Qui a-t-on voulu réhabiliter, Simon Kimbangu ou la justice militaire ? (Guy De Boeck)



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

           Un tribunal militaire congolais vient de réduire à néant le jugement
condamnant Simon Kimbangu et de réhabiliter sa mémoire. Nous allons voir dans
un instant que ce n’est que justice. Mais on peut se demander, non seulement si
après 90 ans cette décision a encore un sens, mais surtout s’il n’y a pas une
intention cachée derrière le fait que ce jugement soit rendu maintenant.

 

L’humanité très
relative du droit colonial

 

Dès les premières ébauches de droit pénal du
Congo, en 1888-1889, des décrets définirent les infractions et les peines
répressives, en suivant en général l’exemple du droit belge[2]. Toutefois, au Congo, la
peine de mort qui en Belgique figurait toujours dans le code, mais n’était plus
appliquée[3],
l’était toujours dans toute sa rigueur. En plus de l’assassinat, d’autres
infractions entraînaient le châtiment suprême: le meurtre commis pour faciliter
le vol, les arrestations ou détentions arbitraires entraînant la mort, enfin
des infractions prévues par le code militaire, y compris, depuis 1915, des crimes
commis contre la sécurité extérieure de l’État (espionnage, connivence avec
l’ennemi, etc.). Dans ce cas-là, toutefois, il s’agissait moins d’un
élargissement des règles pénales congolaises pour des motifs relatifs au Congo, que de l’extension aux colonies d’Afrique de
dispositions prises à la suite de l’épidémie d’ « espionite »
qui sévit durant la
Grande Guerre. Les exécutions capitales furent réglementées,
en 1898, par voie administrative. Les exécutions seraient désormais publiques
et s’effectueraient par la pendaison pour les civils, par les armes pour les
militaires, une femme enceinte ne pouvant être exécutée qu’après avoir
accouché. La façon dont cette législation fut appliquée dans la pratique n’est
pas totalement claire. On connaît de nombreux cas d’exécutions publiques, mais
les cas d’exécution effectuée dans la discrétion n’étaient pas rares non plus.
Cela s’explique en partie par l’immensité des territoires couverts par
l’organisation judiciaire. Les tribunaux pouvant prononcer la peine capitale
n’étaient pas nombreux et, le plus souvent donc, ils jugeaient des prévenus
originaires de régions lointaines. Tout comme les témoins, les accusés avaient
été amenés depuis leur région d’origine jusqu’au siège du tribunal, et ceci au
prix de voyages longs et coûteux. S’ils étaient condamnés, il arrivait bien
souvent qu’on l’ignorât dans leur village d’origine, où ils passaient
simplement pour « disparus ».

Dans la pratique, les possibilités d’infliger
la peine de mort furent encore étendues, et ceci par la proclamation de régimes
d’exception. Par décision administrative en effet, une région pouvait être
placée sous « régime militaire spécial
», toutes les personnes devenant alors justiciables du conseil de guerre.

 

En 1917, à la faveur de la guerre, une
nouvelle définition, celle de « régime
militaire mitigé
 », permit à l’administration d’écarter plus
facilement l’intervention des tribunaux civils. Dans cc cas en effet, le
conseil de guerre devenait compétent, mais cette fois seulement pour les « indigènes du Congo ou des colonies
limitrophes
 », ou leurs associés ou coauteurs. Ce régime permettait
d’infliger « même la peine de mort »
pour plusieurs infractions, parmi lesquelles différents cas libéralement
définis d’« atteinte à la sûreté de
l’État ou à la tranquillité publique
». On aura compris que l’intention initiale du législateur était de parer à
des désordres qui pourraient être fomentés dans la population africaine par ces
« agitateurs à la solde de l’ennemi » que l’on voit partout pendant
toutes les guerres. Ici encore, les possibilités d’interjeter appel étaient
réduites, puisque les jugements n’étaient pas susceptibles d’appel « lorsque parmi les auteurs ou complices (…)
se trouvent un militaire ou un indigène du Congo belge ou des colonies limitrophes

».

