24 03 13 – Bertrand Badie – "Plus on fera la guerre en Afrique, plus on la transformera en société guerrière"

Bertrand Badie : Il est toujours hasardeux
de forcer les spécificités. Vous avez raison de suggérer qu'il n'y a pas
un conflit africain distinct des autres. D'abord, les conflits qui se
développent en Afrique sont de natures bien différentes : la guerre
entre l'Ethiopie et l'Erythrée, les guerres à répétition en République démocratique du Congo, celle du Liberia ou aujourd'hui du Mali, n'ont pas que des points communs, loin de là.
En
revanche, il n'est pas inutile de s'intéresser aux conflits qui se
développent sur le continent africain, précisément pour évaluer ce qui
peut éventuellement les rapprocher, comme pour tester l'hypothèse de
plus en plus courante de "nouveaux conflits internationaux" qui se
distingueraient de la guerre devenue alors classique et telle qu'elle
s'est imposée dans la modernité européenne au lendemain de la paix de
Westphalie.
L'Afrique est de ce point de vue un terrain d'analyse
intéressant. Elle a en effet comme caractéristiques propres
l'incertitude des constructions étatiques, l'acuité des pathologies
sociales, la force des déséquilibres dans les richesses, l'ambiguïté de
ses constructions spatiales, et aussi la diversité des acteurs fauteurs
de guerre qui ne se ramènent plus, tant s'en faut, aux seules armées
d'Etat. Autant d'hypothèses qui permettent de progresser dans la
construction de ces formes nouvelles de conflictualité tout en gardant à
l'esprit – et vous avez bien raison de le souligner – la diversité des
situations. Retenons que, cependant, les points de comparaison sont
assez nombreux pour justifier cet intitulé.

Clotilde : Quels liens faites-vous entre le passé colonial de la France et les conflits africains d'aujourd'hui ?

Bertrand
Badie : Je ne sais pas s'il y a lieu de distinguer la colonisation
française des autres formes de colonisation. Un simple coup d'oeil
suffit pour remarquer que la colonisation belge avec le Congo, le Rwanda
ou le Burundi, la colonisation portugaise avec l'Angola et le
Mozambique, la colonisation britannique avec le Nigeria, la Sierra Leone
ou l'Ouganda, sont autant porteuses de symptômes de conflictualité que
la colonisation française.
On trouvera bien sûr dans la colonisation
en général bien des variables explicatives des situations présentes de
conflictualité : une incertitude institutionnelle grave qui se reproduit
à travers des Etats manqués, des Etats bien souvent prédateurs, ou
"fantômes", un contrat social faible qui se vérifie à travers des
constructions nationales inachevées, des déséquilibres économiques et
des pathologies sociales qui doivent beaucoup aux styles divers de la
colonisation.
Si on prend le modèle français, on pourrait penser
qu'en effet, la colonisation imaginée par nos institutions républicaines
se soit traduite par un mode d'administration coloniale faisant table
rase des formes passées d'autorité politique, et par une illusion
coupable voulant que le modèle stato-national traditionnel soit
transférable de l'ancienne métropole vers le nouvel Etat accédant à
l'indépendance.
Ces naïvetés républicaines ont joué un rôle important
dans l'échec de la construction institutionnelle en Afrique, tandis que
les différents gouvernements qui se sont succédé en France après les
indépendances ont tous, d'une manière ou d'une autre, prolongé par
facilité des modes de tutelle post-coloniale répertoriés sous l'intitulé
de "Françafrique" et qui ont incontestablement favorisé les dérives
conflictuelles que nous constatons aujourd'hui.

Africa : Les Africains peuvent-ils réellement s'affranchir de la décolonisation ? Et comment ?

Bertrand
Badie : Vous avez raison de poser cette question, car la décolonisation
n'a été pensée, tout particulièrement en Afrique, et à de rares
exceptions près, que sur un plan formel et symbolique. Il convenait, à
la faveur de celle-ci, d'adopter un drapeau, un hymne national, une
devise et un siège aux Nations unies. Les substrats de la souveraineté
n'ont jamais été sérieusement pris en compte : ni sur le plan
économique, ni sur celui des sociétés civiles à construire, ni sur celui
des institutions à bâtir, ni même sur celui de la mobilisation
citoyenne et de l'implication de chacun dans une communauté politique
nouvelle.
En réalité, l'indépendance a
principalement été formelle et n'évoluait très éventuellement que sous
l'effet du passage, d'ailleurs assez rare, d'un tuteur à un autre,
c'est-à-dire d'une soumission post-coloniale à une autre : la guerre
froide y contribuait et les résultats ont été décevants ; il suffit pour
cela de prendre l'exemple de la Guinée Conakry, des deux Congos, ou du
Ghana.

