1959: Discours de PE Lumumba sur L'UNITE. AFRICAINE ET L'INDEPENDANCE NATIONALE
Je
remercie le« Congrès pour la Liberté et la Culture et l'Université
d'Ibadan pour l'aimable invitation qu'ils ont bien voulu m'adresser pour
assister à cette Conférence Internationale où l'on discute du sort de
notre chère Afrique.
C'est
une satisfaction pour moi de rencontrer ici plusieurs Ministres
Africains, des hommes de lettres, des syndicalistes, des journalistes et
des personnalités internationales, qui s'intéressent aux problèmes de
l'Afrique.
C'est
par ces contacts d'homme à homme, par des rencontres de ce genre que
les élites africaines pourront se connaître et se rapprocher afin de
réaliser cette union qui est indispensable pour la consolidation de
l'unité africaine.
En
effet, l'unité africaine tant souhaitée aujourd'hui par tous ceux qui
se soucient de l'avenir de ce continent, ne sera possible et ne pourra
se réaliser que si les hommes politiques et les dirigeants de nos pays
respectifs font preuve d'un esprit de solidarité, de concorde et de
collaboration fraternelle dans la poursuite du bien commun de nos
populations.
C'est
pourquoi l'union de tous les patriotes est indispensable, surtout
pendant cette période de lutte et de libération. Les aspirations des
peuples colonisés et assujettis sont les mêmes; leur sort est également
le même. D'autre part, les buts poursuivis par les mouvements
nationalistes, dans n'importe quel territoire africain, sont aussi les
mêmes. Ces buts, c'est la libération de l'Afrique du joug colonialiste.
Puisque
nos objectifs sont les mêmes, nous atteindrons facilement et plus
rapidement ceux-ci dans l'union plutôt que dans la division.
Ces
divisions, sur lesquelles se sont toujours appuyées les puissances
coloniales pour mieux asseoir leur domination, ont largement contribué
-et elles contribuent encore -au suicide de l'Afrique.
Comment sortir de cette impasse '?
Pour
moi, il n'y a qu'une voie. Cette voie, c'est le rassemblement de tous
les Africains au sein des mouvements populaires ou des partis unifiés.
Toutes
les tendances peuvent coexister au sein de ces partis de regroupement
national et chacun aura son mot à dire tant dans la discussion des
problèmes qui se posent au pays, qu'à la direction des affaires
publiques.
Une
véritable démocratie fonctionnera à l'intérieur de ces partis et chacun
aura la satisfaction d'exprimer librement ses opinions.
Plus
nous serons unis, mieux nous résisterons à l'oppression, à la
corruption et aux manoeuvres de division auxquelles se livrent les
spécialistes de la politique du « diviser pour régner» .
Ce
souhait d'avoir dans nos jeunes pays des mouvements ou des partis
unifiés ne doit pas être interprété comme une tendance au monopole
politique ou à une certaine dictature. Nous sommes nous-mêmes contre le
despotisme et la dictature.
Je
veux attirer l'attention de tous qu'il est hautement sage de déjouer,
dès le début, les manoeuvres possibles de ceux qui voudraient profiter
de nos rivalités politiques apparentes pour nous opposer les uns aux
autres et retarder ainsi notre libération du régime colonialiste.
L'expérience
démontre que dans nos territoires africains, l'opposition que certains
éléments créent au nom de la démocratie, n'est pas souvent inspirée par
le souci du bien général; la recherche de la gloriole et des intérêts
personnels en est le principal, si pas l'unique mobile.
Lorsque
nous aurons acquis l'indépendance de nos pays et que nos institutions
démocratiques seront stabilisées, c'est à ce moment là seulement que
pourrait se justifier l'existence d'un régime politique pluraliste.
L'existence
d'une opposition intelligente, dynamique et constructive est
indispensable afin d'équilibrer la vie politique et administrative du
gouvernement au pouvoir. Mais ce moment ne semble pas encore venu et ce
serait desservir le pays que de diviser aujourd'hui nos efforts.
Tous
nos compatriotes doivent savoir qu'ils ne serviront pas l'intérêt
général du pays dans des divisions ou en favorisant celles-ci, ni non
plus dans la balkanisation de nos pays en de petits états faibles.
