14 12 12 CAN2012 – Les Banyamulenge se dissocient des rebelles du M23

Le M23 est vu par l’immense majorité des congolais et de
nombreux observateurs comme le successeur, voire la « réplique », le «
déguisement »pur et simple du CNDP (Congrès National pour la Défense du
Peuple), qui a toujours eu comme credo la défense de la « minorité Tutsi
congolaise », tout comme, avant lui, le RCD (Rassemblement Congolais pour
Démocratie) et, dans une certaine mesure, l’AFDL (Alliance des Forces
Démocratiques pour la Libération du Zaïre). L’agenda du M23, sa direction
et son background ont vite fait d’intégrer dans cette
arènepolitico-identitaire la guerre lancée par ce mouvement depuis le
début de cette année. Mais les Tutsis congolais trouvent-ils en réalité
leur compte dans cette guerre ? L’allégeance aux Tutsis au pouvoir au
Rwanda par des politiciens et des officiers Tutsis congolais, le recours
aux armes et à la violence au nom de la communauté Tutsi congolaise,
servent-ils réellement la cause de cette dernière ? La réponse à ces
questions et à beaucoup d’autres qu’elles induisent valent leur pesant
d’or pour quiconque voudrait mieux appréhender les vraies dynamiques des
guerres répétitives à l’Est de la RDC.

Enock Ruberangabo Sebineza, 54 ans, est le président ad
interim
de la communauté Banyamulenge (SHIKAMA) de la République
Démocratique du Congo. Licencié en géographie de l’Institut Supérieur
Pédagogique (ISP/Bukavu), ce notable Tutsi congolais assume depuis
plusieurs années déjà d’importantes responsabilités tant dans sa province
d’origine du Sud-Kivu qu’au niveau national. Il était notamment l’un des
délégués de la société civile du Sud-Kivu au dialogue intercongolais,
avant de siéger comme député national au parlement de transition
(2003-2006). Il a aussi été Président du Conseil d’administration de la
Société Sidérurgique de Maluku, à Kinshasa. Ceux qui le connaissent bien
disent de lui que c’est un homme sincère, sage et respectable. Son
franc-parler lui a valu parfois des incompréhensions de la part de ses
interlocuteurs qui le traitent d’homme dur et opiniâtre. Mais, au sein de
l’opinion dans les deux Kivu, il est surtout considéré comme faisant
partie des modérés et des réfléchis.

A la veille du début, à Kampala en Ouganda, du « dialogue »,
entre la rébellion du M23 et le gouvernement congolais – « dialogue »
auquel il a été convié en tant que représentant de leader de la communauté
Banyamulenge –, nous l’avons approché pour avoir sa lecture de la
situation, ainsi que, globalement, la position de la communauté
Banyamulenge vis-à-vis de la crise actuelle dans les
Kivus.

Jean-Mobert N’senga (J.M.) : Monsieur Enock Ruberangabo, le M23
prétend entre autres choses militer pour les droits des Tutsis congolais,
et notamment pour l’éradication des génocidaires Hutu rwandais, en vue de
permettre le retour des réfugiés Tutsis congolais réfugiés au Rwanda,
depuis plusieurs années pour certains. Qu’en pensez-vous ?

Enock Ruberangabo (E.R.) : D’emblée, je vous dirais que l’on se
sert tout simplement du nom des Tutsis congolais pour justifier des choses
autrement injustifiables. Nous, les Banyamulenge, nous nous sommes opposés
à cette guerre dès le début, comme nous nous étions opposés à celle du
CNDP de Laurent Nkunda. Comment voulez-vous que l’on prétende lutter pour
le retour de cinquante mille, disons même de cent mille réfugiés, alors
qu’on provoque simultanément le déplacement du double, du triple,
peut-être même du quadruple de ce nombre ? Comment peut-on prétendre
servir une communauté alors qu’on accentue le ressentiment et le rejet à
son égard parmi d’autres populations ? Ces réfugiés Tutsis qu’on veut
voudrait rapatrier ont besoin de vivre avec leurs frères d’autres
communautés, de s’entendre avec eux, de se réconcilier. Or, la violence et
la guerre ne peuvent qu’exacerber la haine et l’exclusion, susciter le
goût de la vengeance, etc.

