1965-66 Souvenirs de la Saga de “Une Saison au Congo“
L'aventure a commencé vers la fin de la saison
théâtrale 65/66.
La troupe du “Centre Dramatique de Wallonie“,
basé à Namur, venait d'apprendre que la compagnie était en faillite.
Il me fallait donc chercher du travail dans les
quelques théâtres officiels qui occupaient le terrain dans les années soixante.
Lors d'un déplacement à Bruxelles pour trouver
un nouvel engagement, j'ai découvert la pièce, qui venait d'être éditée, à “La Jeune Parque“ où je
dépensais une bonne partie de mon maigre pécule en achat de livres sur le
théâtre.
Je ne connaissais de Césaire que “La Tragédie du Roi
Christophe“ et j'ai tout de suite été interpellé par cette pièce qui racontait,
dans un langage poétique mais avec, apparemment, des précisions historiques
incontournables, la vie et la mort de Patrice Lumumba… Comme aucun media belge
n'en avait parlé.
C'était l'époque où le nom de Lumumba, assassiné
en 1961, était synonyme de fou sanguinaire et où dans l'hebdomadaire “Pourquoi
pas?" Serge Creuze excitait la population avec ses caricatures qui
montraient un monstre martyrisant les braves colons belges et violant les
bonnes sœurs… Heureusement, des justiciers inconnus – on savait peu de choses
sur les circonstances de sa fin – l'avaient éliminé.
Creuze est aujourd'hui glorifié comme peintre
humaniste et progressiste.
C'était aussi l'époque du mouvement théâtral
“témoin de son temps“ dont Roger Planchon, avec sa Comédie de St Etienne et
Armand Gatti étaient parmi les plus belles figures.
La plupart des théâtres belges mettaient à
l'affiche des pièces liées à l'actualité ou à l'histoire récente, surtout la Shoah : “Le Vicaire“ de
Hochutz, notamment fut remarqué au Rideau de Bruxelles.
Le “Living Théâtre“ était aussi, invité par Jo
Dekmine, venu apporter un vent frais de réflexion politique et de libération
des dogmes et de l'espace scénique.
Dans ma grande candeur, je pensais que si les
révélations contenues dans le texte étaient vérifiées, “Une Saison au Congo“
concernait les Belges en priorité, que ce n'était pas à Paris ou à New York que
la pièce devait être montrée.
C'était pour moi un devoir moral de la faire
connaître, dans la droite ligne de ma démarche de travailler à apporter la
culture à un public populaire de la
Belgique profonde plutôt qu'aux “happy fews“ des salles
officielles. (*)
Aimé Césaire, alors député de la Martinique, avait des
facilités d'accès à certaines informations plus ou moins confidentielles et
pour écrire “Une Saison au Congo“, avait accumulé une importante documentation
sur les derniers jours de Patrice Lumumba et de ses tortionnaires katangais… Et
belges.
Quand plus de cinquante ans après, le
gouvernement belge instaurera une commission d'enquête pour faire la lumière
sur ces tragiques événements, on découvrira que la quasi totalité de
l'information sur les dernières heures du leader africain se trouvaient déjà
dans le texte de la pièce.
Maurice Beerblock, avec qui j'avais souvent
collaboré à la télévision et au théâtre, fut le premier détonateur du projet en
activant le contact avec un réseau d'amis qui furent très précieux durant toute
l'aventure.
Je repense à Robert Versteegh qui élaborera les
statuts d'une asbl, le “Théâtre Vivant“, ce qui nous évita bien des ennuis au
moment des spectacles, à Tone Brulin et à Hugo Claus qui nous apportèrent
soutien et contacts, à Jo Dekmine qui nous procura un logement pour les
comédiens étrangers, à Jean Van Lierde du CRISP qui m'apporta ses conseils
chaleureux, à Rudi Van Vlaanderen, fondateur du RITCS, qui m'aida pour la mise
scène et joua le rôle du Général Janssens… Bien d'autres qu'on retrouvera plus
loin.
Question essentielle : Aimé Césaire serait–il
d'accord pour que sa pièce fut jouée en “première“ à Bruxelles?
J'entend encore son rire au téléphone : “Vous
êtes fou de vouloir montrer ça en Belgique, vous allez droit vers de gros
ennuis“… “Mais je vous donne mon accord. Venez me voir à Paris!"
Quelques jours plus tard, Maurice et moi
débarquions chez lui, un rez-de-chaussée d'un HLM à la Porte Brancion.
Césaire avait également invité Jean-Marie Serreau et Paul Vergès, à l'époque
député de La Réunion.
