L’accord-cadre du 24 février 2013 à Addis-Abeba, son apport, ses chances et difficultés d’application Georges Nzongola-Ntalaja, Professeur d’études africaines Université de Caroline du Nord à Chapel Hill (USA)

Vu
sous cet angle, comment peut-on parler d’un quelconque apport de
cet accord ainsi que de ses chances d’application ? Comme plusieurs
analystes congolais l’ont déjà noté, il s’agit d’un accord
mort-né qui, face à la déliquescence de l’État congolais et à
l’hypocrisie de la communauté internationale et son refus de
s’attaquer d’une façon frontale aux agressions
rwando-ougandaises, connaîtra le même triste sort d’inapplication
que les accords précédents, entre autres, l’accord de
cessez-le-feu de Lusaka (1999), l’accord de Pretoria entre la RDC
et le Rwanda (2002), l’accord de Luanda entre l’Ouganda et la RDC
(2002), l’accord global et inclusif de Sun City (2002), l’accord
de Goma pour la paix, la sécurité et le développement dans le
provinces du Nord et du Sud-Kivu (2008), et l’accord entre le
gouvernement et le Congrès national pour la défense du peuple
(CNDP) du 23 mars 2009. D’une façon ou d’une autre, tous les
objectifs inscrits à l’accord d’Addis Abeba figurent déjà dans
tous ces accords. Pour mieux comprendre les raisons profondes de son
échec éventuel, nous devons examiner les trois causes tant internes
qu’externes de la crise de l’État congolais depuis la
décolonisation en général, et à partir de 1996, en particulier.

 

2.
LA FAIBLESSE DE L’ÉTAT

 

           
Comment
se fait-il qu’un pays aux dimensions continentales comme la RDC
soit envahi, occupé et pillé par des pays de taille lilliputienne
comme le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi ? Depuis la Conférence
nationale souveraine (CNS), ça fait 21 ans que la réforme du
secteur de sécurité pour la mise en place d’une armée nationale
républicaine, professionnelle et bien encadrée fait partie des
engagements librement consentis par le souverain primaire, le peuple
congolais. Avec tous les officiers congolais formés dans les
meilleures des académies militaires du monde, n’avions-nous pas
des cadres sur lesquels nous pouvions compter pour former une telle
armée ? Quant aux moyens financiers, le sol et le sous-sol congolais
regorgent d’immenses richesses capables de fournir les ressources
nécessaires pour cette formation. L’échec des dirigeants
congolais de mettre cette réforme sur les rails est symptomatique de
la crise congolaise, dont les dimensions essentielles sont la
faillite de la gouvernance, la crise de la construction nationale, et
l’échec de la solidarité panafricaine.  

 

2.1
La crise de la décolonisation

 

           
La
crise permanente de l’État et de la société congolais a ses
origines dans la crise de la décolonisation. Comme la plupart des
luttes anticoloniales du 20è siècle, l’indépendance du Congo fut
« une révolution politique très précaire » , dans ce sens
qu’elle appartient aux transitions politiques que Karl Marx appelle
« révolutions purement politiques », qui sont en fait des
révolutions partielles, parce qu’ « elles laissent les piliers de
la maison debout » . Car, bien que la décolonisation ait entraîné
un changement dans la forme de l’État ou la nature de la classe
dirigeante qui est passée des Européens aux Africains, elle a été
marquée par la continuité dans les fonctions de l’État, dont le
rôle principal est de gérer une économie axée sur l’exportation
des matières premières. Et comme les structures de l’économie et
de l’État héritées de la colonisation n’étaient pas destinées
à servir les intérêts des travailleurs et paysans africains, qui
constituent la majorité de la population, la continuité ne pouvait
pas apporter des changements importants en mettant fin à la
pauvreté, l’inégalité et l’exclusion sociale.