Jean-Louis : Ces Etats fantômes et prédateurs étant
le plus souvent monopolisés par une ethnie en particulier, l'une des
solutions ne serait-elle pas le morcellement de ces Etats par peuple,
maintenant que l'intangibilité des frontières africaines a été remise en
cause par l'affaire soudanaise ?

Bertrand Badie : Vous savez
qu'il convient de ne pas exagérer le rôle de l'"ethnie" qu'on a pour
habitude de mettre en avant dès lors qu'on cherche à expliquer un
phénomène social ou politique en Afrique.
D'abord,
la notion même d'ethnie est à discuter : pensez-vous qu'il soit si
simple de distinguer a priori ce que vous nommez "peuples" et dont il
serait bien délicat de construire la nomenclature aujourd'hui ? Par
ailleurs, on a coutume de faire appel à l'idée d'ethnie précisément pour
distinguer un manque, c'est-à-dire un déficit d'Etat et d'institutions :
quand l'un et l'autre sont absents, l'individu qui recherche protection
et identité a bien entendu tendance à se retourner vers son groupe
naturel d'appartenance, ceci étant vrai autant en Afrique qu'ailleurs.
Pour
le reste, et si on y regarde de près, on ne peut pas concevoir les
Etats africains uniquement comme des instruments de telle ou telle
ethnie. Certes, on se rapproche de ce cas de figure dans certaines
situations, comme bien évidemment le Rwanda de 1994… Mais dans la
plupart des cas, on verra à la tête des Etats davantage des
individualités, avec leurs pratiques clientélaires et népotiques, des
bandes, des réseaux, des factions : en bref, l'Etat africain est plus un
instrument de prédation entre les mains d'acteurs individuels que de
communautés ethniques tout entières.
Admettons enfin qu'il serait
bien téméraire de chercher à redessiner la carte de l'Afrique à partir
de l'idée de peuples et à deviner quelles sont les frontières
"légitimes". Regardez d'ailleurs comment l'Europe s'est constituée : au
hasard des rapports de puissance qui dessinaient les frontières et les
territoires tandis que, bien souvent, les nations arrivaient après et se
consolidaient au fil du temps, comme d'ailleurs peuvent probablement le
faire les nations "africaines" d'aujourd'hui.

Singer :
Comment réunir l'ensemble des parties prenantes d'un conflit, y compris
les acteurs de la société civile, dans des Etats où l'idée de nation est
peu répandue à cause des rivalités ethniques ou l'objet de discours
nationalistes dangereux ?

Bertrand Badie : Vous avez bien raison,
et vous mettez le doigt sur l'une des variables explicatives les plus
conséquentes : le défaut, tout simplement, de contrat social. Pour qu'un
contrat social puisse se construire et aboutir à un sentiment de même
appartenance à une communauté politique, il ne faut pas tant chercher du
côté d'une quelconque "solidarité nationale" innée. Celle-ci n'existe
pas et se construit au fil du temps : d'où l'importance d'un minimum
d'intégration sociale, c'est-à-dire d'un accès de chacun aux biens
collectifs, d'où aussi le rôle du respect mutuel, de l'acceptation de
l'autre et du désir de coexistence, d'où enfin, et peut-être surtout, le
poids déterminant des institutions acceptées comme règle du jeu
commune.
C'est tout ce qui manque à la plupart des Etats africains
d'aujourd'hui, bloqués dans leur construction par deux jeux pervers :
celui des solidarités verticales nourries par le clientélisme, et qui
confond allégeance citoyenne avec capacité de se débrouiller pour
accéder aux lieux de décision. Celui aussi d'une tentation récurrente de
reconstituer des sociétés guerrières avec leur économie, et donc leurs
rétributions par lesquelles, en fait, l'individu conçoit sa survie à
travers la banalisation d'un Etat de nature pré-hobbesien (ce que le
philosophe anglais Hobbes envisageait comme Etat précédant le pacte
social).

Leo Colle : Peut-on imputer la majorité des conflits en
Afrique au fait que la colonisation a tracé des frontières artificielles
qui ne sont pas représentatives des nations qui existent en Afrique ?

Max
: Est il possible aujourd'hui d'imputer l'existence de conflits en
Afrique exclusivement au passé colonialiste du continent ?