Jean-Marie Serreau était alors au faîte de sa
renommée comme metteur en scène des pièces de Beckett, Genet, Ionesco, Kateb…
Et envisageait de monter “Une Saison au Congo“ à Paris. Il collaborait
étroitement avec la “Compagnie des Griots“ de Robert Liensol qui regroupait les
meilleurs acteurs noirs, surtout martiniquais, de France.
Sur l'insistance de Césaire, Serreau promis de
m'aider à monter la pièce et de ne pas chercher à avoir la “première“… On verra
plus tard comment il respecta sa promesse.
Nous n'avions évidemment pas un sou pour monter
la pièce et il était vain d'espérer la moindre aide du Ministère de la Culture ou des théâtres
conventionnés.
Partant à la recherche de soutiens financiers,
une rencontre avec Roger Somville apporta la clef : “J'ai pas d'argent à te
donner, mais je peux offrir une litho ou un petit tableau. D'autres artistes
peuvent faire pareil… Et tu organises une exposition de ce que tu auras récolté“.
C'est ainsi que plus de cinquante œuvres furent
collectées et que Camille Lejeune nous prêta généreusement sa galerie “Le
Creuset“ de la rue Watteu pour les exposer… et les vendre.
L'exposition fut ouverte le 9 décembre 1966. Il
y avait là de tout, un vrai capharnaüm d'œuvres : Bury, Somville, Lorjou, Van
Anderlecht, Broodthaers, Pasteels, Mandelbaum, Counhaye, Folon, Perot, D'Haese,
Claus, Delahaut, Lismonde, Dubrunfaut, Milo, Picart Le Doux, Masereel,
Vandercam… Tant d'autres sans qui le spectacle n'eut jamais existé.
Magritte nous envoya une lettre d'injures à ce
traître de Césaire (il avait claqué la porte du mouvement surréaliste). Je
voulais l'encadrer pour la vente mais notre avocat m'en dissuada… Je ne sais
pas ce qu'elle est devenue.
Deux épisodes étonnants me restent en mémoire.
Hugo Claus m'avait mis en contact avec le Baron
Naessens, un de ses vieux amis, qui dirigeait la “Banque de Paris et des Pays
Bas“. Il me demanda de lui amener une dizaine d'œuvres et je me suis retrouvé
au dernier étage de la rue des Colonies dans une grande salle où des centaines
de tableaux (de Picasso à Dali en passant par Monet) pendaient, bien serrés,
sur des cintres. Naessens me raconta qu'il achetait en moyenne une peinture par
jour et m'exposa sa théorie sur le marché de l'art.
Sidérant!
… Et il acheta une bonne partie des œuvres
apportées.
Autre anecdote un peu désolante : nous avions
fait une demande à Delvaux qui me donna rendez-vous au café “Fourquets“ de la
place Flagey.
“Ma femme ne veux pas que je vous donne une
œuvre, elle dit que c'est mauvais pour ma cote. Mais voici un chèque de 10.000
frs de ma cassette personnelle“… Et il repartit dans une espèce de petite jeep.
L'argent ainsi récolté permit de payer les frais
du spectacle (personne n'était rétribué) qui s'arrêtera à l'épuisement de la
caisse.
Voulant vérifier la véracité des révélations
contenues dans la pièce je pris contact avec quelques-uns de ceux qui avaient
rencontré Lumumba.
Jean Van Lierde qui avait été son conseiller me
parlera longuement de lui, avec tendresse et admiration. Par contre, j'ai le
souvenir d'un journaliste et d'un ancien administrateur colonial qui n'avaient
pas de mots assez injurieux pour parler de lui : “un voleur, un fou, un
arrogant qui a insulté notre roi“… Etc.
Et je repensais à ce Général Janssens, déposant
une gerbe au pied de la statue de Léopold II en disant : “Sire, ils vous l'ont
cochonné!".
La pièce comporte de très nombreux personnages,
d'où un important besoin de comédiens… Alors qu'il n'y avait qu'un seul acteur
noir à Bruxelles (Marcel Loma qui jouera le rôle de Mobutu). Même si quelques
autres s'y ajoutèrent, notamment mon ami Sam Ditalwa et un étudiant malien de
l'INSAS… Il était évident que cela ne suffirait pas et que l'aide des “Griots“
de Paris était indispensable.
Je pris donc contact avec Jean-Marie Serreau qui
avait promis de m'aider.
Il me donna plusieurs rendez-vous dans divers
endroits de Paris : un café proche de son appartement dans la Tour Montparnasse,
un théâtre au Trocadéro où il répétait “Le Cadavre encerclé“ de Kateb Yacine.