           
Au
Congo, la situation était d’autant plus tragique, du fait du petit
nombre d’élites africaines et du pari belge selon lequel une fois
que les politiciens noirs seraient satisfaits de leurs somptueuses
villas, voitures de luxe et autres privilèges, les techniciens
européens s’occuperont de l’appareil de l’État et les choses
continueront comme par le passé. Si le général Émile Janssens
n’avait pas provoqué la mutinerie de l’armée avec son équation
« avant l’indépendance = après l’indépendance » devant des
soldats en colère et déçus par manque de promotions aux rangs
d’officiers, la transition congolaise allait se dérouler
normalement comme ailleurs sur le continent africain. Dans la
mouvance de sa mutinerie cinq jours à peine après l’indépendance,
la Force publique (FP) a été transformée en Armée nationale
congolaise (ANC). Éventuellement, elle deviendra le principal
instrument de pouvoir pour Joseph-Désiré Mobutu  suite aux
coups d’État de 14 septembre 1960 et 24 novembre 1965.

 

2.2
L’effondrement

de
l’État sous le régime Mobutu

 

           
Dans
le contexte de la guerre froide, l’émergence de Mobutu comme un
homme fort pour le Congo s’articule parfaitement avec la politique
occidentale telle que décrite par Éric Rouleau, journaliste et
ancien ambassadeur français.  L’objectif de l’Occident
était d’avoir un dirigeant qui n’avait pas de base sociale ou
électorale à laquelle il pouvait se sentir redevable à l’échelle
nationale, afin de mettre pleinement en œuvre les politiques qui lui
sont dictées de l’étranger. Bien obéissant en ce qui concerne
l’assassinat de Patrice Lumumba  et la lutte contre les
mouvements progressistes de libération de l’Afrique australe,
Mobutu n’était pas un si bon élève en matière de gestion
économique. Sa kleptocratie est devenue l’aune à laquelle la
corruption peut être mesurée à travers les pays en développement.

           
Du
24 novembre 1965 au 24 avril 1990, le président Mobutu régna en
maître absolu au Congo-Kinshasa. Son pouvoir sans partage fut
caractérisé non seulement par la corruption et la mauvaise gestion,
mais aussi par le détournement du pouvoir d’État au profit de
lui-même et de son entourage, lequel aboutira à la privatisation de
l’État et de ses ressources. S’inspirant du modèle léopoldien,
dans lequel le pays tout entier ainsi que ses richesses abondantes
étaient la propriété privée du roi-souverain, Mobutu n’hésita
pas à s’attribuer des prérogatives semblables. Ses prétentions
monarchiques se concrétisèrent en plusieurs formes, entre autres :

 

L’inauguration,
en 1970, d’un pouvoir à perpétuité sous le régime du
parti-État.

Le
fait de rebaptiser unilatéralement notre cher Congo par
l’appellation ridicule de « Zaïre », une corruption portugaise
du nom local pour le grand fleuve étant pour Mobutu plus authentique
que le nom d’un illustre ancien royaume de l’Afrique centrale
précoloniale.

L’aliénation
du patrimoine national au profit des particuliers en guise de « dons
du Président de la République ».

La
subordination, voire la trahison, des intérêts supérieurs de la
nation dans ses alliances opportunistes avec les forces de la
contre-révolution en Afrique australe, y compris les représentants
de la criminalité financière internationale qui alimentaient la
guérilla de Jonas Savimbi en Angola .

           
Dans
les années 70, l’État congolais avait entrepris un programme
ambitieux visant à former et à équiper une armée capable de
maintenir la paix et la sécurité à l’intérieur du pays et de
participer d’une façon effective aux opérations de maintien de la
paix en Afrique centrale. Craignant de perdre le pouvoir au profit de
jeunes officiers formés à l’étranger, le maréchal Mobutu et
ses vieux compagnons de la FP lancèrent une chasse aux sorcières
dont l’aboutissement fut le contrôle des forces armées par une
clique d’officiers généraux proches du président (Baramoto,
Bolozi, Nzimbi) qui, avec leurs copains de la hiérarchie (le général
Eluki, l’amiral Mavua) se sont illustrés par leur corruption et
par leur manque de patriotisme, deux défauts qui sont bien décrits
dans l’autopsie du régime Mobutu par son parent et proche
collaborateur Honoré Ngbanda . Ces officiers ont détruit l’armée
par le trafic des armes, la vente des pièces de rechange et des
moteurs d’avion, le détournement des soldes, et d’autres actes
criminels. Ces pratiques illicites constituent les causes majeures de
l’effondrement de l’armée en tant qu’une force de défense
nationale et du maintien de l’ordre public.