En un mot, dans un territoire concerné, ces
régimes d’exception permettaient à l’administration de soustraire l’espace
judiciaire des Africains aux tribunaux civils et de le soumettre à une
juridiction militaire, sans appel.

 

Derrière ces modifications du droit, il y a en fait une lutte qui
oppose, et qui opposera constamment durant toute l’existence de la Colonie, la Justice à
l’Administration. On la rencontre déjà dans la terrible histoire du
« caoutchouc rouge », sous la forme des injonctions faites de
Bruxelles au Gouverneur Wahis ; « l'ingérence
de la justice dans les territoires en guerre devait cesser 
».
Formellement, les lieux qui formaient le théâtre d’activité des compagnies
caoutchoutières n'étaient pas une région
en guerre, mais les agents sur place la considéraient comme telle. Cela faisait
fort bien leur affaire !

En effet, la « situation de guerre » retirait ces régions à
la juridiction des tribunaux civils, peuplés de magistrats globalement perçus
comme des « empêcheurs de danser en rond ». Ces juristes avaient en
général une tendance à considérer que les indigènes avaient des droits
légitimes définis par la loi. Cette situation qui existait sous Léopold II à
propos de véritables crimes se maintint après lui à propos de toutes sortes de
mesures répressives.

Ici encore, on retrouve le climat de
rivalité, concernant la délimitation des territoires d’influence, qui opposait
l’administration et la magistrature. C’est la même méfiance de la magistrature
qui amena l’administration coloniale à promouvoir une législation pénale qui
élargissait les distinctions entre Européens et Africains. Il y eut donc une
Administration qui se situait, en digne « héritière », dans la ligne
de Léopold II et cherchait à pouvoir prendre légalement des mesures répressives
dures et discriminatoires et devait donc biaiser avec la magistrature, qui
n’était pas plus disposée que celle de l’EIC à laisser faire n’importe quoi.

 

Entendons-nous bien toutefois :
l’opposition entre ces deux corps n’était pas frontale et la lutte avait lieu
la plupart du temps par des moyens détournés. Mais il est un fait que la
magistrature tendit presque constamment à se cramponner aux règles reçues en
Europe : il faut respecter les droits de la défense et donc accorder à
celle-ci le temps de se préparer, de faire citer des témoins qui mettront
parfois longtemps à venir ; il n’y a pas de peine sans texte et il ne
saurait donc être question d’ériger un fait, même s’il paraît fort peu moral,
en infraction; tout jugement doit être
motivé et de ce fait il y aura parfois lieu de multiplier longuement les
devoirs d’enquête. Toutes choses que l’Administration résumait en
soupirant « Les juges se comportent
comme si ces Nègres avaient les mêmes droits que des civilisés ! ».
De son côté, cette administration désirait disposer de toutes les facilités
pour assurer le maintien de l’ordre, qu’elle confondait un peu avec l’entretien
d’une saine et saint trouille chez les indigènes. Dans ce but, il fallait
frapper fort et tout de suite après les faits répréhensibles, quitte à mettre
collectivement tout un village dans le même sac, à interpréter très largement
les textes et à avoir la main lourde.

A partir de 1918 apparurent des dispositions
qu’on ne peut considérer autrement que comme discriminatoires et, en un
mot : racistes. En effet, certaines infractions furent définies, qui ne
pouvaient être commises que par des indigènes Ainsi, l’irrespect,
l’insoumission, le colportage de bruits mensongers, etc. Au total, on disposait
ainsi d’un double arsenal, qui fournissait d’une part aux magistrats la
possibilité de rendre la justice, mais aussi à l’administration territoriale
les moyens d’imposer efficacement son autorité.

