2008/2009. Il est peut-être déjà trop tard. Marcher jusquà
lépuisement, dormir dans des taudis humides, ne disposer, tant pour sa
toilette que pour boire, que deau plus que douteuse, le tout sans manger à sa
faim, où veut-on que cela mène ? La typhoïde et le choléra sont parmi les
conséquences les plus probables. Toutes les guerres saccompagnent dexodes,
personne naimant rester sur un champ de bataille. Mais ailleurs, ce sont des
déplacements temporaires, sans grandes conséquences. Au Kivu, on en a fait un
mouvement perpétuel en chassant les gens dun camp à lautre, ces camps étant
eux-mêmes attaqués et détruits. Et, en rendant ainsi les campagnes de plus en
plus stériles, en les empêchant de nourrir leurs habitants lancés dans cette
fuite infernale, le mouvement perpétuel devient une spirale de mort. Les
attaques sur les camps de réfugiés ne sont rien dautres que des manœuvres
dextermination, qui ne tueront peut-être que dans six mois, dans un an ou
plus. Cela fera petit à petit du Kivu, non pas un désert car il restera
verdoyant, mais une terre de plus en plus dépeuplée.
Instrument inadéquat
Or, on constate que, dans cette situation, les
démographes usent dinstruments inadéquats. Inadéquation parce quils se réfèrent
à une équation qui nest plus vraie aujourdhui, en particulier dans le cadre
des guerres africaines de ces dernières années : « guerre=surmortalité »
Cela repose sur des faits, qui ont caractérisé les
guerres européennes de Napoléon à 1914 : la guerre tuait avant tout des
soldats, cest à dire des hommes jeunes ayant encore beaucoup dannées à vivre.
La mort de nombreux hommes de 20 ans laisse une marque nette dans les
statistiques.
de ce type.
a fait autant de victimes civiles que militaires. Depuis lors, bien quil ny
ait plus eu de conflits dune telle ampleur, tous les « petits conflits »,
étalés du Vietnam à
Yougoslavie
elle épargne les soldats et tue avant tout des civils.
Dans le contexte des conflits européens, beaucoup
de ces civils tombaient au moins dans des circonstances de guerre clairement
reconnaissables, par exemple durant un bombardement aérien, et il y avait des
registres administratifs ou hospitaliers pour garde mémoire de ces
circonstances. On peut donc savoir ainsi quun homme très âgé, dont la mort
pourrait passer pour « statistiquement naturelle », a néanmoins été
victime de la guerre, car il ne courait plus assez vite pour séchapper de sa
maison bombardée. Il en va tout autrement dans les pays du Tiers-monde, où les infrastructures
administratives et sanitaires sont inexistantes. Car la guerre tue beaucoup
moins par des attaques directes comme les bombardements que par un durcissement
de toutes les conditions dexistence. Or, il y a un certain nombre de plaies
endémiques liées à la misère, par exemple, une forte mortalité infantile, une
mortalité périnatale également élevée, un taux important de troubles liés à la
malnutrition et aux parasitoses. Il nest pas difficile de comprendre que dans
bien des cas où les gens se trouvaient déjà dans des conditions minimales de
survie, de conditions de vie encore un peu plus dures signifient la mort pure
et simple, non pas dun coup de feu, mais simplement dépuisement, quelque part
le long dun chemin en brousse.
Tant que
la guerre frappait de préférence les militaires, population jeune et saine
ayant une belle espérance de vie, la mortalité « de guerre » se
distinguait en effet de la mortalité « de paix » par un
accroissement, une « surmortalité ».Mais que se passe-t-il quand elle
se met à faucher surtout les civils, avec cette circonstance aggravante quon
ne travaille que sur des statistiques.
Supposons
une de ces histoires sinistres comme il y en a eu vers 1944 : les
Allemands prennent des otages, au hasard, dans la population dun village, et
les fusillent. Parmi les morts, il y a un vieil homme de 80 ans. Quest-ce qui
permettra de savoir quil a été victime de la guerre ? Simplement le fait
que le reste de la population se rappellera que « Le vieux père Jules
Dupont a été fusillé par
Boches
ne laisse aucune trace danomalie ! La mort dun vieillard ne paraît
jamais anormale si on ne le connaît pas individuellement et si lon na pas
relevé de circonstances suspectes. Ce qui, par définition, échappe dès que lon
na des faits quune connaissance statistique.