Chaque rendez-vous nécessitait le voyage (il n'y
avait pas encore d'autoroute Bruxelles-Paris), chaque fois des heures
d'attente, une brève conversation… Mais pas la moindre aide concrète!
Ces visites ne furent pourtant pas inutiles.
L'une d'elle me permis de passer une nuit mémorable avec Kateb et ses amis au
célèbre “Harrys Bar“ et de rencontrer des comédiens qui, devant l'attitude de
Serreau, décidèrent de s'impliquer… Si je pouvais payer leurs trajets.
C'est ainsi que Darling Légitimus et son fils
Pascal, accompagnés de quelques autres comédiens martiniquais débarquèrent à
Bruxelles et s'installèrent dans les chambres d'un bâtiment de la place
Jamblinne de Meux que Jo Dekmine nous prêta généreusement.
Afin de soutenir l'initiative et de nous
protéger contre d'éventuels “ennuis“, un comité de soutien fut lancé.
En Belgique, peu de “notables“ signèrent – je me
souviens surtout de Maurice Béjart, René Hainaux, Georges Goriely, Henri
Storck, Jules Chomé… Quelques autres – mais à l'étranger ce fut une réponse
massive : Jean-Paul Sartre, Claude Lelouch, Max-Pol Fouchet, Claude Roy,
François Truffaut, Arthur Adamov, Siné, Alain Resnais, Joris Ivens, Léo Ferré…
Plus d'une centaine!
Peu à peu, la troupe se constitua. Quelques
acteurs belges comme Christian Maillet et Bernard Gragzyk se joignirent aux
comédiens venus de France et des sympathisants amateurs complétèrent le groupe.
Avec Fernand Schirren qui réalisera la musique en direct sur scène, la
distribution sera de 22 personnes!
… Et les difficultés commencèrent!
Où allions-nous répéter?
Aucun théâtre ayant pignon sur rue ne voulant
collaborer, nous nous sommes tourné vers les organisations militantes.
Il y avait à l'époque une compagnie de théâtre
maoïste, “Le Théâtre Populaire“ dirigé par Herbert Rolland. Il acceptait de
nous accueillir dans son local de la rue des Coteaux… A condition de modifier
certains passage du texte. On le retrouvera plus tard manifestant contre le
spectacle aux côtés des “katangais“ devant le Centre Culturel d'Anderlecht et
nous accusant d'être “payés par la
CIA“ (**)
Finalement, Pierre Le Grève qui animait alors la
“Gauche Socialiste“ nous prêta gracieusement, et sans conditions, une salle de
sa permanence de la rue d'Espagne.
La période de préparation fut assez pénible.
Les “Griots“ devaient régulièrement aller à
Paris faire quelques “cachetons“ pour se nourrir, ce qui rendait le planning
des répétitions assez chaotique.
D'autres membres du groupe n'étaient pas
toujours disponibles… etc.
Aucun théâtre ne voulait nous louer une salle,
même contre paiement et nous avons du nous rabattre sur celle du Centre
Culturel d'Anderlecht… Où nous n'avions pas mentionné le titre de la pièce lors
de la signature du contrat de location.
Je me souviens d'un incident durant les
dernières répétitions dans cette salle.
Nous étions à quelques jours de la première et
une “générale“ y était prévue.
Trouvant portes closes à notre arrivée, nous
avons finalement trouvé le concierge qui nous a avoué que “le bourgmestre m'a
ordonné de prendre congé“.
C'était la panique… Jusqu'au moment ou Ernest
Glinne est intervenu et à convaincu Simonet de nous laisser travailler.
“Une Saison au Congo“ fut créé, en première
mondiale, le 17 janvier 1967, jour anniversaire de l'assassinat de Lumumba,
devant une salle comble (***)… Protégée par un cordon de gendarmerie pour retenir les
manifestants (extrême droite, maoïstes, ex colons…) qui hurlaient devant le
théâtre.
La presse belge fut unanime (excepté un
courageux journaliste radio de la
RTB) à faire un silence total sur cet événement.
Le spectacle fut ensuite joué dans quelques
salles (à Seraing et à l'ULB notamment) et s'arrêta quand les caisses du
“Théâtre Vivant“ furent vides.
Quelques semaines après la création du
spectacle… Mes ennuis personnels commencèrent.
J'habitais alors au parc Josaphat… Où je trouvai
un matin une convocation de la
Police dans ma boîte aux lettres.
Le commissariat n'étant pas loin (boulevard
Reyers, face à la RTB),
je m'y rendis à pied à l'heure fixée.