 

 Enfin, sous la
colonisation belge, un élément venait atténuer la rigueur du code pénal: le roi
avait le droit de remettre, de réduire, et de commuer les peines. C’était le
droit de grâce, reconnu par la Loi
fondamentale du Congo belge, la
Charte coloniale de 1908. Il ne s’agissait pas à proprement
parler d’une innovation, les appels à la grâce du roi ayant été fréquents sous
le règne de Léopold II. À cette époque, il semble qu’il se soit agi d’appels à
la clémence du roi introduits par des Européens condamnés, non pas à la peine
de mort (il n’y en eut pas, à l’exception de Stokes), mais à diverses peines de
prison, et qui sollicitaient des remises de peine. Après 1908, le droit de
grâce, tel que reconnu par la
Charte coloniale, eut une portée plus générale. Il
s’appliquait en principe à toute condamnation, mais tout particulièrement aux
condamnations à mort, c’est à dire, en pratique, à un châtiment encouru
seulement par des Africains. Au cours de la deuxième guerre mondiale, pour des
raisons évidentes, ce fut le gouverneur général qui exerça le pouvoir de remise
des peines, en lieu et place du roi.

 

Cc rapide parcours des pratiques de la peine
capitale dans l’ancien Congo belge ne peut faire abstraction de certaines
condamnations pour motifs politiques. Le procès de Simon Kimbangu, précisément,
en offre sans doute l’exemple le plus éclatant. Cet épisode illustre aussi les
savantes manœuvres qui pouvaient entraver le recours à la clémence royale.

 

La prédication de Simon Kimbangu s’étendit
dans la région au nord de Thysville à partir d’avril 1921. Après plusieurs
mois de recherches infructueuses,
Kimbangu fut arrêté et déféré à une juridiction militaire à Thysville. Là se
trouvait la clé du dispositif mis en place par le gouverneur de la province du
Congo-Kasai, en vue de retirer à la magistrature toute possibilité
d’intervention dans l’affaire Kimbangu.

À cet effet, le gouverneur, A.E. de San,
avait placé la région sous «régime militaire mitigé», ce qui confiait la
juridiction au tribunal militaire. Le but était affirmé: suivant le gouverneur,
il s’agissait de prendre enfin des
décisions contre les indigènes arrêtés (…) et puis les peines (prononcées par
les tribunaux civils) sont d’une indulgence telle que, comme au Sankuru, les
noirs doivent se dire que décidément les juges ne pensent pas comme le
Gouvernement, en quoi malheureusement, ils ne se trompent pas toujours. Et cet
état d’esprit est funeste. Un conseil de guerre siégeant à Thysville pourra au
contraire terminer les affaires rapidement, et faire des exemples salutaires
.

En réalité, Kimbangu est tombé dans un
véritable « traquenard juridico-militaire ».

 

Traquenard

 

Une étape suivante s’ouvrit lorsque Kimbangu
fut arrêté et que commença l’instruction de son procès. Le juge de Rossi était
étroitement lié à de San, et nous savons par leurs confidences que Dupuis,
l’administrateur faisant fonction de procureur, ne trouvait pas d’article du
code pénal qui pût justifier une condamnation de Kimbangu. Pressé par les
commerçants européens et la mission catholique, de Rossi se désolait de cette
faiblesse. Se fondant sur l’article 76 du code pénal, il avait infligé « le
maximum », dix ans de servitude pénale, à des disciples du prophète et,
vis-à-vis de Kimbangu aussi, il entendait bien « se montrer sans pitié. L’imagination du noir est frappée lorsqu’on
prend les mesures énergiques »
.

En réalité, on s’en doute, la décision de
condamner Kimbangu à mort était déjà prise, avant même l’ouverture du procès.
Encore fallait-il empêcher un recours en grâce éventuel d’aboutir. Il fallut de
nombreuses consultations par correspondance avant qu’un scénario fût adopté par
le juge et le gouverneur de la province. « En
cas de condamnation à mort
» (hypothèse qui était en fait une certitude),
le procureur prendrait l’avis du juge et de l’autorité administrative, tous
convaincus de la nécessité d’une prompte exécution publique, et il
s’abstiendrait donc d’introduire un recours en grâce. L’exécution pourrait
alors avoir lieu.