           
Par
conséquent, entre avril 1990 et janvier 1993, la dictature faisandée
du vieux léopard avait progressivement perdu ses moyens de défense
pour devenir un fruit mûr, susceptible de se détacher de l’arbre
du pouvoir à la moindre pression du vent du changement.
L’effondrement, en si peu de temps, de l’autorité ainsi que des
moyens de coercition d’un régime où la parole du chef avait force
de loi ne fut rien que phénoménal. Suivant un des dires mémorables
d’Etienne Tshisekedi, le leader historique du mouvement
démocratique congolais, la puissance d’un dictateur réside
surtout  dans la peur que le peuple a de lui. Une fois que cette
peur se dissipe, l’empereur est dénudé et rabaissé des nuages où
il prétendait briller en roi-soleil pour rejoindre le commun des
mortels. Pour le maréchal du Zaïre, la suite des événements qui
sonnèrent le glas de son règne comprend la fin de la guerre froide,
avec ses répercussions par rapport à la couverture néocoloniale
dont il jouissait en tant que client obligé de l’Occident ; le
massacre des étudiants de Lubumbashi, qui entraîna la suspension
des aides extérieures sur lesquelles son appareil de répression
s’appuyait pour le recyclage du personnel et le renouvellement de
l’équipement ; les pillages de 1991 et 1993 par les militaires,
qui résultèrent dans la destruction quasi-totale du secteur
commercial moderne, la perte de milliers d’emplois et
l’informalisation à outrance de l’économie congolaise ; et la
CNS, le point culminant du travail de sape que le mouvement
démocratique a pu réaliser contre le mobutisme.

           
Malheureusement,
l’espoir suscité par la CNS pour le recouvrement de la
souveraineté nationale et la consécration de l’État de droit aux
fins d’instaurer la démocratie et le progrès social n’a pas été
réalisé. Le vent de changement de l’intérieur, qui avait
démoralisé et affaibli la dictature, n’était pas suffisamment
puissant pour franchir les murs du Palais du Peuple afin d’anéantir
l’appareil sécuritaire sur lequel le régime Mobutu devait se
replier. Il a fallu que le vent du changement vienne de l’Est et
outre les frontières de la République pour en finir avec la
dictature. Cette implication panafricaine, loin de satisfaire les
aspirations des masses populaires pour un changement social
révolutionnaire, s’est transformée dans un nouveau cauchemar pour
le peuple congolais, avec plus de 6 millions de morts et un pillage
éhonté des ressources naturelles du Congo par des pays frères. 

 

2.3
La faiblesse croissante de l’État depuis 1996

 

           
Exception
faite de l’accueil chaleureux réservé à Laurent-Désiré Kabila
et l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du
Congo (AFDL) pour leur rôle dans la chute de Mobutu, et du
ralliement massif de la population à la résistance contre
l’agression rwando-ougandaise en août 1998, le régime issu de la
Guerre de sept mois a eu de la peine à asseoir son pouvoir sur le
pays au travers d’une légitimité durable. Le déficit de
légitimité s’est considérablement aggravé non seulement du fait
de la mainmise de Kigali sur les forces de sécurité, avec James
Kabarebe, un officier de l’Armée populaire rwandaise, comme chef
d’état-major des Forces armées congolaises (FAC), mais aussi par
des nominations des personnes sans qualifications requises aux hautes
fonctions étatiques, y compris les rangs d’officiers généraux et
supérieurs des forces armées. Le résultat d’une gestion
cavalière par des individus que Mzee Kabila lui-même qualifiera d’
« un conglomérat d’opportunistes et d’aventuriers » , ne
pouvait qu’accélérer l’effondrement de la légitimité de
l’État et de ses capacités administratives.