J.M. : Qui est-ce qui a intérêt à se servir du nom de la
communauté Tutsi congolaise, comme vous le dites ? Si l’on s’en tient à
guerre que mène le M23, à qui profite-t-elle en fin de compte
?

E.R.: Ah ! Je ne veux citer personne. Mais ce qui est certain
c’est qu’il y a des individus qui prétendent lutter pour la cause des
Tutsis alors qu’en réalité ce sont leurs petits intérêts individuels
qu’ils défendent. Il y a aussi des pays étrangers, comme le Rwanda qui
instrumentalise nos problèmes pour ses propres intérêts. Et tout ça
retombe sur le dos de toute la communauté qui ne gagne absolument rien
dans ces guerres à répétition.

J.M. : Donc la guerre dans le Kivu n’a jamais été une affaire
de la communauté Tutsi congolaise ou des Banyamulenge, en tant que tels
?

E.R. : Je n’ai pas dit cela. Ce que je dis, c’est que la guerre
du M23, comme celles qui l’ont précédée ces dernières années, ne sont pas
profitables aux Tutsis congolais, et que ceux qui la mènent ont tort de
vouloir la présenter comme celle de toute une communauté alors qu’en
réalité elle a d’autres causes, d’autres finalités, que les aspirations de
ladite communauté. Si vous rentrez un peu dans l’histoire, on a tenté de
nous dénier la nationalité, en indiquant le Rwanda comme notre patrie.
Mais en ce qui concerne les Banyamulenge, il y a plusieurs générations qui
n’ont jamais eu pour autre patrie que le Congo ; qui ne connaissent pas la
moindre colline du Rwanda, n’y ont pas le moindre lien de parenté connu.
La guerre de l’AFDL de 1996 (dont j’ai participé à la rédaction de ses
premiers textes de création) a été qualifiée de « guerre des Banyamulenge
». Ce qui est vrai et faux à la fois. Vrai parce que les Banyamulenge s’y
sont réellement investis avec l’espoir qu’avec le renversement du régime
de Mobutu qui leur reniait leur citoyenneté, leur problème pourrait
trouver une solution. Rappelez-vous que les Banyamulenge venaient à peine
d’être officiellement déclarés étrangers le 28 mai 1995, dans une
Résolution du HCR-PT (Haut Conseil de la République-Parlement de
Transition, ndlr). Faux, parce que les Banyamulenge n’étaient pas les
seuls à en vouloir à Mobutu. Tout le monde était fatigué de son régime ;
la communauté internationale ne voulait plus de lui, les pays voisins non
plus. En particulier le Rwanda, qui voyait se concentrer à sa frontière
l’armée défaite de Habyarimana ainsi que les miliciens Interahamwe. Pour
le Rwanda, le démantèlement des camps des réfugiés était une priorité
absolue, pour sa propre sécurité. Il y avait donc convergence d’intérêts,
dont celui des Tutsis congolais n’est qu’une composante. Cependant, à
l’aube même de cette guerre, la nuit du 23 au 24 décembre 1996, il va
apparaître de sérieuses divergences entre les Banyamulenge et le Rwanda.
Ce dernier avait, au cours de cette réunion tenue à Butare au Rwanda, et à
laquelle j’avais personnellement été convié, exprimé son intention de
faire partir toute notre communauté et de réinstaller nos familles à
Kibuye au Rwanda, sous le prétexte de leur éviter les représailles par les
autres communautés. Nous nous sommes farouchement opposés à cette
déportation/expulsion vers le Rwanda. L’idée nous semblait être du même
ordre que celle du régime de Mobutu de nous expulser de notre terre au
motif que nous n’étions pas des congolais. A l’époque déjà, notre refus
d’obtempérer à ce plan n’avait pas plu aux autorités rwandaises, et je
pense qu’elles ne nous l’ont jamais pardonné. Cette histoire tumultueuse
entre nous et les rwandais a continué après l’arrivée de Laurent-Désiré
Kabila au pouvoir, et même à l’époque du Rassemblement Congolais pour la
Démocratie, le Rwanda essayant toujours de se servir de nos enfants et de
nos revendications.