Bertrand
Badie : Bien sûr, on peut trouver de multiples exemples qui semblent
indiquer que le tracé des frontières coloniales a conduit à des
contentieux et des guerres. Mais après tout, n'est-ce pas vrai sur tous
les continents ? Il serait facile de pointer toutes ces frontières
pleines de litiges qui ont dessiné au fil des siècles la carte de
l'Europe et conduit à des guerres. Je dirai même que l'arbitraire
frontalier n'est pas plus dramatique en Afrique qu'ailleurs. Il est
comme partout déterminé par les aléas du jeu de puissance. En revanche,
je retiendrai deux aspects plus importants peut-être, qui donnent à la
frontière africaine les traits déstabilisants que vous pointez.
D'abord,
pour des raisons écologiques, géographiques, et souvent pratiques, ces
frontières sont plus difficiles à contrôler qu'ailleurs. Le fait qu'en
Afrique on joue de la perméabilité des lignes séparant les Etats et
qu'au nom de vieilles traditions on se plaît à les transgresser rend le
jeu interétatique infiniment plus difficile et potentiellement plus
conflictuel.

Par ailleurs, précisément parce que les Etats,
plus encore que les frontières, sont fragiles, nombre d'acteurs
belligènes en jouent pour justifier des politiques de transgression qui
conduisent directement à la guerre. On pourrait citer pêle-mêle la
frontière entre la République démocratique du Congo et le Rwanda, entre
l'Algérie et le Mali, ou entre certains Etats d'Afrique de l'Ouest, ce
qui a favorisé la diffusion du conflit libérien vers la Sierra Leone, et
même la Côte d'Ivoire. D'une manière plus générale, il
me paraît fragile d'imputer les difficultés de l'Afrique à la seule
colonisation perçue comme moment historiquement clos. Il me paraît plus
juste d'envisager les effets d'une dépendance qui s'est prolongée
au-delà de la décolonisation, qui renforce la fragilité et la faiblesse
des Etats et qui entretient encore aujourd'hui des mobilisations
conflictuelles qui sont communes à pas mal d'Etats du continent.

Max
: En quoi les conflits africains s'inscrivent-ils dans la typologie des
"nouveaux conflits" dont on parle de plus en plus ? Quelles en sont les
caractéristiques ?

Bertrand Badie : D'abord, et très clairement,
nous sortons de la vision la plus classique de la guerre opposant
purement et simplement des Etats en compétition de puissance. Avec la
plupart des conflits africains, la compétition de faiblesse est souvent
plus déterminante que la compétition de puissance, ce qui est une
rupture forte dans l'histoire de la guerre.
On ajoutera que si les Etats n'en sont pas absents, ils n'ont plus le monopole du jeu guerrier. En
effet, les acteurs déterminants du jeu conflictuel sont souvent des
seigneurs de la guerre tels Charles Taylor au Liberia, Fodé Sankoh en
Sierra Leone, ou Laurent Kabila dans le Zaïre de Mobutu. Les armées sont
alors défiées par des milices et on voit de plus en plus apparaître ces
"sobels", c'est-à-dire ces soldats plus ou moins réguliers passant à la
rébellion, auxquels s'ajoutent les enfants soldats, tragique histoire
de ces mineurs démunis et désespérés qui comptent survivre grâce à la
violence.

Pour autant, les Etats
n'ont pas disparu et, autre particularité, la plupart de ces conflits
sont alimentés par un déséquilibre trop fort entre des Etats puissants
et ambitieux et des voisins faiblement institutionnalisés, à la limite
de l'identité d'"Etats faillis". On pense par exemple au Rwanda et à
l'Ouganda face au Zaïre puis au Congo, ou au Burkina Faso face au
Liberia et à la Sierra Leone. En bref, les conflits africains n'ont plus
grand-chose à voir avec l'idée de guerre telle que forgée par
Clausewitz. Je noterai pour conclure qu'ils dérivent bien davantage de
pathologies sociales que d'une compétition réelle de puissance : c'est
ça, les nouveaux conflits inter-nations.

Dee : Peut-on
donc considérer l'Union Africaine comme un acteur majeur dans la
résolution des conflits ? Et si oui, pourquoi semble-t-elle incapable
d'intervenir efficacement ? problème de légitimité, d'autorité ?