           
La
situation sécuritaire en RDC s’est détériorée entre 1998 et
2003, à la suite de la guerre interafricaine pour les ressources
congolaises. Pour camoufler leur agression et leurs visées
expansionnistes, le Rwanda et l’Ouganda parrainèrent chacun un
groupe d’insurgés congolais, respectivement le Rassemblement
congolais pour la démocratie (RCD) et le Mouvement de libération du
Congo (MLC). Le retrait des armées étrangères et la mise en place
en 2003 d’un gouvernement de transition composé des principaux
belligérants et d’une partie de l’opposition politique non armée
n’ont pas amélioré la situation sécuritaire dans l’Est du
Congo. Le commerce lucratif du coltan, de l’or, des diamants, de
l’étain et d’autres ressources extraites par la violence a
déclenché un règne permanent de terreur dans la région, avec la
violence sexuelle et les mutilations des femmes et des filles, comme
une des principales conséquences négatives pour la société
congolaise.

           
La
prolifération des groupes armés, travaillant en alliance ou contre
le pouvoir central, a fait de la loi des seigneurs de guerre et
l’insécurité les traits saillants du paysage politique dans l’Est
du Congo, de l’Ituri au Nord-Katanga . Créé en 2006, le CNDP est
toujours capable de défrayer la chronique, tant il est au centre de
la déstabilisation du Congo par le Rwanda. Après le rejet de la
tutelle rwandaise par L.D. Kabila et l’échec du RCD de se doter
d’une base politique viable, Kigali a trouvé une nouvelle formule
pour atteindre ses objectifs en RDC : créer toute une milice au sein
des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC),
composée de Tutsi congolais et des soldats rwandais qui prétendent
être des congolais, aux fins de l’instrumentaliser pour asseoir la
domination rwandaise et poursuivre le pillage des ressources
naturelles dans les deux Kivu. Le fait que la RDC ait nommé un sujet
rwandais, James Kabarebe, comme chef de son armée nationale, et
intégré Bosco Ntaganda, un autre sujet rwandais, comme général
dans les FARDC, n’a fait que renforcer l’arrogance de Kigali, où
les autorités semblent croire que tout est permis à l’ouest des
Grands Lacs.

           
Bien
que le rôle déstabilisateur du CNDP dans sa version originale aussi
bien que dans son incarnation comme le Mouvement du 23 mars (M23)
soit un facteur important de la crise, la cause principale de cette
dernière réside dans l’incapacité de l’État congolais à
établir et maintenir des forces de sécurité viables. Les FARDC
sont une armée composée en grande partie d’anciens rebelles,
d’aventuriers et des soldats de nationalité douteuse. De tels
éléments ne peuvent pas être transformés pour devenir des soldats
disciplinés, surtout si le corps des officiers sous lequel ils
servent comprend d’anciens chefs rebelles qui s’étaient
autoproclamés général ou colonel sans une formation d’officier
appropriée.

 

3.
LES VISÉES EXPANSIONNISTES DU RWANDA ET DE L’OUGANDA

 

           
C’était
dans le contexte de l’effondrement du régime Mobutu ainsi que
celui de l’État dont il n’était plus capable d’assurer la
gestion qu’intervint le génocide rwandais de 1994. Face à la
résistance du peuple contre la dictature, l’État délégitimé et
démuni de moyens d’action ne pouvait ni arrêter le génocide ni
réagir d’une façon efficace à ses répercussions au Congo. Les
Rwandais, tant Hutu que Tutsi, tirèrent grand profit de
l’effondrement de l’État congolais. Les premiers se sont servis
de la faiblesse et des complicités des FAZ pour s’installer sur le
sol congolais avec tous les équipements militaires  que les
soldats français de l’Opération Turquoise leur avaient permis
d’emporter du Rwanda. Par conséquent, les soldats des Forces
armées rwandaises (FAR), l’ancienne armée gouvernementale, ainsi
que les interahamwe, les milices extrémistes hutu, investirent les
camps des réfugiés, au vu et au su du régime Mobutu et de la
communauté internationale, avec toutes les conséquences que cela
devrait entraîner pour la sécurité du nouveau régime tutsi à
Kigali. L’initiative rwandaise visant la destruction des camps des
réfugiés hutu au Congo et, partant, les bases des ex-FAR et des
interahamwe reste la clef de voûte de la marche victorieuse de
l’AFDL vers Kinshasa.