Après près d'une heure d'attente, un policier me
reçut et m'informa d'une amende pour stationnement interdit dans une rue près
de la Grand Place.
Je signais le PV et retournai chez moi… Où une nouvelle convocation
m'attendait.
J'y retournai le lendemain pour m'entendre
demander (après une petite heure dans la salle d'attente) les prénoms de mes
deux filles “qu'on avait oublier de préciser dans le PV de la veille“. A mon
retour à mon appartement… Nouvelle convocation.
Ce scénario se répéta chaque jour pendant un
mois!
A chaque fois, une question du genre :
“Avez-vous payé la taxe pour votre chien?" ou “Avez-vous une radio dans
votre auto?".
Un matin, je décidai de rester chez moi.
Quelques minutes après l'heure de la convocation… Sirènes de la police et
embarquement menottés par un groupe de flics!
Tout le quartier fut témoin de mon arrestation…
Qui s'est terminée par des excuses du commissaire à mon arrivée au bureau de
police : “C'est une erreur, on s'est trompé d'adresse !"
Il était manifeste que la police cherchait à me
déstabiliser et à provoquer un incident qui lui aurait permis de m'inculper de
l'une ou l'autre manière.
Le “cirque“ (plus de 20 convocations pour un
stationnement interdit !) s'est arrêté quand je me suis présenté deux ou trois
fois accompagné de mon avocat.
Côté travail ce fut plus douloureux, humainement
et financièrement.
Le “Rideau de Bruxelles“ était une sorte de
“port d'attache“ et j'y jouais régulièrement. Au cours d'une conférence de
presse, son directeur Claude Etienne estima que “j'avais sali notre pays et que
je n'avais plus ma place dans son théâtre“… Et rompit les quelques contrats que
j'avais pour la fin de saison.
Ce qui l'avait, paraît-il scandalisé, était le
discours de Baudouin dans le passage de la pièce sur la déclaration d'indépendance.
Il est vrai que cette scène faisait beaucoup rire et que le roi des belges y
était un peu ridicule… Césaire avait inséré tel quel un extrait du propre
discours du Roi.
Dans la foulée, plus aucun théâtre ne m'engagea…
Et tous mes collègues comédiens “changèrent de trottoir“.
C'est ce que j'appelais alors “le maccarthisme à
la belge“.
Pour nourrir ma petite famille il me fallut bien
trouver autre chose.
Pendant plus de deux ans je fis toutes sortes de
métiers (Taximan, livreur, garçon de café, notamment)… Mais c'est une autre
histoire.
Un évènement singulier se produisit quelque
temps après la création de la pièce : Jean Van Lierde reçu une proposition de
Mobutu de faire une tournée au Zaïre !
C'était choquant de la part d'un des assassins
de Lumumba… Mais, connaissant son cynisme, ce n'était pas tellement étonnant
car le dictateur avait lancé une campagne de “lumumbisation“ pour asseoir son
régime en captant la popularité de Lumumba au Congo et dans toute l'Afrique.
Je me suis retrouvé dans le bureau du CRISP à la
rue de Louvain, assistant à la conversation de Van Lierde avec Kinshasa. La
proposition était financièrement très alléchante mais il nous fallait jouer
dans les lieux choisis par le Pouvoir et modifier certains passages. J'ai
évidemment refusé et Jean souriait en transmettant le message.
Cet épisode m'évoque un autre souvenir, un peu
triste.
Aimé Césaire reçut également une invitation pour
faire une conférence à Kinshasa. Malheureusement le grand écrivain accepta… Et
atténua la critique de Mobutu dans une nouvelle édition de la pièce (celle qui
est maintenant en librairie).
Dommage !
Dernier souvenir : Serreau me proposa de devenir
son assistant pour le montage de la pièce qu'il allait monter quelques mois
plus tard à Paris (****).
J'ai refusé et suis retourné à mon taxi
Rudi Barnet
(*) C'est
ainsi que j'avais refusé la proposition du “Young Vic“ qui m'obligeait à
m'exiler à Londres… Je voulais jouer pour les gens de “mon coin“, pas devenir
une “star“.
(**) Plus tard, avec
la révolution culturelle et l'arrêt du financement du groupe fondé par Jacques Grippa, le “Théâtre Populaire“
disparut. Herbert Rolland, après avoir travaillé dans la multinationale Shell,
créa le “Théâtre de la Vie“.
(***) N'ayant pas de
notes et peu de documentation pour écrire cette saga, je ne suis pas tout à
fait certain de cette date.
(****) Il embaucha
plusieurs comédiens de notre groupe pour le spectacle et annonçât que c'était
une “première mondiale“.