Bertrand
Badie : Vous posez la très importante question du rôle des
organisations régionales dans la solution des conflits africains. Dans
un monde idéal, on pourrait espérer s'en remettre au rôle médiateur de
la communauté internationale. Mais l'ONU est rarement bien accueillie :
les seigneurs de la guerre libériens ou sierra leonais s'en méfiaient au
même titre que Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire, arguant du rôle
désastreux et peu neutre de la première mission onusienne au Congo, en
1960, lâchant Patrice Lumumba.
On aimerait alors se retourner vers
l'Union africaine, qui a fait beaucoup d'efforts jusqu'à se doter de son
propre "conseil de sécurité". Reste, d'une part, que son niveau
d'efficacité est encore fragile et que, d'autre part, le continent
africain est trop vaste et trop diversifié pour que les troupes de
l'Union africaine soient véritablement perçues comme suffisamment
proches par les protagonistes des conflits.
On s'est alors bien
souvent tourné vers des organisations subrégionales, en particulier la
Cedeao, dont on se souvient du rôle en Sierra Leone ou au Liberia. Le
résultat était plutôt décevant si on en croit notamment l'oeuvre de
prédation à laquelle elle s'était alors livrée. Du même coup, le rôle
régulateur des organisations régionales a un bilan aujourd'hui décevant :
la difficulté de mobiliser la Cedeao dans le conflit sahélien en est
une preuve. Certes, on notera que les
organisations régionales précèdent la plupart du temps l'ONU dans ses
interventions, mais ne s'agit-il pas là d'une hiérarchie du moindre mal
beaucoup plus que l'effet d'une réelle conviction ?

RDC : Que préconisez-vous concrètement comme mode(s) de résolution(s) des conflits en Afrique ? Par exemple au Mali ?

Bertrand Badie :
Incontestablement, et pour rester fidèle à ce que je dis plus haut, je
considère que les solutions les plus efficaces se trouvent dans un
traitement social des crises. On a beaucoup trop négligé le poids
pourtant énorme des pathologies sociales sur le déclenchement et
l'aggravation des conflits. Il y a un lien presque mécanique entre la
faiblesse de l'indice de développement humain et l'apparition de guerres
en Afrique.

Le Sahel est là pour le démontrer. Il faut en
finir avec cette vision trop simple, venue en même temps du fin fond de
notre histoire européenne et de notre instinct occidental de
supériorité, qui consiste à croire que toutes les guerres trouvent leurs
racines dans des rivalités de puissance. Nous avons vu qu'en l'espèce
ce n'était pas vrai, et que la faiblesse jouait un rôle plus
prépondérant.
Il faut arrêter aussi de croire qu'il suffit de
"détruire" quelques "méchants" ou quelques "criminels" pour éteindre un
conflit dont l'enracinement social est évident. Il faut mettre un terme à
cette capacité des seigneurs de la guerre et des entrepreneurs de
violence de recruter aisément dans des populations malheureuses et
désespérées.
Ne
nous y trompons pas : les conflits s'atténueront en Afrique lorsqu'un
vrai développement économique et social s'y produira. Et il est évident
qu'il coûterait moins cher que ce que l'on doit mobiliser en richesses
et en énergie pour y faire la guerre. Bien sûr, ce serait trop simple de
ne miser que sur l'"assistance sociale". Les pathologies que je viens
de rappeler trouvent aussi leur source et les circonstances de leur
aggravation dans le défaut d'institutionnalisation des Etats africains :
le malheur est que tout le monde ou presque, en Afrique mais surtout
hors d'Afrique, trouve son compte dans la faiblesse de ces institutions.

On
revient au contrat social de tout à l'heure, on retourne à la question
clé : peut-il y avoir des communautés politiques qui ne tiennent que par
le jeu de clientèle ou celui de la libre concurrence entre acteurs de
guerre ? Une chose en tous les cas me paraît acquise : plus on fera la
guerre en Afrique, et plus on transformera l'Afrique en société
guerrière.

Tolier : Mais justement comment mettre un terme aux
capacités des seigneurs de la guerre de recrutement des populations
désespérées ?

Bertrand Badie : C'est
bien là notre réflexion de conclusion : ôter une clientèle aux
seigneurs de la guerre, c'est tout simplement donner de bonnes raisons
aux gamins de 12 ans de ne pas prendre les armes, au risque d'ailleurs
d'être "détruit". C'est aussi enlever aux témoins démunis des activités
d'une entreprise minière au Niger le sentiment que les ultimes richesses
dont ils disposent échappent sous leurs yeux à leur contrôle. C'est
donner aux uns et aux autres le sentiment élémentaire qu'ils sont
respectés sans être d'éternels assistés qui dépendent de la charité de
ceux qui sont plus au nord. Kant, en son temps, nous expliquait que le
respect, c'était l'aptitude à donner à l'autre une valeur sociale
surtout lorsqu'il nous est très différent.
Est-ce bien le regard que
nous portons sur l'Afrique et son aptitude à se prendre en main ? Si
c'est le contraire qui fait le réel, comment s'étonner de cette montée
tragique des frustrations ?

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