           
Partenaire
avec l’Ouganda et d’autres États de la région dans la campagne
visant la chute du régime Mobutu, le Rwanda s’est imposé comme le
fer de lance de cette campagne, en initiant les opérations
militaires contre les camps de réfugiés hutu le 6 octobre 1996, et
en plaçant James Kabarebe, un officier militaire rwandais, à la
tête de la campagne militaire contre Mobutu et les réfugiés hutu.
Le fait que l’AFDL s’annonce au monde suite à sa formation le 18
octobre 1996 à Lemera (Sud Kivu), soit deux semaines après le
déclenchement des hostilités par l’armée rwandaise, montre à
suffisance que Paul Kagame et Yoweri Museveni, les présidents
rwandais et ougandais, avaient soutenu l’AFDL pour masquer leurs
propres visées expansionnistes dans l’Est du Congo. Jusqu’à ce
jour, la plupart des dirigeants rwandais considèrent les deux
provinces du Kivu comme faisant partie du Rwanda ancien, dont une
partie du territoire aurait été perdue dans le partage colonial au
profit de la RDC. C’est ainsi que certains d’entre eux parlent
d’une « nouvelle conférence de Berlin », pour réviser le tracé
des frontières. Entre temps, tout est fait pour déstabiliser le
Nord et le Sud Kivu, dont la vocation serait non seulement de servir
d’espace vital pour absorber la pression démographique que le pays
de mille collines ne peut plus contenir, et mais aussi de permettre
au Rwanda de piller les ressources naturelles du Congo par des
milices tutsi interposées. C’est bien ce deuxième schéma qui
correspond à la logique expansionniste ougandaise, qui s’est bien
manifestée dans l’instrumentalisation par le général James
Kazini, le proconsul de Museveni dans la province orientale de la
RDC, du conflit ethnique Hema-Lendu dans le district d’Ituri en
1999.

 

4.
L’ALLIANCE DU RWANDA ET DE L’OUGANDA AVEC LES PUISSANCES
DOMINANTES DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE

 

           
Malgré
l’autoritarisme caractérisant leur pratique du pouvoir, les
présidents ougandais et rwandais jouissent d’un soutien
considérable auprès de ceux-là mêmes qui prétendent combattre le
terrorisme international et promouvoir les valeurs démocratiques à
l’échelle mondiale. En réalité, les grandes puissances
occidentales (ou le G-7) ne se préoccupent que de leurs intérêts
économiques et stratégiques. Même dans ses transformations à
l’heure de la globalisation, l’impérialisme recherche toujours
des relais régionaux, pour mieux assurer ces intérêts, y compris
l’accès aux ressources indispensables au maintien de son
hégémonie. Comme le coltan, les terres rares et d’autres
ressources naturelles congolaises sont incontournables pour la
technologie de pointe, de la fabrication et l’entretien des engins
aéronautiques et spatiaux aux ordinateurs et à la téléphonie
cellulaire, les entreprises de ces pays considèrent l’accès au
Congo comme étant indispensable, soit directement par des
investissements directs à l’étranger (IDE), soit par des
intermédiaires de tout genre, y compris les milices armées.

La
classe politique congolaise ayant démontré son incapacité de
servir d’un intermédiaire fiable, la conquête du pays, ou tout au
moins sa partition par des voisins capables d’y extraire et
d’évacuer vers les marchés du Nord les ressources stratégiques
dont l’industrie de pointe a besoin, s’impose. Pendant longtemps,
le Rwanda, l’Ouganda et, à un certain degré le Burundi, ont bien
rempli cette fonction. En effet, ils se sont adonnés plus au pillage
des richesses congolaises qu’à la poursuite de leurs « forces
négatives » respectives au Congo. Il est donc évident que si on
parle beaucoup de l’intérêt croissant des pays émergents comme
la Chine et l’Afrique du Sud, les grandes puissances ne restent pas
indifférentes au pillage des ressources naturelles des pays en
crise. Destinateurs majeurs des minerais et terres rares, ces
puissances demeurent, en tant que receleurs de biens volés, tout
aussi coupables que les pilleurs locaux et régionaux, selon le droit
international. Ensemble, et avec des intermédiaires divers incluant
les services de transport aérien, les paradis fiscaux et les
marchands d’armes légères, ils constituent ce que Le Monde
diplomatique appelle « l’archipel planétaire de la criminalité
financière », dans lequel « gouvernements, mafias, compagnies
bancaires et sociétés transnationales prospèrent sur les crises et
se livrent au pillage du bien commun en toute impunité.»

