1968 – L’assassinat de Pierre Mulele

Les faits incriminés

Le 2 septembre
1968, Pierre Mulele de son maquis de Kwilu apprend la concentration des
lumumbistes au Congo-Brazzaville et décide de s’y rendre en vue de se concerter
sur la lutte. Arrivé au Congo, le 13 septembre 1968, il est récupéré à partir
de Ngabe par la gendarmerie qui le conduit à Brazzaville et le met en résidence
surveillée. Il a un entretien le 14 septembre 1968 avec le président Marien
Ngouabi, entretien durant lequel il met le président congolais au courant de
son projet. Celui-ci par respect du principe de bon voisinage le dissuade et le
convainc de la nécessité de négocier son retour au pays avec les autorités de
Kinshasa, dans le cadre de l’amnistie générale qu’elles venaient d’accorder à
tous les opposants politiques. En accord avec Mulele, le président Ngouabi en
fait part à Monsieur Akafomo, alors chargé d’Affaires du Congo-Kinshasa au
Congo, à qui il demande de transmettre ce vœu au gouvernement congolais.

 

Reconstitution des faits par la CNS

En vue
d’éclairer la nation en Conférence sur cet ignoble assassinat, la ‘’commission
des assassinats et des violations des droits de l’homme’’ a entendu les
personnes suivantes :

– Mulele
Jeannette, fille de Pierre Mulele, plaignante,

– Monsieur
Bomboko Lokumba, à l’époque ministre des Affaires étrangères,

– Le général
Singa Boyenge Mosambay, alors administrateur général de la Sûreté nationale,

– Monsieur
Akafomo Antoine, à l’époque chargé d’Affaires de la République démocratique du
Congo auprès de la République sœur du Congo-Brazzaville,

– Monsieur
Mibamba Muanga Zénon, compagnon d’infortune de Mulele arrêté avec lui, mais
relâché après l’odieux assassinat,

– Monsieur
Lumbuele Jacques, à l’époque exilé politique vivant au Congo-Brazzaville,

– Monsieur
Mukulubundu Félix, à l’époque exilé politique et chef des Lumumbistes au Congo,
ancien compagnon de Mulele dans le maquis.

 

Du retour au pays de Mulele

D'après Akafomo, interrogé
par la Commission, c'est Pierre Mulele
lui-même qui, fatigué par cinq ans d'une vie de maquis, a pris l'initiative de
contacter les autorités zaïroises en vue
de son retour au pays. L’amnistie accordée par Kinshasa à tous les opposants
l’encourageait dans cette démarche. Cette assertion est confirmée par Monsieur
Bomboko et le Général SINGA, et surtout par Monsieur Nicolas MONDJO, à l'époque
ministre des Affaires Etrangères du Congo-Brazzaville lorsque dans une
interview publiée à l'Agence congolaise de presse (ACP) du 5 octobre 1968, il
déclare : « nous sommes un gouvernement et nous avons accueilli Monsieur
Pierre Mulele conformément à la Convention de Vienne sur les réfugiés
politiques. Monsieur Pierre Mulele nous a exprimé son désir d’entrer en contact
avec l'ambassade du Congo-Kinshasa à Brazzaville pour fixer les modalités de
son retour, d’une façon légale au pays natal ».

Cependant, L’examen des
faits à la lumière de la déposition de Monsieur Mukulubundu démontre le contraire.
Mulele n’a jamais pris l’initiative, de lui-même, de son retour au Zaïre, car
s’il en avait envie, il lui était loisible à partir de Kikwit de se rendre à
l’autorité publique et dans le cadre de l’amnistie, revendiquer ses droits.
D’ailleurs, lors de son séjour au Congo Brazzaville, Mulele n’a pas bénéficié
du traitement réservé à tous les exilés politiques, de surcroît anciens
ministres de leurs pays. C’est plutôt en criminel de droit commun qu’il a été
arrêté à Ngabe et transféré à Brazzaville où il fut détenu pendant plus de 15
jours au camp de la gendarmerie, sans contact avec les lumumbistes qu’il
voulait voir et dans des conditions indignes d’un homme de son rang.

