1960 – 2010 Spécial Cinquantenaire. Le Congo, cinquante ans plus tôt (Michel Husson, lui, n'a pas oublié)
Lauteur du texte que nous publions ici, Michel
Hudson, nest pas un ancien colon du Congo belge. Il na jamais vécu chez nous
comme résident. Il y est venu comme marin, pour la première fois en 1955 et la
dernière fois en 1960. Il est revenu au Congo en 1970 dans le cadre de la
FIKIN. Voici son témoignage, quil a
bien voulu voir notre journal publier dans le cadre de la célébration du
Cinquantenaire.
Juillet 1955 : Je suis élève
officier sur le Gouverneur Galopin, un paquebot mixte de la CMB. Je suis chargé
de vider les tanks à eau des canots de sauvetage et de remettre de l'eau
fraîche (non, le bateau ne risque pas de couler, cela se passe en-dessous de
Dakar). Les canots sont sur le pont-promenade, des "anciens" instruisent
les nouveaux qui partent faire leur premier terme. Je suis à moins de deux
mètres d'eux mais ils ne me voient pas.
– " Ne leur donnez jamais rien, quand ils
reçoivent "ça", ils demandent "ça".
Je ne vois pas le geste qui accompagne mais je
devine la main qui montre le poignet puis l'épaule.
J'apprends
par la même occasion qu'ils sont menteurs, fainéants, voleurs mais
malheureusement, on ne peut pas se passer du boy cuisinier ni du boy lavandier
ni du boy jardinier et encore moins de celui qui sert à table et qui fait les
lits. A bon entendeur, salut.
C'est
la première fois que je me rends au Congo, autant savoir.
Fin 1958 : Je suis sur
l'Armand Grisard, un autre paquebot mixte de la CMB. Nous ramenons les soldats
de la Force publique, leurs femmes et leurs enfants qui ont fait de la
figuration à l'exposition universelle de 58.
Ils
me racontent le tissu d'avanies qu'ils ont dû subir pendant la durée de
l'exposition. Les bananes tendues par de charmants bambins, les cacahouètes
apportées par leurs papas.
Ils
ne sont pas sortis de l'enceinte de l'exposition, n'en ayant pas les moyens
financiers (ils gardaient leur solde de la Force publique et, c'est bien connu,
ont peu de besoins).
Plus
tard, sur un autre bateau qui fait la côte Est des USA, je m'étonne de ne pas
voir de Noirs à bord, comme sur les bateaux qui font la ligne de l'Afrique de
l'Est ou de l'Ouest et j'apprends que les Américains interdisent aux bateaux
belges d'avoir à bord des matelots noirs qui sont payés en roupies de sansonnet
alors qu'ils font le même travail que les matelots blancs. Ce sont évidemment
les syndicats des gens de mer qui imposent ces lois iniques qui font perdre
tant d'argent à la CMB.
1959 : Je suis au
comptoir du Guest-House de Boma.
Entre un "indigène" endimanché, accompagné
de son épouse et de leur fillette en robe d'organdis, deux nœuds dans les
cheveux, propres de leur personne comme on dit… Ils s'asseyent au milieu de la
terrasse et essaient d'appeler le garçon qui sert les boissons.
Sans succès. Il semble ne pas les voir. Cela dure
longtemps.
Le
patron du bar – l'ancien commissaire de police de Boma recyclé dans la limonade
– dit avec beaucoup d'humour :
"Le
roi (Baudouin) a dit qu'ils pouvaient maintenant aller dans les bars des
Européens (suite à son voyage au Congo), mais – ah, ah, ah ! – il n'a pas dit
qu'on étaient obligés de les servir !"
Et tout le comptoir qui hoquette et qui se roule de
rire…
La
famille congolaise se retire sous les quolibets des clients.
Non mais…Je comprends que si on leur donne ça…
La même année, 1959 : Je suis
sur le Moero, un cargo de la CMB. Je suis chargé de faire l'appel des
"coups de main" qui nettoient les cales pour 10 francs par jour
et un morceau de feuille de bananier à midi (on fait l'économie de
l'assiette et de la cuillère qu'ils voleraient sans doute) sur laquelle il y a
un morceau de poisson séché et une louche de manioc à midi (avantage en nature
sur lequel il n'y a pas de précompte). La bouteille de bière Primus (bière
locale) coûte 15 francs. Ils ne risquent pas de devenir alcooliques.
Quelques
"coups de main" manquent à l'appel, je les pointe
"présents". Ils doivent aussi bouffer…
Un
jour, je me fais remonter les bretelles par un représentant de la CMB à Matadi
qui a découvert un absent parmi les présents : " Vous vous rendez compte de ce que vous faites ? Vous nous ridiculisez !