           
Sous
la pression des grandes puissances, la communauté internationale
aimerait que ce transfert des ressources ait lieu sous un régime de
tutelle au sein duquel la RDC elle-même est partie prenante, plutôt
que sous le régime de pillage. C’est dans ce sens qu’on ne
s’étonnerait pas d’entendre les grands ténors du libéralisme
capitaliste s’approprier le discours panafricaniste de partage des
ressources régionales en Afrique, discours repris à la section 5 de
l’accord d’Addis Abeba, où il est question de « Renforcer la
coopération régionale, y compris à travers l’approfondissement
de l’intégration économique avec une attention particulière
accordée à la question de l’exploitation des ressources
naturelles » (§5).

5.        
L’ACCORD D’ADDIS ABEBA : UNE NOUVELLE TUTELLE INTERNATIONALE POUR
LA RDC

           
Deux
événements majeurs ont marqué la vie politique congolaise pendant
les deux dernières années : en premier lieu, le hold-up électoral
de novembre-décembre 2011, qui a vu Joseph Kabila s’accrocher au
pouvoir malgré son rejet aux urnes par les citoyens congolais ; et
en deuxième lieu, la seconde montée aux créneaux du CNDP sous sa
nouvelle appellation de M23 en mars 2012 et sa prise de la ville de
Goma le 20 novembre 2012 . En rejetant le verdict des urnes pour les
résultats d’une fraude électorale savamment préparée et
exécutée, la communauté internationale a montré sa préférence
de traiter avec un dirigeant affaibli par l’érosion de légitimité
et par conséquent susceptible d’être manipulé, à un
nationaliste qui défendra contre vents et marées les intérêts
supérieurs de la nation et les besoins fondamentaux des masses
populaires. La mutinerie du CNDP/M23, une cellule rwandaise au sein
des FARDC, montre bien que rien n’a changé depuis  1998,
quand le Rwanda et l’Ouganda ont dévoilé jusqu’à quel point
ils étaient disposés d’aller pour garder leur mainmise sur le sol
et les ressources naturelles du Congo.

           
Le
texte de l’accord-cadre est divisé en trois parties. La première
partie (Sections 1-4) présente les raisons d’être de l’accord :
des progrès présumés (§1), des violences persistantes (§2), les
conséquences de ces violences pour l’État et la société (§3)
et la disponibilité de la RDC, les États de la région et la
communauté internationale à améliorer la situation (§4). La
deuxième partie (§5) énumère les engagements pris face aux défis
à relever par toutes les parties prenantes : le gouvernement de la
RDC, les États de la région, et la communauté internationale.
Enfin, la troisième partie (Sections 6-11) décrit les mécanismes
de suivi régional (§7-8) et national (§9-10), ainsi que
l’encadrement de la communauté internationale pour le
fonctionnement efficace de ces deux mécanismes (§6, 11). 

           
En
plus de la RDC, tous les États frontaliers de celle-ci (Angola,
Burundi, Centrafrique, Congo-Brazzaville, Ouganda, Rwanda, Soudan du
Sud, Tanzanie et Zambie) plus l’Afrique du Sud sont signataires de
cet accord, qui met en place un mécanisme de tutelle international
11+4, comprenant ces onze pays ainsi que les Nations unies, l’Union
africaine, la Conférence internationale sur la région des Grands
Lacs (CIRGL) et la Communauté pour le développement de l’Afrique
australe (SADC), pour « s’atteler aux causes profondes du conflit
et de mettre un terme aux cycles de violence récurrents » (§4).
Sous la coordination d’un envoyé spécial des Nations unies, le
mécanisme est censé travailler avec le gouvernement congolais pour
la mise en œuvre de la réforme du secteur de la sécurité, la
consolidation de l’autorité de l’État sur l’ensemble du
territoire national, la décentralisation, le développement
économique, la réforme structurelle des institutions de l’État,
et pour « promouvoir les objectifs de réconciliation nationale, de
tolérance, et de démocratisation » (§5).