J.M. : Quel est, selon vous, l’intérêt qu’a le Rwanda à
continuer à créer ou soutenir des conflits en République Démocratique du
Congo ?

E.R. : Mais, mon cher ami…, ça c’est une question qu’il faut
poser aux rwandais eux-mêmes ! J’ai l’impression que pour les rwandais,
une République Démocratique du Congo instable leur est plus avantageuse
qu’en paix, réconciliée elle-même, et engagée sur la voie du progrès. Il y
a probablement des motivations d’ordre sécuritaire : comme diviser les
Tutsis congolais et fidéliser une partie d’entre eux en leur montrant
qu’ils n’ont pas meilleur allié, meilleur défenseur de leurs intérêts que
le Rwanda, de sorte que ses propres ennemis n’y trouvent un terrain de
raffermissement de leurs forces pour déstabiliser le régime au
Rwanda.

J.M. : Vous pensez aux officiers rwandais jadis proches de
Kagame qui ont fait défection depuis 2010 ?

E.R. : Oui, bien sûr. Sauf qu’en plus des considérations
d’ordre sécuritaire, il peut y avoir d’autres d’ordre économique, voire
géostratégique. L’Est de la RDC est une région très riche en ressources
naturelles dont le Rwanda a besoin pour son développement. Il y a de
l’espace, et vous savez que le Rwanda est surpeuplé. Enfin, bref : ce ne
sont pas les raisons qui manquent au Rwanda ou à d’autres pays pour
déstabiliser le Kivu. Et se servir des revendications des Tutsis
congolais, c’est un moyen bien facile…

J.M. : Et la menace FDLR ?

E.R. : Les FDLR, malheureusement, c’est devenu un fond de
commerce, voire un faux prétexte pour le Rwanda, une attitude qui frise la
banalisation du génocide des Tutsis. Elles ont commis pas mal d’exactions,
c’est vrai. Mais contre tous les congolais. Je ne pense pas que les FDLR
constituent actuellement une menace sérieuse contre la sécurité du Rwanda,
surtout que la RDC s’était engagée à la neutralisation conjointe de ces
forces négatives mais que le M23 créé par le même Rwanda est venu arrêter
ce processus.

J.M. : Qu’est-ce qui prouve que les Banyamulenge sont contre la
guerre et les immixtions du Rwanda ? Vous n’avez jamais fait rien qu’une
déclaration publique pour dénoncer la guerre ou prendre des distances avec
ceux de vos enfants qui seraient impliqués dans le M23…

E.R. : Je précise que nous sommes parmi les rares communauté du
Nord et Sud-Kivu qui n’ont aucun membre dans cette pseudo-rébellion qu’est
le M23. Toute la Communauté a rejeté ce projet initié par Kigali, elle est
contre la guerre, et contre l’utilisation de nos revendications, du reste
fondées, par le Rwanda. J’ai déjà eu à le dire plusieurs fois, c’est
connu. Auparavant, j’avais publiquement dénoncé la guerre de Bukavu par
Laurent Nkunda etJules Mutebutsi, etc. S’il y a, parmi nos frères
politiciens, ceux qui gardent silence, cela ne veut pas dire forcément
qu’ils cautionnent la guerre du M23. Ceux qui ont un jour ou un autre
travaillé avec le Rwanda ont gardé en eux une sorte de peur noire
vis-à-vis de ce pays, et cela explique peut-être leur réserve. Mon
franc-parler à moi me vaut souvent des incompréhensions, ce qui est aussi
parfois normal. Les gens pensent que je suis suicidaire. Rappelez-vous par
exemple le plan du M23 de prendre la cité d’Uvira, vers le mois d’avril ou
de mai. Eh bien, ce sont les militaires FARDC issus de notre communauté
qui, bien sûr avec leurs compagnons d’autres communautés, ont fait capoter
le plan du colonel Bernard Byamungu et qui ont fini par
l’arrêter.

J.M. : Les conséquences de la violence permanente dans le Kivu
sont incommensurables pour l’ensemble de la population dans son ensemble.
Qu’en est-il en particulier pour les Tutsis congolais et les Banyamulenge
?