Si tout le monde faisait comme vous, vous vous rendez compte de ce que cela
coûterait à la Compagnie ? "
Je
sens la mauvaise note qui va accompagner mon dossier jusqu'à la pension. J'exècre
de plus en plus les colons, leur morgue, leur vulgarité.
Les contremaîtres qui surveillent le chargement des
navires sont des dockers anversois qui sont devenus par la grâce divine
contremaîtres dès le premier jour de leur débarquement.
Salaire mensuel de l'époque, 15.000 francs. Un
docker indigène gagne 600 francs (mais ces gens-là ont très peu de besoins).
Un caporal de carrière de l'armée de terre de ma
famille, tendance analphabète, est parti aux "colonies".
Le
voilà illico promu adjudant (il a déjà pu s'acheter ses étoiles avant
d'embarquer).
Le
grade le plus élevé qu'un "indigène" pouvait espérer
atteindre était celui de sergent-major.
Vous
n'imaginez quand même pas un adjudant bougnoule qui donnerait des ordres à un
sergent-major belge !
Je
rencontre Thomas Kanza et je m'inscris à l'ABAKO, le parti de Kasa-Vubu,
partisan de l'indépendance du Congo, pas celui du colonisateur mais celui de
l'ancien royaume du Congo, divisé entre le Congo français, le Congo belge et le
Congo portugais. Là où l'on parle kikongo.
Je suis le deuxième "Blanc" membre de
l'ABAKO. Je ne saurai jamais qui était l'autre.
Juin 1960 :
Je
suis sur le Jadotville (paquebot), en route pour Matadi, nous avons cinq ou six
passagers au lieu des 250 passagers habituels. Une dame me confie son
appréhension d'être là pour les fêtes de l'indépendance. Je lui demande où elle
va. Au camp militaire de Thysville (là où la Force publique se rebellera début
juillet), son mari est militaire. Je lui dis : "Oh, mais là vous n'avez rien à craindre".
Je ne l'ai jamais revue. Nous sommes à quai à
Matadi. En couple avec le Jadotville, côté fleuve, un dragueur de mines de la
Force navale. Nous sommes entre lui et le quai. L'amiral qui commande la flotte
belge ignorait sans doute (personne n'est parfait) qu'il y a une forte marée
sur le fleuve et qu'à marée basse, le mât du dragueur de mine est la seule
chose qui dépasserait du niveau du quai. Il suffirait de faire rouler des
fûts sur le quai, de les faire tomber sur le pont pour pouvoir prendre le
dragueur à l'abordage.
Le
dragueur gardant néanmoins la possibilité de faire feu de son unique canon mais
uniquement en-dessous du niveau du quai.
30 juin 1960 : Personne ne
travaille. Calme plat. On nous a recommandé de ne pas sortir en ville.
1 juillet
1960 : Les dockers viennent au travail tout de blanc habillés (le blanc
est la couleur de deuil, ils fêtent (?) la mort de la colonisation). Ils n'ont
pas lu cette pensée profonde du général Janssens, le commandant de le Force
publique : "Avant l'indépendance =
après l'indépendance". Tout un programme. Je suis sur le quai à côté
d'une jeep de l'armée belge dans laquelle ont pris place trois vaillants
chasseurs ardennais.
Ils sont dos au mur d'un hangar, la mitrailleuse
fixée sur le capot de leur jeep, une bande de cartouches engagées.
A
leurs pieds, des mitraillettes Vigneron et des grenades défensives. La bonne
humeur règne.
–
Hé ! Les bougnoules ! (les dockers qui passent), vous allez salir
vos beaux vêtements ! Et de rire, et de rire…
Je
leur fais remarquer qu'ils prennent pas mal de risques en les interpellant
ainsi. La réponse tombe : " Mais
c'est ce qu'on veut, on a fait notre service en Allemagne où on se faisait
chier. On nous a envoyés ici ! On a une prime de risque et si ça
"pète", et bien, on pourra rester plus longtemps".
Devant une telle logique, il ne me reste plus qu'à remonter à bord et veiller à
ce que les deux matelots de garde en haut de la coupée disposent toujours des
deux haches d'incendie avec lesquelles ils sont sensés défendre la CMB (et la
flotte belge). Cornelis, le Gouverneur général, est à bord depuis hier soir
mais reste prudemment invisible.
6 juillet
1960 : Je vois des colons (blêmes) qui dévalent la rue principale de
Matadi qui mène au port, deux valises à la main, avec femmes et enfants,
poursuivis par des soldats de la Force publique. J'ai une furieuse envie de
faire remonter la coupée et de les laisser là sur le quai. Nous partons sans
demander notre reste, vers Lobito où nous chargerons une cargaison de femmes et
d'enfants qui ne retourneront sans doute jamais au Congo (…)
Michel Husson