           
À
première vue, on se demanderait pourquoi le gouvernement de la RDC a
signé cet accord. Car, en le signant, on accepte de prime abord les
prémisses ainsi que le dit et le non-dit de l’accord, qui
suscitent les interrogations suivantes : (1) Pourquoi est-ce que la
communauté internationale ne montre pas autant d’intérêt pour la
réconciliation nationale, la tolérance, et la démocratisation pour
les autres pays de la région, et particulièrement le Rwanda,
l’Ouganda et le Burundi, où les opposants politiques aux régimes
en place sont soit en prison soit en exil ? (2) Pour quelle raison
cette communauté internationale s’acharne-t-elle en créant ce
nouveau mécanisme de tutelle pour le Congo, quand elle a déjà
échoué avec un mécanisme antérieur connu sous le nom de Comité
international pour l’accompagnement de la transition (CIAT) entre
2003 et 2006 ? En effet, depuis 1999, l’ONU a déployé au Congo la
plus grande force de maintien de la paix au monde avec 20.000
personnes, dont 17.000 troupes, sous la Mission de l’Organisation
des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUC) et,
depuis 2010, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en
République démocratique du Congo (MONUSCO).  Le bilan de ces
deux missions est largement négatif.

           
Comme
les problèmes auxquels ce mécanisme de tutelle doit s’affronter
sont si pertinents pour le peuple congolais, pourquoi est-ce que
celui-ci n’a pas été consulté avant la rédaction de cet
accord-cadre et sa signature par les États de la région ? Il est
incroyable, voire même insultant pour le peuple congolais, que le
Rwanda et l’Ouganda, les deux pays soutenant le M23, d’après les
rapports du Groupe d’experts de l’ONU, soient inclus dans le
mécanisme de tutelle, comme si de pyromanes peuvent se transformer
en sapeurs-pompiers !

           
Le
Kenya, un membre fondateur de la CIRGL, est absent du mécanisme,
pour des raisons qui ne sont pas claires. Cependant, l’Afrique du
Sud, dont le territoire est plus éloigné de la région des Grands
Lacs que le Kenya, y est incluse, apparemment pour sa disponibilité
de fournir un contingent pour la force multinationale chargée de
combattre les forces négatives. Mais cette inclusion de l’Afrique
du Sud est aussi très significative, tout comme celle de cinq autres
acteurs externes, qui sont nommément cités comme une structure de
soutien aux 11+4 acteurs principaux. Ces cinq acteurs, dont les
activités dans la région méritent d’être soutenues par le
mécanisme, selon l’accord d’Addis Abeba, sont l’Union
européenne, la Belgique, la France, la Grande Bretagne et les
États-Unis (§8). Pourquoi sont-ce ces cinq qui sont explicitement
mentionnés dans le document quand il y a tant d’autres acteurs
externes ayant des « efforts en cours » dans la région des Grands
Lacs ? La seule explication plausible pour une structure apparemment
établie par les Nations unies mais de laquelle semble être
exclues la Chine et la Russie, deux membres permanents du Conseil de
sécurité des Nations unies, est que le rôle de l’ONU n’est
qu’un écran de fumée. En effet, depuis la crise congolaise de
1960, la pratique diplomatique des Etats-Unis consiste à utiliser
les Nations unies comme un parapluie pour les intérêts américains
et occidentaux .

           
Il
est donc évident que l’accord-cadre sur le Congo est en réalité
une initiative occidentale sous la couverture diplomatique des
Nations unies, et une initiative dans laquelle l’Afrique du Sud
joue son rôle historique depuis les années 60 comme un partenaire
obligé de l’expansion impérialiste occidental en Afrique. Les
intérêts stratégiques et d’accès de l’Occident aux ressources
naturelles abondantes de la région des Grands Lacs sont si
essentiels dans cette initiative que la préoccupation majeure pour
Washington et les autres puissances occidentales concernant
l’intégration économique régionale est d’accorder une
attention particulière « à la question de l’exploitation des
ressources naturelles » (§5). A cet égard, l’Afrique du Sud joue
le rôle de gendarme régional et de coordonnateur du pillage des
ressources naturelles de l’Afrique centrale et australe pour
elle-même et ses partenaires occidentaux . Comme le Rwanda et
l’Ouganda sont déjà impliqués dans ce rôle de gendarme dans la
« guerre contre le terrorisme » au Darfour, et en Somalie,
respectivement, l’Afrique du Sud ne pouvait pas rester trop en
arrière quand ses intérêts et ceux de ses alliés occidentaux
sont en jeu dans les pays riches en ressources naturelles
considérables comme la République centraficaine (RCA) – où 13
soldats sud-africains ont été tués lors de la prise de Bangui par
la Seleka, l’alliance rebelle qui a renversé le président
François Bozizé le 24 mars 2013 – et la RDC.