Une fois le territoire national balkanisé, il serait difficile de réinstaurer l'unité nationale.
Préconiser l'unité africaine et détruire les bases mêmes de cette unité, n'est pas souhaiter l'unité africaine
Dans
la lutte que nous menons pacifiquement aujourd'hui pour la conquête de
notre indépendance, nous n'entendons pas chasser les Européens de ce
continent ni nous accaparer de leurs biens ou les brimer. Nous ne sommes
pas des pirates.
Nous avons au contraire, le respect des personnes et le sens du bien d'autrui.
Notre
seule détermination -et nous voudrions que l'on nous comprenne -est
d'extirper le colonialisme et l'impérialisme de l' Afrique. Nous avons
longtemps souffert et nous voulons respirer aujourd'hui l'air de la
liberté. Le
Créateur nous a donné cette portion de la terre qu'est le continent
africain; elle nous appartient et nous en sommes les seuls maîtres.
C'est notre droit de faire de ce continent un continent de la justice,
du droit et de la paix.
L'Afrique
toute entière est irrésistiblement engagée dans une lutte sans merci
contre le colonialisme et l'impérialisme. Nous voulons dire adieu à ce
régime d'assujetissement et d'abâtardissement qui nous a fait tant de
tort. Un peuple qui en opprime un autre n'est pas un peuple civilisé et
chrétien.
L'Occident doit libérer l' Afrique le plus rapidement possible. L'Occident doit faire aujourd'hui son examen de conscience
et reconnaître à chaque territoire colonisé son droit à la liberté et à la dignité.
Si
les gouvernements colonisateurs comprennent à temps nos aspirations,
alors nous pactiserons avec eux, mais s'ils s'obstinent à considérer l'
Afrique comme leur possession, nous serons obligés de considérer les
colonisateurs comme ennemis de notre émancipation. Dans ces conditions,
nous leur retirerons avec regret notre amitié.
Je me fais le devoir de remercier ici publiquement tous les
Européens
qui n'ont ménagé aucun effort pour aider nos populations à s'élever.
L'humanité tout entière leur saura gré pour la magnifique oeuvre
d'humanisation et d'émancipation qu'ils sont en train de réaliser dans
certaines parties de l' Afrique.
Nous
ne voulons pas nous séparer de l'Occident, car nous savons bien
qu'aucun peuple au monde ne peut se suffire à lui même. Nous sommes
partisans de l'amitié entre les races, mais l'Occident doit répondre à
notre appel
Les occidentaux doivent comprendre que l'amitié n'est pas possible dans les rapports de sujétion et de subordination.
Les
troubles qui éclatent actuellement dans certains territoires africains
et qui éclateront encore ne prendront fin que si les puissances
administratives mettent fin au régime colonial. C'est la seule voie
possible vers une paix et une amitié réelles entre les peuples africains
et européens.
Nous
avons impérieusement besoin de l'apport financier , technique et
scientifique de l'Occident en vue du rapide développement économique et
de la stabilisation de nos sociétés.
Mais
les capitaux dont nos pays ont besoin doivent s'investir sous forme
d'entraide entre les nations. Les gouvernements nationaux donneront
toutes les garanties voulues à ces capitaux étrangers.
Les
techniciens occidentaux auxquels nous faisons un pressant appel
viendront en Afrique non pour nous dominer mais bien pour servir et
aider nos pays.
Les
Européens doivent savoir et se pénétrer de cette idée que le mouvement
de libération que nous menons aujourd'hui à travers toute l'Afrique,
n'est pas dirigé contre eux, ni contre leurs biens, ni contre leur
personne, mais simplement et uniquement, contre le régime d'exploitation
et d'asservissement que nous ne voulons plus supporter. S'ils acceptent
de mettre immédiatement fin à ce régime instauré par leurs
prédécesseurs, nous vivrons avec eux en amis, en frères.
Un
double effort doit être fait pour hâter l'industrialisation de nos
régions et le développement économique du pays. Nous adressons un appel
aux pays amis afin qu'ils nous envoient beaucoup de capitaux et de
techniciens.