La faim,
la soif, les marches épuisantes, le manque de soins et dhygiène, toutes ces
circonstances dont nous avons dit quelles tuent, dans le guerres africaines,
bien plus que les balles et les canons, et auxquelles il faut ajouter, comme le
disent judicieusement nos démographes « les conséquences de la gestion désastreuse du pays par le régime du
maréchal Mobutu », c'est-à-dire le délabrement général des structures,
en particulier humanitaires ou sanitaires, toutes ces circonstances enfin, qui
font que la survie devient de plus en plus dure, ne provoquent cependant pas
une mortalité bien différente de celle des circonstances
« ordinaires ». Ceux qui meurent dabord sont les plus faibles et les
plus vulnérables : vieillards, jeunes enfants (mais la mortalité infantile
était déjà effroyable au Congo), infirmes et malades de toutes catégories. En
un mot : tous ceux qui ne peuvent pas, devant un danger, courir vite,
marcher longtemps, porter de lourdes charges et même… se bousculer et lutter
pour mettre la main sur un peu de nourriture.
Come on
la dit plus haut, la réaction des Congolais a été passionnelle, sentimentale.
Elle a été ce quaurait été sans doute la réaction des petits enfants de notre
hypothétique Père Jules. Quil soit normal quun homme vieux meure nempêche
pas ses amis de pleurer ! Il est injuste de tuer un garçon de vingt ans
qui avait encore au moins autant à vivre. Mais il est aussi injuste de
raccourcir la vie dun autre, même vieux, même « ayant eu sa part »,
dune heure, même de cinq minutes, même dune seconde. Toutefois, les
répercussions statistiques de lun et de lautre seront très différentes !
Ce qui se passe dans lest du Congo appartient à une
forme particulière de guerre et de violence. Pour mettre la main sur les
minerais précieux de cette province, il est aujourdhui avéré que des
entreprises occidentales ont bel et bien participé au financement des groupes
armés. « On connaît
très bien les sociétés qui profitent du pillage du Kivu, en particulier du
coltan, lun des minerais les plus recherchés….
« Il y a un embargo moral sur
le commerce du coltan au Congo dont on sait pertinemment quil est pillé et
transite par le Rwanda, le pays entrepôt. Puis la production est envoyée au
Kazakhstan, en Thaïlande et au Japon. Ensuite, ces pays renvoient le coltan
vers des raffineurs occidentaux, comme l'américain Cabot Corporation et
l'allemand HC Starck qui raffinent 80% de la production mondiale de coltan. Or,
le PDG de Cabot corporation, Samuel Bodman, était le vice secrétaire au
commerce de George W. Bush jusquen 2003 ! Autant dire que le soutien des
Etats-Unis au Rwanda nest pas totalement désintéressé »,
explique Alain Bischoff, consultant pour lAfrique Centrale et auteur
d'une étude géopolitique sur le Congo de 1997 à 2007.
Il ne faut pas chercher pendant longtemps, pour
trouver les bénéficiaires des guerres mercantilistes en Afrique. Le premier est
le grand capital multinational. Le second lélite corrompue des pays africains,
que Celso Furtado a appelé, « bourgeoisie compradore », cest-à-dire,
cette élite nationale qui gère les intérêts économiques de l'étranger et/ou
qui tire son pouvoir de ses liens avec le
capital étranger. Les élites africaines, trouvent ainsi leur compte dans la
reproduction aggravée de la dépendance/domination et dans le statut rentier des
États africains. Car cest pour le contrôle de cette rente versée même en temps
de guerre et la conservation de certaines positions privilégiées impérialistes
que sont organisées des élections frauduleuses et les nouveaux coups dÉtat
militaires (Centrafrique, Congo, Côte dIvoire, Guinée-Bissau, Niger) et que
sont menées des guerres dites identitaires (ethniques, religieuses…) entre
fractions néocoloniales locales (Angola, Congo, Côte dIvoire, Niger,
Soudan) . Ces élites, qui au-delà du statut de rentiers, sassocient aux
firmes multinationales, en établissant parfois des fiefs de pillage et
dexportation des ressources minières par des seigneurs de guerre,
gouvernementaux et rebelles. Les occidentaux ont compris que la guerre rapporte
plus d'argent que la paix, c'est pour cela que toute la littérature de leur
part sur la paix n'est que pure escroquerie intellectuelle, puisque l'argent
est au centre de leur existence.
