Les révolutions télévisées du Nord de l’Afrique et nous




Voir à la télévision ce qui se passe en
Afrique du Nord depuis plus d’un mois  comporte plusieurs avantages et
quelques inconvénients. Le début du lancement d’un travail de changement
populaire fondé sur des revendications de justice sociale, de liberté
et de démocratie  est rendu visible par plusieurs chaînes de télévision
du monde. Ces télévisions nous permettent de voir des masses populaires
ayant décidé de rompre avec la peur pour affronter les dictatures armées
à mains nues.

Mais comment, tout à coup, ces médias
dominants, longtemps au service des dictateurs au nom de la stabilité
chère aux multinationales du Nord et aux « maîtres du monde », se
mettent-ils  à rendre visibles les actions des peuples longtemps
opprimés ? Il se pourrait que « les  maîtres du monde » supervisent
cette visibilité aux fins de récupérer, tant soit peu, des révolutions
qu’ils n’ont pas vues venir. Les motifs commerciaux peuvent aussi être
évoqués. Il n’est pas exclu que ces télévisions aient emboîté le pas à
celles « iconoclastes » du monde arabes. Tentative de récupération ou
pas, ces révolutions télévisées témoignent de quelque chose
d’impressionnant : un début de changement  à mains nues est possible.

A quelles conditions ? A condition de
savoir où se trouvent les véritables forces et de les utiliser à bon
escient pour renverser les rapports de force en marge de la
compétitivité militaire. Quand, en 2002, Emmanuel Todd écrit son livre
intitulé Après l’empire. Essai sur la décomposition du système
américain, il attire l’attention de ses lecteurs sur « une chose qui
doit absolument être évitée : oublier qu’aujourd’hui comme hier les
vraies forces sont d’ordre démographique et éducatif, le vrai pouvoir
d’ordre économique. » (p.232)  Le contrôle de la démographie et un
effort constant pour éduquer et former les populations sont, à ses yeux,
des « vraies forces ». Jean Ziegler partage le volet éducatif de ce
point de vue quand il écrit : « L’opinion est fondée sur l’ignorance et
l’ignorance favorise la despotisme. Informer, rendre transparents les
pratiques des maîtres est la tâche première de l’intellectuel. Les
vampires craignent comme la peste la lumière du jour (…). De cet éveil,
peut-être, naîtra l’insurrection des consciences (…) » (L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p. 320)

En passant en revue le début des
révolutions tunisienne et égyptienne, une chose saute aux yeux : elles
ont eu lieu dans des pays ayant des infrastructures et un minimum
d’Etat. Le début de ces révolutions est porté par les réseaux sociaux
créés, pour un bon nombre, par des jeunes étudiants et  universitaires.
Disons que l’insurrection des consciences est, pour une large part, le
fruit de l’existence d’une certaine masse arabe critique, ayant vaincu
la peur. Le mûrissement de ce fruit a pris du temps et a engagé beaucoup
d’énergie et suffisamment d’argent. Mais aussi un certain sens de
sacrifices. Ceci ne transparaît pas à travers les images que les
télévisions nous offrent. Ces images nous révèlent des populations
debout, ayant vaincu la peur. C’est, de temps en temps, au cours d’une
interview, que le long chemin emprunté par ces révolutions est raconté.

L’illusion que provoquent ces images est
celle du copier-coller sans un examen sérieux de ce long chemin de
mûrissement et/ou des pièges tendus à ces révolutions.

Des compatriotes congolais croyant en la
magie du mimétisme (de l’imitation servile) crient : « Nous congolais,
nous sommes un peuple lâche ; nous serons toujours des esclaves. Nous ne
savons pas imiter ce qui se passe en Afrique du Nord. Nous avons
toujours peur. »

Se voir à partir d’une expérience mûrie
ailleurs (par autrui) devient, en ce qui nous concerne, un miroir
dénigrant pour certains d’entre nous. Tous les efforts déployés par des
compatriotes de la trempe de Floribert Chebeya au prix de leur vie sont
vite oubliés au nom d’un appel à l’imitation de l’Afrique du Nord. Les
expériences citoyennes des jeunes de Benilubero, par exemple, sont
négligées au nom de la vitesse que devrait prendre le train de
changement chez nous. Les analyses et les autres conférences sur la
situation du pays -pouvant contribuer à l’insurrection des consciences –
sont qualifiées, par certains partisans d’actions concrètes, de
stupides.

Il y a, à travers notre histoire
récente, une lutte permanente entre les partisans des actions concrètes
éclairées par la pensée critique et ceux des actions concrètes tout
court. Il y en a même qui estiment que les Congolais(es) ont trop parlé
et trop écrit. Et qu’il est temps d’agir. Même là, des questions  se
posent. A qui parlent-ils ? De quoi parlent-ils ? Qu’est-ce qu’ils
écrivent ? S’ils ont trop parlé et trop écrit et qu’ils ne sont pas
arrivés à susciter une bonne masse congolaise critique, ils devraient
s’interroger sur la qualité de ce qu’ils écrivent et leur public cible.
Mais aussi sur les méthodes auxquelles ils recourent pour diffuser ce
qui est dit et/ou écrit ; les corriger et/ou les adapter pour qu’il soit
partagé par un plus grand nombre de compatriotes, à commencer par « les
minorités organisées ».

Pour tout prendre, disons que les
révolutions de l’Afrique du Nord ont pris corps dans le vécu quotidien
des peuples arabes avant que les médias dominants en fassent écho.
L’éducation et la jeunesse des peuples arabes, leur soif de justice
sociale, de liberté et de démocratie, un usage rationnel des réseaux
sociaux, etc. ont été des éléments importants dans leurs efforts pour
renverser les rapports de force. La présence de « la main impérialiste
invisible » avant, pendant et après ces révolutions n’est pas à exclure.
Les jours, les mois et les années à venir nous dirons comment ces
révolutions populaires seront mises au service des peuples et non
récupérées par « les maîtres du monde et ceux qui leur obéissent ». Ils
ne sont pas encore au bout de leur peine !

Chez nous, « la guerre de libération de
1996 » a fait long feu !  Pourquoi et comment ?  Des questions que nous
devrions sans cesse nous poser afin que le débat qu’elles suscitent et
le consensus auquel ce débat aboutit, de temps en temps, accompagne,
tant soit peu, nos actions concrètes présentes et futures.

Jean-Pierre Mbelu
  

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