Pendant ce temps, le
président Ngouabi qui avait besoin d’appui extérieur pour légitimer son coup
d’Etat trouve là une occasion de normaliser les relations déjà mauvaises entre
les deux pays de par l’appui apporté par le régime Massamba Débat aux insurgés
zaïrois. C’est lui qui a persuadé Mulele de rentrer au pays prenant appui sur
la loi d’amnistie proclamée par le Zaïre (Congo) à cette époque et en vertu du
principe de bon voisinage.

L’insistance des jeunes
officiers congolais du CNR sera telle que le 27 août 1968, recevant une
délégation des lumumbistes réfugiés au Congo, lesquels ne voulaient pas
entendre parler d’un transfert de
Mulele, le Premier ministre de l’époque Alfred Raoul, déclare, selon Monsieur
Mukulubundu : « nous avons déjà
décidé que Mulele devra partir. Demain Bomboko viendra pour conclure des
accords concernant sa rentrée au pays. Mobutu nous a donné sa parole d’honneur.
La lutte à l’extérieur ne représente pas grand-chose. Il vaut mieux rentrer. Nous entretenons des rapports de bon
voisinage avec les pays voisins. Si vous n’acceptez pas son retour, nous serons
contraints de traiter avec la délégation de Kinshasa sans votre consentement
 ».

On ne sera pas surpris
d’apprendre lors de la CNS du Congo Brazzaville que ce dernier pays a réclamé
en 1972 à Mobutu la livraison de Diawara, en compensation du service qui lui avait été rendu en 1968 lors de
l’affaire Mulele.

Monsieur Akafomo, contacté
par le président NGOUABI se présente à Mulele, non seulement comme chargé
d'Affaires d'un gouvernement, mais aussi comme un ancien lumumbiste. Ce qui met
Mulele en confiance et lui fait miroiter une issue heureuse. Fort de cette rencontre,
Monsieur Akafomo, porteur d’une lettre du
président Ngouabi, se rend à
Kinshasa où il informe, selon lui, le Comité responsable des affaires du pays,
en l'absence du chef de l’Etat, Mobutu. Ce comité, composé des généraux Bobozo,
Bumba, des colonels Singa, Malila et Nkulufa et de Monsieur Bomboko (alors
absent du pays), se réunit instantanément, et à l'issue de cette réunion,
Monsieur Akafomo déclare avoir entendu le Général BOBOZO dire : « de gré ou de force, Mulele doit être ramené
ici
 ». Un télégramme est vite adressé, par le biais des Affaires
Etrangères, au Président MOBUTU qui se
trouvait à Rabat.

 

De l’arrestation

Le retour de
Pierre Mulele au pays, le 29 septembre, provoque le courroux du
Haut-commandement militaire, plus particulièrement du général Bobozo qui offre
un cocktail aux autorités militaires. Le général Singa a déclaré devant la
commission de la CNS que le climat, lors de ce cocktail, était tout à fait
tendu et que pour le général Bobozo, il fallait à tout prix venger le colonel
Ebeya et tant d’autres victimes des guerres mulelistes. Il a ajouté qu’à cette
occasion, Bobozo lui demandera de procéder à l’arrestation de Mulele et à son
transfert au camp Kokolo où il devait expier ses forfaits. Le général Singa
soutient avoir refusé d’exécuter cet ordre, ne voulant pas engager une épreuve
de force contre le gouvernement sous la protection duquel se trouvait Mulele.

Survint alors
le retour au pays du président Mobutu, le 2 octobre 1968, en provenance de
Rabat. Une procession des mutilés est organisée devant lui par les soins de
Bobozo pour lui signifier qu’il n’était pas question d’accorder le pardon à
Mulele.

