11.06.10 Afrik.com : pourquoi Floribert Chebeya a-t-il été assassiné ?


par Birgit Pape-Thoma

Jean-Paul Mopo
Kobanda

Après le meurtre de Floribert Chebeya, les autorités de
Kinshasa ont arrêté plusieurs responsables de la police, dont le colonel
Daniel Mukalay, chef des services spéciaux, qui aurait avoué
l’assassinat sans pour autant avoir eu l’intention de tuer. Et le
général John Numbi, inspecteur général de la police nationale, a été
suspendu par le conseil supérieur de la Défense. Floribert Chebeya, qui
enquêtait sur plusieurs dossiers sensibles, avait été à plusieurs
reprises arrêté et harcelé par les autorités par le passé. Les mobiles
de son assassinat n’ont pas encore été officiellement élucidées. Un
groupe de 55 ONG, dont Amnesty International et Human Rights Watch, a
réclamé l’ouverture d’une enquête indépendante pour s’assurer du
caractère crédible du résultat des investigations. Les Nations unies ont
proposé leur assistance, et les Etats-Unis, le Canada, la
Grande-Bretagne et la France ont fait part de leur préoccupation. Mais
les autorités congolaises ont annoncé hier qu’elles n’accepteront aucune
aide extérieure dans l’enquête sur la mort du militant des droits de
l’homme. « Nous ne conduirons pas d’enquête conjointe – il s’agit d’une
enquête souveraine », a déclaré à Reuters Flory Kabange Numbi, procureur
général de la République démocratique du Congo. Dr Jean-Paul Mopo
Kobanda, juriste-chercheur à l’Université de Paris 1, auteur d’articles
et ouvrages sur la géopolitique africaine dont Les
crimes économiques dans les Grands Lacs africains
(Editions
Menaibuc, 2006), nous livre son analyse.

Afrik.com : Vous travaillez depuis
plusieurs années sur les crimes de guerre perpétrés dans la région des
Grands Lacs. Que pensez-vous de cet assassinat surprenant ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : L’assassinat ignoble de ce grand
défenseur des droits de l’homme n’est malheureusement pas une surprise
au regard des méthodes du régime en place à Kinshasa. Il n’est qu’une
énième personne sur la longue liste d’opposants, journalistes et
défenseurs des droits de l’homme assassinés ces dix dernières années.
Bapwa Mwamba, Serge Maheshe, Didace Namujimbo, Franck Ngyke, entre
autres, ont subis le même sort. Ces personnes avaient tous pour points
communs, leur détermination à soutenir l’avènement d’un Etat de droit au
Congo et leur indéfectible attachement à leur liberté d’expression
malgré les risques encourus. Seuls les facteurs temporel et contextuel
dans l’assassinat de Floribert Chebeya diffèrent de ceux commis
précédemment.

Afrik.com : Quels sont ces
facteurs ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : L’assassinat de Floribert Chebeya a
été perpétré dans un contexte de coup d’Etat manqué qui devait avoir
lieu à la fin du mois de mai 2010, à Kinshasa, et coïncider avec le
voyage de Joseph Kabila, à Nice, pour participer au sommet
France-Afrique. John Numbi est soupçonné d’être un des éléments clés du
dispositif qui projetait ce coup de force. Ce n’était pas la première
fois que le nom de John Numbi était associé à un projet de coup d’Etat.
Mais l’analyse des évènements concordants ont fini par convaincre Kabila
de l’imminence du projet. Je vous donne un exemple : il y a un mois, 17
millions de dollars sortis de la BCC (Banque centrale du Congo) et
destinés à financer l’équipement technique destiné aux contrôles
biométriques effectués par la Police nationale ont été logés sur le
compte personnel de John Numbi à Rawbank. Cet argent prêté par la BIAC
(Banque internationale pour l’Afrique au Congo) à l’Etat congolais avec
un taux d’intérêt élevé est gagé sur l’exportation de cobalt. Seulement
110 ordinateurs (PC) auraient été commandés. C’est vous dire si John
Numbi a de la trésorerie pour soutenir un coup de force. Quand Joseph
Kabila annule au tout dernier moment son voyage à Nice, il ne lâche plus
John Numbi qu’il demande à ses services de surveiller discrètement.
Kabila avait pourtant confirmé sa présence aux autorités françaises et
sa participation à une réunion sur les Grands-Lacs qui devait se tenir
en marge du sommet avec différents protagonistes, dont le président
rwandais, Paul Kagame.

Afrik.com : Quel rapport avec
Floribert Chebeya ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : Il est victime d’un enjeu de
pouvoir entre Joseph Kabila et John Numbi. Son militantisme et sa
défense acharnée du peuple congolais ont fourni à ses tueurs un prétexte
mais ne constituent pas les seules causes de son effacement.

Afrik.com : Quelle aurait alors été
la motivation exacte de John Numbi pour le faire assassiner ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : En tant qu’Inspecteur général de
la police nationale, John Numbi ne peut tuer d’opposants que dans
l’intérêt du régime qu’il défend et si son chef lui en donne ordre. Il
semble néanmoins qu’un fait médiatique majeur aurait pu être le facteur
déclencheur du coup de force qui se préparait. Rien ne nous dit avec
certitude que M. Numbi est l’ordonnateur final de l’assassinat car il
avait plus à perdre à tuer Chebeya en lui donnant rendez-vous dans les
locaux de la police nationale qu’à gagner. On n’assassine pas un
défenseur des droits de l’homme « mondialement connu » en lui fixant au
préalable un rendez-vous officiel. N’importe quel apprenti tueur
procéderait autrement. Dans d’autres assassinats politiques, le régime
avait procédé autrement pour atteindre les cibles visées. On voit bien
qu’un piège a été tendu et refermé sur John Numbi, considéré comme un
pilier important du pouvoir kabiliste. Etait-il devenu encombrant et
incontrôlable ?