E.R. : Ecoutez, dans cette guerre les Tutsis sont doublement
perdants. D’abord, nous subissons la guerre et la violence comme les
membres des autres communautés : tueries et autres violations,
déplacements, exile, pauvreté, etc. Ensuite nous subissons l’indexation du
reste des 60 millions des congolais, qui nous désignent collectivement
comme étant à la base de tous leurs malheurs : des accusations de toutes
sortes, la méfiance, le mépris, la haine, et parfois même la violence,
sont dirigées contre les Tutsis. Donc la guerre ne fait qu’empirer notre
situation et notre condition. Elle entretient cette marginalisation que
des gens prétendent combattre. L’allégeance de certains de nos frères (y
compris des Hutu congolais, d’ailleurs) avec le Rwanda renforce
malheureusement le sentiment parmi les autres communautés que nous ne
sommes pas suffisamment des congolais, que nous complotons contre le
Congo, etc. Or, il est toujours impossible pour le commun des gens de
faire la différence entre les personnes qui sont individuellement à la
base de ces choses, et la majorité des Tutsis ordinaires qui souvent n’ont
rien à faire avec les intrigues politiciennes et militaires. Comment, dans
ces conditions, espérer faire retourner cinquante mille réfugiés Tutsis
sur leur terre ? C’est tout simplement satanique. Je ne sais pas si nos
frères qui prétendent faussement défendre notre cause réalisent le tort
qu’ils causent injustement à toute une communauté, alors même qu’ils
savent que depuis la nuit des temps on a déjà diabolisé le Tutsi, et que
la violence infligée aux autres communautés est vécue par elles comme une
humiliation qui appelle la haine et la vengeance,…

J.M. : Avez-vous le sentiment que les craintes, les conditions,
et la position des Banyamulenge sont partagées par les autres Tustis
congolais, en particulier ceux du Nord-Kivu ?

E.R. : Malheureusement pas encore, sauf certains d’entre eux.
Nos frères du Nord-Kivu sont moins enclins à marquer des distances avec le
Rwanda, pour des raisons à la fois historiques et géographiques. Nous,
nous sommes établis depuis très longtemps assez loin de ce qui était
devenu plus tard la frontière avec le Rwanda, le Burundi, voire la
Tanzanie d’où nos ancêtres seraient venus. Nous n’avons pratiquement plus
de lien avec ce pays ; nous en sommes presque complètement coupés. Nos
enfants qui ont aidé le FPR à prendre le pouvoir sont depuis retournés au
Congo par l’AFDL. Tandis que pour le Nord-Kivu, les choses sont
différentes. Il y a cette proximité géographique, qui fait que les cordons
n’ont jamais été coupés avec le Rwanda. Ce qui est normal, d’ailleurs.
Mais en plus, il y a comme une survivance de la féodalité ; une sorte de
dépendance séculaire et de docilité de la part des Tutsis congolais du
Nord-Kivu à l’égard de ceux du Rwanda, une allégeance. Du coup, nous
devons nous faire à la fois à l’incompréhension de la part de nos frères
Tutsis du Nord-Kivu, et aux soupçons permanents de la part de nos frères
congolais des autres communautés.

J.M. : Monsieur Ruberangabo, vous avez été convié à assister
aux pourparlers qui commencent bientôt entre le gouvernement congolais et
le M23. Comment voyez-vous l’issue de cette crise ? Croyez-vous que
quelque chose de consistant et de durable sortira de ce dialogue
?

E.R. : Je crois que l’évolution des discussions va imposer une
issue, même inattendue. Mais de toute manière, la solution passera par ce
que Kagame et Kabila conviendront, car Makenga et Runiga ne sont rien.
Remarquez qu’il y a autant d’intérêts, autant d’agendas qu’il y a
d’acteurs. Je ne pense pas qu’au sein du M23, Makenga poursuit le même but
que Kamabasu Ngeve, ou que Runiga a les mêmes objectifs que Rucogoza.
Pensez-vous vraiment qu’un type comme Runiga se bat pour la bonne
gouvernance au Congo ? Que dire de la crédibilité d’un Kambasu Ngeve, qui
passe constamment d’un camp à un autre ?

Propos recueillis à Munyonyo (Ouganda), le 6 décembre 2012, par
Jean-Mobert N’senga

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