Exactement comme au temps de Léopold II, cette
politique de « terreur pour le coltan » est la cause directe de laggravation
des conditions précaires dexistence dune partie des populations du Congo. Et
cest cette aggravation qui constitue lacte de guerre, et qui tue. Il nest
donc pas possible daccepter sans plus largument mis en avant, entre autres,
par les démographes de Liège, que les morts seraient avant tout « les conséquences de la gestion désastreuse
du pays par le régime du maréchal Mobutu ». Tant quon y est, on
pourrait aussi dire que les morts de lépoque léopoldienne sont imputables aux
chefs coutumiers de lépoque : ils navaient quà équiper leurs guerriers
de canons au lieu darcs et de flèches !
On se trouve donc dans une situation presque
totalement inversée par rapport à celle habituellement définie comme « guerre »
et qui sert de référence aux démographes. La grande différence est que les principales
victimes y sont les populations déjà vulnérables qui, de toute façon, auraient
fourni le plus gros des chiffres de mortalité « normale ». Quand les
conditions de vie se font plus dures, les premiers à en périr sont bien sûr les
plus faibles : vieillards, enfants, malades, etc… et non pas, comme dans
la « guerre classique » des hommes jeunes et en bonne santé. La
guerre du type « Kivu » ne se traduit donc pas par des chiffres de
surmortalité, et lidée même que « guerre=surmortalité » manque de
relevance dans ce cas. En fait, compte tenu de la déglingue généralisée des
infrastructures, donc de tout ce qui pouvait pallier ce durcissement des
conditions de vie dont il a été question, il y a sans doute très peu de décès,
dans les deux Kivu et
qui naient pas été accélérés par la guerre.
Ceux
qui ne seront pas nés…
Lorsque lon affirme que la guerre a
fait diminuer la population congolaise de quelques millions dindividus, le
premier mouvement du lecteur (ou de lauditeur) est de comprendre cette
affirmation comme signifiant quon tué, fait mourir ou du moins laissé
périr un tel nombre dêtres humains.
Cest aller trop vite, et oublier que les
mouvements démographiques portent sur de grands nombres, et que laccroissement
ou la diminution de la population résulte dune différence : celle quil y
a, dans une période donnée, entre les décès et les naissances. Un reflux de la population peut résulter dun
accroissement du nombre des décès, mais il peut aussi venir dun déficit des
naissances.
Certes, on peut supposer que dans ces périodes
incertaines et troublées, il y a eu certains effets compensatoires : des
enfants ont dû naître, qui résultaient de liaisons temporaires, dadultères,
voire même de viols. Il est cependant évident que cela na pas pu compenser le
manque.
Cette « croissance démographique
négative » a également contribué à la dépopulation.
Il conviendrait daccorder un peu plus dattention,
y compris statistiquement, au phénomène dit « des violences sexuelles »
dans les événements de lEst. Car les expressions les plus couramment usitées,
comme « viols » ou « violences sexuelles », ont le défaut
de renvoyer en apparence vers quelque chose dassez simple à comprendre :
le sexe. Or, dans beaucoup de descriptions faites par les femmes qui en ont été
victimes, il est manifeste quil sagit beaucoup moins de « viol », c'est-à-dire
de rapports sexuels obtenus par la violence que de tortures stérilisantes. Dans
bien des cas, la victime se trouve suffisamment mutilée pour devoir renonce
définitivement à tout espoir de maternité.
La proportion des faits de cette nature parmi les actes
de violence dont les femmes ont été victimes durant les opérations militaires est trop forte pour
ne relever que du hasard. Toutes les armées du monde recrutent parfois un
détraqué sadique. Mais les rencontrer par bataillons entiers dépasse – et là,
réellement ! – tout ce qui est statistiquement possible.
Il conviendrait donc de faire deux choses :
– sur le plan démographique, à supposer quon
continue à essayer destimer le bilan chiffré de la guerre de lEst, il faut
faire intervenir dans les calculs la baisse du taux de fécondité qui découle de
ces crimes.
– su le plan moral, il faut bien constater que ces
actes traduisent une volonté manifeste de dépopulation. Ce qui apporte de leau
au moulin de ceux qui considèrent les
événements de lEst comme un génocide.