 

Le régime « militaire
mitigé »
autorisait une
procédure sommaire : absence de l’acte
d’accusation, inexistence d’un procès-verbal d’audition qui contiendrait les
éléments du dossier sur lequel le ministère public devrait s’appuyer pour
justifier son accusation.
L’accusé Kimbangu,
n’était pas assisté par un avocat. Il faut noter aussi le caractère expéditif
du procès, alors que Kimbangu, simple
villageois était jugé par un tribunal militaire d’exception pour des
infractions qui n’avaient donné lieu à aucune perte de vie humaine, ni
occasionné des troubles sociaux et moins encore des mouvements de révolte. Tout
montre l’existence d’une cabale judiciaire montée contre Simon Kimbangu, pour
la simple raison d’avoir évangélisé, au nom de Jésus-Christ. Et la tradition
populaire ne se trompe pas sur les auteurs de la machination les tableaux « naïfs » de ce
procès mettent toujours au premier plan plus
important que tous les juges, un père missionnaire.
 (Voir, ci-dessus, l’œuvre de Tshibumba).

 

Le verdict de mort fut effectivement
prononcé, le 3
octobre 1921. Le texte du jugement faisait appel au décret du 8 novembre 1917
sur la justice militaire: un article de ce décret, promulgué en temps de
guerre, prévoyait effectivement que la « servitude
pénale prévue par la loi ordinaire pouvait être poussée … même jusqu’à la
peine de mort
» pour une infraction prévue par l’article 76 ter du code
pénal (.atteinte à la sûreté de l’État ou à la « tranquillité publique »).
Pour les mêmes activités, un tribunal civil avait, quelques semaines plus tôt,
condamné Thomas Nduma, proche collaborateur de Kimbangu, à six mois de
servitude pénale

Plus tard, l’avocat belge Jules Chomé devait
subir de sévères critiques pour avoir intitulé son livre sur ce sujet « La Passion de Simon Kimbangu » et avoir
tracé un parallèle entre les épreuves du Congolais et les étapes du Chemin de
Croix. Si l’on se place du point de vue d’un avocat, l’analogie entre le
Sanhédrin et le Conseil de Guerre saute aux yeux. Dans les deux cas, on est
dans un pays occupé, et l’accusé est poursuivi moins pour des troubles très
limités qu’il pourrait avoir provoqués, que par la haine des religieux établi,
alors qu’il a parlé de nationalisme et de spiritualité, ce qui n’est un délit
dans aucun code ! Les deux « trublions » seront condamnés à
mort, en fait pour avoir « blasphémé ». Le blasphème de Kimbangu
étant sa peau : quand on est Noir, on ne se mêle pas de révélation religieuse.
C’est là le travail des Missionnaires blancs.

 

Après la proclamation du verdict condamnant
Kimbangu, le procureur Dupuis suscita cependant la surprise en cherchant l’aval
du procureur général à Borna, avant d’autoriser l’exécution du prophète. La
réponse du haut magistrat fut d’ordonner de surseoir à l’exécution et de se
faire remettre les pièces du dossier. Celui-ci fut transmis à Bruxelles. Sur la
recommandation du ministre, une mesure de clémence royale sauva la vie du
prophète: Kimbangu passa le reste de ses jours en prison.

Les Eglises établies, fidèles à une attitude
toute de charité et de compréhension, n’avaient pas manqué de demander la tête de Kimbangu. Les Pasteurs Jennings,
Hilliard, Frederikson, Vikterlof[4],
et les Très Révérends Pères Van Cleemput et Jodogne[5] avaient
personnellement écrit au Roi des Belges, Albert 1er, pour que la peine de mort
prononcée à l'encontre de Kimbangu soit MAINTENUE !!! Ils ne demandèrent
cependant pas qu’elle soit exécutée par le feu du bûcher. On n’arrête pas le
progrès !