C’est ainsi
qu’au cours du meeting qu’il tient sitôt après son arrivée au Parc de Boeck
(Jardin botanique), Mobutu indique que c’est lui le chef de la diplomatie et
non le ministre des Affaires étrangères. Il lâche : « Mulele est
responsable de la mort et des mutilations de plusieurs militaires dont les
épouses et les enfants pleurent au camp. Il devra être jugé ». Le
président désavoue ainsi l’action de son ministre et nie devant l’opinion
l’avoir mandaté pour les négociations en vue du retour de Mulele. Pour avoir
été l’instigateur du soulèvement armé au Kwilu et à cause de nombreuses tueries
conséquentes à ce soulèvement, Mulele devra être traduit devant les
juridictions militaires. Mobutu regrette que son bateau ait été souillé pour
cette opération d’extradition de Mulele. Toutes les consciences sont troublées : Surtout celles des autorités
du Congo-Brazzaville qui, pour sauver la face, dépêchent à Kinshasa, une
délégation dont le chef, Monsieur Mondjo dira : « Le contenu des
textes juridiques signés par Monsieur Bomboko, ministre des Affaires étrangères
de la République démocratique du Congo à Brazzaville et les récents propos tenus
par le président Mobutu au cours d’un meeting à son retour du Maroc ne
concordent pas ».

Monsieur Boraboko a déclaré
à la Commission qu'il n'a pas existé d'accords écrits, mais plutôt des
engagements verbaux.

Fort de la position exprimée
par Mobutu au meeting, le général Bobozo saute sur l'occasion. Il interpelle le général Singa et lui lancé :
«  yo oleki motu makasi. Oyoki
ndenge kulutu na yo alobi ? Kende sika sika oyo kotika Mulele na camp
Kokolo
 » (Tu es trop têtu ; tu as entendu ce qu’a dit ton aîné ?
Vas de ce pas ’’déposer’’ Mulele au camp Kokolo).

Tenu par devoir d'obéissance
militaire dira-t-il, le colonel Singa dépêche son garde du corps Ifeta chez
Bomboko en vue de cette mission, exécutée avec l'aide des militaires de faction
chez le gé­néral Bobozo, réquisitionnés au passage. Monsieur Bomboko a déposé à ce sujet que le
meeting terminé, le général Bobozo pour s'assurer que l'ordre avait été
exécuté, s'est rendu personnellement chez lui où, éprouvant des doutes
quant au transfert réel de Mulele au camp Kokolo, il a procédé à l'arrestation
de Inonga, son secrétaire, et de son
frère, les a emmenés jusqu'au camp
Kokolo où ils n’ont été libérés que lorsqu'il y a vu Mulele.

 

L'exécution

 

Transféré au camp Kokolo,
Pierre Mulele y subira son supplice. Selon la version officielle, un tribunal
militaire d'exception l’a condamné à mort en date du 8/10/1968. Et son
exécution a eu lieu à l'aube du 10/10/1968, le président de la République
ayant, le 9/10/1968, rejeté son recours en grâce. Cependant des doutes
persistent sur cette version, car, en août 1982, au cours d’une interview qu'il
accorde à Sennen Andriamirado de "Jeune Afrique", le président Mobutu
prétendra que l'exécution de Mulele a eu lieu avant son retour du Maroc. Ce qui
est totalement faux et amène votre Commission à penser que Pierre Mulele a été
assassiné le 2 octobre 1968, date de son transfert au camp Kokolo. Si l'on
tient compte de l'empressement avec lequel Bobozo voulait l'avoir, on peut
douter que les militaires l'aient gardé plus d'une semaine avant de l'abattre.

Par ailleurs,
il semble que le verdict du tribunal a été avancé suite aux protestations du
Gouvernement du Congo Brazzaville et de plusieurs pays africains auxquels le
président Mobutu avait donné sa parole d’honneur quant aux libertés dont
devraient jouir les anciens opposants et exilés à leur retour au pays.

Quant au corps
de Mulele, il a été difficile à la Commission de la CNS de dire ce qu’on en a
exactement fait. Pour certains, on lui a arraché les organes un à un, avant de
le jeter au fleuve. Pour d’autres, il a été livré à la colère des mutilés et
victimes des guerres mulelistes qui, avec des instruments aratoires, l’ont
abattu, sous l’œil approbateur du général Mobutu et des officiers supérieurs,
au camp Kokolo.

Le président
Mobutu que la Commission de la CNS aurait voulu entendre à ce sujet n’a
malheureusement pas répondu à l’invitation.

(Source : Archives de la CNS)

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