Afrik.com : Le colonel Mukala
serait passé aux aveux, une autre personne que M. Numbi aurait pu donner
l’ordre d’assassinat ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : Arrivé vers 17h00 dans le bureau
du colonel Daniel Mukalay qui a remplacé le célèbre colonel Raus Chalwe à
la tête de la Direction des services spéciaux de la police depuis 3
ans, M. Chebeya a été aussitôt étranglé. La consigne n’était apparemment
pas de l’intimider. Si l’ordonnateur de cet assassinat avait voulu
laisser suffisamment de traces compromettantes pour permettre la
localisation des exécutants, il ne se serait pas pris autrement. La
tentative de déguisement de l’assassinat en une aventure extraconjugale
qui tourne mal est aussi grossièrement montée pour ne pas être crédible.

Afrik.com : Le gouvernement
congolais annonce la suspension de John Numbi et non son arrestation ?
Comment interprétez-vous cette décision ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : Il y a deux interprétations
possibles. Face à la gravité de l’acte qui est ici en cause, soit le
gouvernement congolais dispose de plus d’éléments à charge contre John
Numbi et doit le déférer illico devant la justice et le placer en
détention provisoire. Ça, c’est le travail du procureur général de la
République. Mais encore faut-il qu’il ait les mains libres. Soit il n’y a
pas de charges et cette mesure purement administrative n’a qu’une
valeur symbolique et momentanée pour faire passer la tempête médiatique…
La réalité dépasse ces deux cadres logiques parce que, jusqu’ici, ce
sont exclusivement les services de sécurité qui diligentent les enquêtes
sous la coordination directe de la présidence de la République. Cette
attitude est à analyser au regard d’une part de la forte pression
médiatico-politique tant au niveau national qu’international qui
nécessitait des gages rapides de justice de la part du gouvernement
congolais. D’autre part, la place que John Numbi a pu se construire au
sein du régime kabiliste ces dernières années est très stratégique. Il
est celui à qui Joseph Kabila confiait des missions délicates comme les
accords avec le CNDP de Nkundabatware, la répression de Bundu Dia Kongo
(BDK) et l’intervention de l’armée rwandaise dans l’Est du pays. M Numbi
a pu ainsi mettre sous son commandement un important dispositif
sécuritaire constitué d’un bataillon (SIMBA) d’hommes mieux dotés en
armement et bien payés qui n’obéissaient qu’à lui seul. D’ailleurs, je
remarque qu’une fois la décision de suspension de M Numbi a été rendue
publique, sa ferme au Katanga a été perquisitionnée sur ordre de la
présidence et la décision de regrouper les éléments du bataillon SIMBA
éparpillé entre Goma, Kinshasa et Katanga a été ordonnée. Il est même
question de les exfiltrer de la police nationale pour les réintégrer au
sein des forces aériennes, leurs unités d’origine. Je souligne enfin que
Numbi a tissé des liens solides avec plusieurs chancelleries africaines
et occidentales. L’émotion forte suscitée par l’assassinat de Floribert
Chebeya tant sur le plan national qu’international est un alibi rêvé
pour Kabila pour se défaire d’un pareil allié devenu au fil de temps
encombrant et dangereux pour le régime.

Afrik.com : Floribert Chebeya avait
dénoncé le budget alloué aux festivités du 30 juin, une raison de plus
pour l’assassiner ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : Toutes les exactions du régime
kabiliste étaient dénoncées sans ménagement par Chebeya : répression
sanglante de Bundu Dia Kongo, traque des opposants, corruption,…. Il n’y
a pas une seule mais mille raisons pour le régime kabiliste
d’assassiner Floribert Chebeya.

Afrik.com : La mort de Chebeya ne
nuit-il pas plus au régime de Kabila qu’elle ne lui profite ?

Jean-Paul Mopo Kobanda : La vraie question est à mon avis :
à qui profite le crime ? Pour le moment, le bénéficiaire s’appelle
Joseph Kabila car l’assassinat lui permet de faire d’une pierre deux
coups : se débarrasser d’une part d’un défenseur des droits de l’homme
devenu redoutable pour son régime et très écouté tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur, ça fait moins des dénonciateurs et décourage ceux qui
veulent suivre le même chemin. De l’autre côté, l’alibi lui est fourni
d’éloigner le danger que commençait à présenter John Numbi. Seulement,
le régime ne pouvait mesurer à l’avance l’émotion internationale que ce
crime allait susciter. C’est peut-être l’assassinat de trop pour ce
régime qui s’en était toujours sorti impunément jusque-là. En tout cas,
l’avènement d’un Etat démocratique où la vie des citoyens, leurs droits
et libertés sont respectés n’est pas possible en RDC tant que les
assassinats politiques seront systématiquement utilisés comme arme de
dissuasion par le régime.

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