 

Les faits incriminés étaient contredits par
plusieurs autorités administratives coloniales. Ainsi, le commissaire de
district Delevalle a dit dans un rapport avoir refusé de prendre des mesures de
rigueur contre Kimbangu. M. Noirau, commissaire de district adjoint de Boma,
envoyé à Thysville pour examiner la situation, le 7 janvier 1921, conclut dans
son rapport : « je ne peux interdire aux
indigènes de se réunir pour prier comme les Blancs le leur ont appris, mais
sans les Blancs
».

M. Morels, administrateur
du territoire de Thysville rapporte qu’« il
ne voulait pas prendre la responsabilité d’arrêter Simon Kimbangu, ne voyant
pas comment justifier cette arrestation
». Le vice gouverneur Rutten
affirmait pour sa part qu’« il ne régnait
à Léopoldville aucune inquiétude et qu’il n’avait pas connaissance d’une
agitation ou d’un mécontentement quelconque, et encore moins la constitution
d’une armée de Noirs
».

Garants de
l’ordre public, ces dirigeants coloniaux avaient apprécié le climat dans la
région concernée au regard du mouvement de Simon Kimbangu. En vertu de leurs
attributions légales et réglementaires, ces dirigeants de l’administration
coloniale étaient compétents, qualifiés et les mieux outillés pour apprécier la
situation sécuritaire dans la région. Ils la considéraient comme une affaire de
chapelle dans laquelle ils ne voyaient pas de raison d’intervenir. Il en va de
même pour des pièces telles que : la lettre N° 4744 du 12 juillet 1921 du
gouverneur général au procureur sur les incidents aux Cataractes ; la lettre N°
3863 du 14 août 1921 du vice gouverneur général du Congo-Kasaï au gouverneur
général sur le mouvement Kimbangu ; le rapport N°139966D du 28 août 1921, de M.
Cornet , substitut du procureur près le Parquet de 1ère instance de Boma, au
procureur général de la colonie ; la lettre N° 2252/ B4067 du 21 septembre 1921
d’un substitut du procureur général au gouverneur général sur le mouvement
Kimbangu ; la lettre N°2384/B4067 du 11 octobre 1921 du substitut du procureur
général Vandenbroeck au gouverneur général. Toutes ces pièces établissent
l’inexistence de toute matérialité des faits reprochés aux condamnés.

 

Ces faits et
documents étaient connus depuis longtemps et, dans maint écrit anticolonialiste
belge, notamment l’ouvrage cité de Jules Chomé, Simon Kimbangu est mis en
exergue comme exemple de l’Africain victime de mesure répressives, tout
simplement parce que les colons avaient jugé utile de « faire un
exemple ». Il était une sorte d’équivalent noir des « fusillés pour l’exemple »
de 1917, ou une parfait illustration de la phrase de Lumumba « Nous
avons connu que la loi n'était jamais la même, selon qu'il s'agissait d'un
blanc ou d'un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les
autres
 ».

Il n’est donc que justice qu’on ait lavé la
mémoire de Simon Kimbangu de toute souillure. On aimerait dire qu’il y a eu
réparation d’une erreur judiciaire… s’il y en avait eu une. Mais une erreur
suppose que l’on se trompe de bonne foi. Les juges coloniaux n’ont jamais été
de bonne foi. Ce qu’ils ont voulu faire n’était en rien une erreur judiciaire.
C’était tout simplement un assassinat légal.

 

Souvenir

 

Le souvenir de Kimbangu est toujours resté
vivace, même en dehors de l’Eglise kimbanguiste. Il est considéré comme un
martyr du Congo, au même titre que Kimpa Vita avant lui et, plus près de nous,
Patrice Lumumba. Sa réhabilitation a donc été saluée avec une jubilation
unanime.

