16.07.11 Le Potentiel – La Chine applique en Afrique sa propre stratégie de développement
Questions à Deborah Brautingam, Professeur à American University (New York), auteur de « The Dragons gift » The real story of China in Africa, Oxford University Press, 2009
Quelle est la marge de manœuvre dun pays tel que le Congo, lorsquune puissance comme la Chine lui propose un crédit de 9 ou 10 milliards de dollars afin de se doter dinfrastructures?
Il ny a rien de surprenant à ceque les négociations aient été empreintes de suspicion ; elles ont duré longtemps, les accords ont été difficiles à conclure… Il y avait déjà eu un précédent, où un riche pays dAsie avait prêté de largent, promis des investissements et des transferts de technologie, en échange de matières premières dont il avait besoin, du charbon entre autres : cest le « deal » qui avait été conclu autrefois entre le Japon et une Chine qui sortait du sous développement, disposait de matières premières et avait besoin de tout le reste. Cest ce qui sappelle la « voie asiatique » : alors que les Occidentaux mettent laccent sur la bonne gouvernance, la démocratie et en font une priorité, les Asiatiques croient que le développement est lié aux infrastructures, lesquelles permettent le développement des échanges, du commerce et donc de la production…
En Afrique, la Chine, qui se souvient davoir elle-même été un pays en développement, et qui a encore du chemin à faire dans les zones rurales, entend mettre en œuvre sa propre expérience, pas si ancienne…
Depuis combien de temps étudiez vous cette « voie asiatique » ?
Depuis plus de trente ans je voyage en Chine, je parle le chinois et jai assisté aux changements de cette société. La Chine aujourdhui se tourne vers lAfrique, de la même manière que naguère le Japon avait entrepris de développer la Chine, la Corée du Sud…Aujourdhui les élèves ont égalé le maître, suivant lenseignement de Confucius, et les Asiatiques croient que ce décollage qui a été possible chez eux peut être envisagé pour lAfrique également. Pour eux, lAfrique nest pas un « basket case » un cas désespéré, mais une opportunité dinvestissements, déchanges, de profits mutuels. Sur ce sujet, il ny a pas de concurrence entre pays asiatiques : la Chine, la Corée du Sud et même Taïwan se concertent à propos de lAfrique…
Quelle est la différence entre lattitude des Européens et celle des Chinois ?
Les gouvernements occidentaux assurent quils aident lAfrique, par des dons ou des prêts à taux dintérêts très bas. Ils posent des conditions en matière de gouvernance, de droits de lhomme, envoient des coopérants, des experts, qui vivent dans des conditions très au dessus de celles des populations locales et multiplient rapports coûteux, séminaires et autres ateliers dispendieux. Mais ils ne pratiquent pas de transferts de technologie et sont focalisés sur certaines matières premières dont ils ont besoin, le pétrole, les produits miniers.
Pour les Chinois, tout est intéressant, tout peut faire lobjet déchanges : le cacao du Ghana, les arachides du Sénégal…La Chine de consent pas de prêts concessionnels : tout doit être remboursé, car il sagît daccords commerciaux. Mais le remboursement peut se faire sous forme de livraisons de pétrole dans le cas de lAngola, de produits miniers ou agricoles. De cette manière, largent ne circule pas, les coûts sont moindres, les possibilités de détournement, de corruption très réduites.
En Afrique, les Chinois vivent dans des conditions beaucoup moins coûteuses que les Européens, ils sont moins exigeants et les salaires quils paient sont beaucoup plus bas.
Mais surtout, la Chine donne aux pays africains les moyens de rembourser les prêts consentis : en investissant dans les moyens de production, les infrastructures, les Chinois estiment que les ressources générales du pays vont augmenter, et donc, en même temps, les capacités de remboursement, et, plus largement, le pouvoir dachat de la population. Ce qui permettra à cette dernière dacquérir… des produits chinois…
Les articles chinois que lon vend en Afrique sont de très mauvaise qualité..
Cela est du au fait que le pouvoir dachat des Africains est encore très bas. On leur vend donc des articles de consommation courante de troisième catégorie. Mais la Chine peut faire mieux : ce quelle vend sur le marché américain ou européen est de qualité supérieure, car le pouvoir dachat est beaucoup plus élevé. Dès que les Africains auront plus de moyens, on leur enverra des produits de meilleure qualité : avec les Chinois, tout est dabord question de business…
A la suite des pressions du Fonds monétaire international, qui redoutait un nouvel endettement, le crédit chinois qui, en république démocratique du Congo devait financer les infrastructures est passé de 6 milliards de dollars à 3 milliards. Le montant initial pourra-t-il être rattrapé ?
Je ne le crois pas et je le regrette : laccord initial prévoyait trois milliards dinvestissements dans le secteur minier, six dans les infrastructures. Cela faisait partie dun deal global et il a été amputé au détriment du Congo, sous la pression des Occidentaux. Dautres prêts pourront être consentis, mais plus aux mêmes conditions. Il faut savoir aussi que cest la Chine qui a pris tous les risques : les travaux dinfrastructures ont déjà commencé, on voit les Chinois à lœuvre partout, alors que lexploitation minière, qui devra permettre de rembourser ces travaux, na pas encore débuté…
On a accusé la Chine de vouloir rendetter des pays comme la RDC ; cest théoriquement exact, à ceci près que la Chine entend aussi multiplier les investissements productifs afin de donner à ces pays les moyens de la rembourser. Quant au manque de transparence, cest un faux argument : les contrats signés au Congo avec certaines sociétés occidentales ne sont pas transparents non plus. Et dans un pays comme le Niger, lun des plus pauvres dAfrique, il faudra tout de même mexpliquer comment il se fait que la société française Areva, qui exploite luranium depuis 40 ans, ne contribue pas plus à léconomie du pays que les exportateurs doignons…
Il se dit souvent que la Chine envoie en Afrique des prisonniers, des gens privés de liberté, qui doivent accepter des contrats de trois ans…
Je connais cette rumeur, jai essayé de la vérifier, mais je ny suis jamais parvenue. Ce qui est vrai, cest quune partie des salaires des ouvriers des grandes sociétés est payée en Chine, il sagît donc dune sorte dépargne forcée..
La Chine est aussi accusée de vouloir acheter en Afrique de vastes terres cultivables, pour y produire de la nourriture…
Cela aussi cest une légende : plusieurs de ces projets ont été abandonnés, tout simplement parce quils nétaient pas rentables, les coûts de transport étant trop chers. La Chine préfère produire de la nourriture pour sa population dans des pays dAsie, plus proches géographiquement…
Alors que les autorités de Kinshasa voulaient développer rapidement leur pays, avaient elles un autre choix que se tourner vers la Chine ?
Elles navaient pas de meilleur choix, tous les autres étaient pires. Alors que ce pays sortait de la guerre, que tout était détruit, que lOccident avait peur de sengager, ce sont les Chinois qui ont fait le pari… Comment lEurope aurait-elle pu relever le défi ? La seule mise à niveau de lAllemagne de lEst absorbe 62 milliards deuros par an, pendant dix ans : les priorités de lEurope se situent ailleurs et les Congolais, qui ne voyaient rien venir, ont été obligés de se tourner vers la Chine. Sinon, ils attendraient encore…
COLETTE BRAECKMAN/ LE SOIR