Le
sort des travailleurs noirs doit aussi être sensiblement amélioré. Les
salaires dont ils jouissent actuellement sont nettement insuffisants. Le
paupérisme dans lequel vivent les classes laborieuses est à la base de
beaucoup de conflits sociaux que l'on rencontre actuellement dans nos
pays. A ce sujet, les syndicats ont un grand rôle à jouer, rôle de
défenseurs et d'éducateurs. Il ne suffit pas seulement de revendiquer
l'augmentation des salaires, mais il est aussi d'un grand intérêt
d'éduquer les travailleurs afin qu'ils prennent conscience de leurs
obligations professionnelles, civiques et sociales, et qu'ils aient
également une juste notion de leurs droits.
Sur
le plan culturel, les nouveaux états africains doivent faire un sérieux
effort pour développer la culture africaine. Nous avons une culture
propre, des valeurs morales et artistiques inestimables, un code de
savoir-vivre et des modes de vie propres. Toutes ces beautés africaines
doivent être développées et préservées avec jalousie. Nous prendrons
dans la civilisation occidentale ce qui est bon et beau et rejetterons
ce qui ne nous convient pas. Cet amalgame de civilisation africaine et
européenne donnera à l'Afrique une civilisation d'un type nouveau, une
civilisation authentique correspondant aux réalités africaines.
Des
efforts sont aussi à faire pour la libération psychologique des
populations. On constate chez beaucoup d'intellectuels, un certain
conformisme dont on connaît les origines.
Ce
conformisme provient des pressions morales et des mesures de
représailles qu'on a souvent exercées sur les intellectuels noirs. Il
suffisait de dire la vérité pour que l'on fut vite taxé de
révolutionnaire dangereux, xénophobe, meneur, élément à surveiller, etc.
Ces
manoeuvres d'intimidation et de corruption morale doivent prendre fin.
Il nous faut de la véritable littérature et une presse libre dégageant
l'opinion du peuple et non plus ces brochures de propagande et une
presse muselée.
J'espère que le « Congrès pour la Liberté de la Culture nous aidera dans ce sens.
Nous
tendons une main fraternelle à l'Occident. qu'il nous donne aujourd'hui
la preuve du principe de l'égalité et de l'amitié des races que ses
fils nous ont toujours enseigné sur les bancs de l'école, principe
inscrit en grands caractères dans la Déclaration Universelle des Droits
de l'Homme. Les
Africains doivent jouir, au même titre que tous les autres citoyens de
la famille humaine, des libertés fondamentales inscrites dans cette
Déclaration et des droits proclamés dans la Charte des Nations Unies.
La période des monopoles des races est révolue.
La
solidarité africaine doit se concrétiser aujourd'hui dans les faits et
dans les actes. Nous devons former un bloc pour prouver au monde notre
fraternité.
Pour
ce faire, je suggère que les gouvernements déjà indépendants apportent
toute leur aide et appui aux pays non encore autochtones.
Pour
favoriser les échanges culturels et le rapprochement entre les pays
d'expression française et ceux d'expression anglaise, il faudrait rendre
l'enseignement du français et de l'anglais obligatoire dans toutes les
écoles d'Afrique. La connaissance de ces deux langues supprimera les
difficultés de communication auxquelles se heurtent les Africains
d'expression anglaise et ceux d'expression française lorsqu'ils se
rencontrent.
C'est là un facteur important d'interpénétration.
Les
barrières territoriales doivent aussi être supprimées dans le sens
d'une libre circulation des Africains à l'intérieur des états africains.
Des bourses d'études seraient également à prévoir en faveur d'étudiants des territoires dépendants.
Je
profite de l'occasion qui m'est offerte pour rendre publiquement
hommage au Dr Kwamé Nkrumah et à M. Sékou Touré d'avoir réussi à libérer
nos compatriotes du Ghana et de la Guinée.
L'
Afrique ne sera vraiment libre et indépendante tant qu'une partie
quelconque de ce continent restera sous la domination étrangère.
Je conclus mon intervention par ce vibrant appel : Africains, levons-nous !
Africains, unissons-nous !
Africains,
marchons main dans la main avec ceux qui veulent nous aider pour faire
de ce beau continent un continent de la liberté et de la justice.
Texte extrait du livre "La pensée politique de Patrice Lumumba" éditions présence Africaine 1963