On peut certes se poser la question générale
du sens que peut avoir la reconnaissance de l’innocence des condamnés[6]
dans un procès dont tous les acteurs sont morts. Il est vrai que l’exemple
n’est pas unique : on a réuni un Sanhédrin pour reconnaître, longtemps a
posteriori, l’innocence de Jésus. Toutefois, le contexte dans lequel tout ceci
se passe est de nature à ce que l’on se demande s’il n’y a pas eu, derrière
cette réhabilitation, un certain nombre de calculs nettement plus glauques.

 

Comme je l’ai dit, la mémoire de Kimbangu est
unanimement respectée, voire vénérée par les Congolais, même en dehors du
cercle de ses adeptes. Il fait partie des quelques figures historiques qui font
l’unanimité. La décision faisait aussi peu de doutes, lors de la révision de
son procès, que sa condamnation lors du procès de 1921. C’était un peu comme si
l’on demandait à un jury français de se prononcer à nouveau sur la condamnation
de Jeanne d’Arc. Le résultat ne ferait pas un pli !

Puisque l’extrême popularité de la figure de
Kimbangu-le-Martyr était connue de tout le monde, il était prévisible avec la
plus absolue certitude que la nouvelle de sa réhabilitation serait applaudie
avec allégresse. Cela voulait dire aussi que l’on était certain que le tribunal
qui prononcerait ce jugement se verrait, dans la foulée, couvrir de fleurs dans
cette même atmosphère de jubilation unanime.

Cela se prêtait donc fort bien à une petite
opération de démagogie appliquée, permettant à la faveur de la liesse générale
de faire décerner un brevet de « juges intègres » aux magistrats
d’une juridiction qui aurait précisément eu besoin qu’on redore quelque peu son
blason terni.

 

L’honneur perdu de la justice
militaire

 

 Cette situation était
précisément celle des tribunaux militaires congolais, après différentes
affaires où ils n’ont pas vraiment brillé, affaires dont la dernière et la plus
retentissante a été l’affaire Chebeya.

Ni l’armée, ni la justice n’ont bonne
réputation en RDC. Les FARDC sont régulièrement l’objet de dénonciations à
propos de viols, meurtres et pillages. Un certain nombre d’officiers généraux
seraient sans doute bien en peine d’expliquer comment ils sont à la tête de fortunes
rondelettes ou de parcs immobiliers comportant pas moins de 11 villas. On voit
d’autre part assez mal pourquoi nombre d’affaires, concernant essentiellement
des civils, sont jugées par les juridictions militaires, d’autant plus que cela
a dans pas mal de cas abouti à des décisions… disons « bizarres »,
pour rester polis…

 

Une règle de droit veut que, la révision d’un
procès étant reconnue nécessaire, l’affaire soit renvoyée devant un tribunal du
même type que celui qui a prononcé le premier jugement. En l’occurrence, il
résulte de l’application de cette règle quelque chose d’assez étrange, puisque
nous avons vu qu’une partie du « traquenard juridique » dans lequel
est tombé Kimbangu consistait précisément à le traîner devant un tribunal
militaire en vue de retirer à la magistrature civile toute possibilité
d’intervention dans l’affaire. Cette manœuvre, qui a été la clé de la
conspiration pour l’inique condamnation à mort de 1921, a donc été maintenue.
Est-ce parce que c’est une règle de droit ? Ou parce que le traquenard continue
à fonctionner tous les jours en RDC ?

En tous cas, l’occasion était belle de donner
à des juges militaires de se distinguer en prononçant (pour une fois !) le
jugement que tout le monde attendait. Ce qui a changé en 90 ans, c’est
simplement le contexte. En 1921, tout le monde (mais cela voulait dire les colons
et les missionnaires, que Kimbangu « gênait ») attendait la condamnation,
et elle a été prononcée. En 2011 dans un état indépendant où l’église
kimbanguiste ne gêne plus personne, tout le monde veut la réhabilitation,
et elle est prononcée. Dans les deux
cas, finalement, la justice militaire est la fidèle exécutante des consignes du
pouvoir.

Prononcer ce jugement, étant donnée l’inconsistance
du dossier à charge, revenait à un exercice de rédaction juridique consistant
essentiellement à citer quelques précédents belges et français, faute de
jurisprudence congolaise sur la question. Cet exercice aurait cependant demandé
des mois, puisque la demande de révision date de 2010. Est-ce la manipulation
de gros bouquins de droit qui a pris tant de temps, ou est-ce l’attente d’un
moment favorable ?

 

Entre temps, a eu lieu le procès des
assassins de Floribert Chebeya, tous membres de la police[7].
Ce procès a été organisé avec le parti-pris manifeste d’épargner la personne
qui, de toute évidence, aurait dû être le suspect n° 1, le général John Numbi. On
a poussé la précaution jusqu’à renvoyer l’affaire devant un tribunal qui n’est
pas compétent pour juger les officiers généraux… et qui ne s’est pas déclaré
incompétent.

Chebeya était aussi innocent que Kimbangu,
mais le procès a été organisé en vue, pas même d’acquitter, mais de ne pas
inquiéter le principal responsable de sa mort.

 

Après cela, le blason de la justice militaire
congolaise avait bien besoin d’un gros cup de torchon pour retrouver l’éclat de
ses dorures. On lui en a donné l’occasion avec la réhabilitation de Kimbangu !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Les conditions de sa détention furent tout à
fait normales… compte tenu de ce qu’était le Congo, c’est à dire que l’on considérait comme «des
conditions de vie décentes » d’être
dans une minuscule cellule de 80cm sur 1,20m, sans aération et sans
conditions hygiéniques appropriées et d’avoir, comme lit, un bloc de ciment. On
y a rajouté diverses imaginations telles que « Chaque matin, Kimbangu était
plongé dans un profond puits contenant de l'eau froide et salée afin
d'accélérer sa mort
 » !

[2] Ainsi, l’homicide était distingué de l’assassinat, ce dernier étant commis avec
préméditation. Le premier incluait l’intention de donner la mort, même lorsque
l’auteur se trompait de victime; il entraînait la servitude pénale à
perpétuité. Le deuxième était passible de la peine de mort. À la suite d’un
arrêt de 1913, la notion de préméditation fut toutefois interprétée de manière
restrictive.

[3] La Belgique, qui fut l’un des premier pays d’Europe à
ne plus tuer ses condamnés, vécut longuement avec une sorte de formule hybride.
La peine prononcée, le Ministère public lui-même (qui venait d’obtenir cette
tête !) introduisait un recours en grâce auprès du Roi, qui n’avait ainsi
aucune raison de la refuser ! Albert I° fit une seule exception, pendant
la guerre de 14 : il s’agissait d’un officier qui avait tué pendant une
permission et le Roi jugea qu’il serait immoral que son crime lui valût d’être
mis hors de danger en prison, cependant que ses camarades continueraient à risquer
leur vie.

[4] D’autres kimbanguistes, toutefois, chargent
surtout les missionnaires catholiques, et créditent les protestants de
démarches pour qu’on n’exécute pas Kimbangu. Il n’est bien sûr pas impossible que les deux affirmations soient vraies
et que les protestants, divisés, aient effectué des démarches dans les deux
sens.

[5] La tradition kimbanguiste
accuse ces mêmes missionnaires de deux confessions d’avoir tenté (mais en vain) d'assassiner le
Prophète à Lutendele, non loin de Kinshasa, en le noyant dans les eaux du
fleuve Kongo !!! 

[6] A côté de Simon
Kimbangu, condamné à la peine de mort, il y eut d’autres condamnés :
Zolla, Matfueni Lenge, Sumbu Simon, Mimba Philémon, Matta, M'baki André, Kelani
John, Batoba Samisioni, Batoba David, Malaeka Sesteni, à la servitude pénale à
perpétuité,
 Bemba et Dingo Vuabela à vingt ans de servitude
pénale. Lumbuende Johan à cinq ans et Mandombe à deux ans de servitude pénale.

[7] Ce qui explique le tribunal militaire, les
policiers étant des militaires en RDC.

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.