 

6.
CONCLUSIONS

 

           
La
première tentative d’établir une tutelle internationale au Congo
a été celle de Léopold II, roi des Belges, qui voulait dissimuler
son entreprise commerciale en faisant passer le soi-disant État
indépendant du Congo pour une entreprise humanitaire destinée à
combattre la traite négrière en Afrique centrale. Au lieu de
combattre l’esclavage, le roi entra en collaboration avec
l’esclavagiste swahilo-arabe Hamed bin Mohammed el-Murjebi (Tippu
Tip) pour mieux asseoir son pouvoir sur la région de Kisangani. Son
entreprise multinationale, dont les administrateurs et le personnel
auxiliaire étaient recrutés au niveau international en Europe et en
Afrique, se distinguera par l’holocauste le plus important de
l’histoire moderne, le nombre de morts étant estimé aux environs
de 10 millions d’âmes par l’écrivain américain Adam Hochschild
.

           
La
deuxième tentative fut celle de Dag Hammarskjöld, secrétaire
général des Nations unies, qui voulait utiliser le Congo comme un
test de ses idées grandioses sur la gouvernance mondiale. Nous
connaissons bien la suite. Le bras de fer entre lui et Lumumba sur la
mise en œuvre des résolutions des Nations unies sur la sécession
katangaise a été une des causes principales de l’hostilité
occidentale envers Lumumba et éventuellement de l’assassinat de ce
dernier. Hammarskjöld pour sa part mourra huit mois plus tard,
victime d’un accident d’avion qui, de toute évidence, faisait
partie d’un complot monté par les forces de la contre-révolution
(regroupant les sociétés minières, les colons blancs et
l’extrême-droite européenne et américaine) contre l’indépendance
en Afrique centrale et australe.

           
Avec
ces deux antécédents historiques fâcheux, et compte tenu de
l’échec de la CIAT, de la MONUC et de la MONUSCO à promouvoir la
démocratie, la paix et la sécurité au Congo, avons-nous vraiment
besoin d’une autre tutelle internationale pour résoudre les
problèmes vitaux de notre pays ? Après cinquante-deux ans
d’indépendance, l’accord-cadre d’Addis Abeba est une violation
flagrante de la souveraineté nationale et internationale du Congo et
une atteinte à la dignité du peuple congolais. Tout patriote
congolais a le devoir de le dénoncer.

           
Ce
dont le Congo a besoin, c’est de la restructuration de l’Etat,
une tâche qui revient aux filles et fils du pays, et non à la
communauté internationale, quelles que soient ses bonnes intentions.
L’objectif majeur de cette restructuration est de restaurer la
capacité de l’État congolais de remplir les trois fonctions les
plus élémentaires mais fondamentales, d’un État moderne. Ces
fonctions sont : (1) assurer la sécurité du territoire national,
des habitants et de leurs biens, ou en bref, la fonction de maintien
de l’ordre et de la sécurité ; (2) fournir des services
économiques, sociaux et culturels à la population dans son ensemble
ou la fonction de prestation de services publics ; et (3) mobiliser
les ressources nécessaires pour remplir toutes les fonctions de
l’État ou la fonction de perception des recettes. Pour réussir,
la restructuration implique une transformation radicale de l’État
hérité de la colonisation, qui existe pour satisfaire les intérêts
de la nouvelle oligarchie congolaise et ses alliés étrangers, à un
État dont la politique générale s’aligne sur les besoins et les
intérêts des masses populaires. Ce qui nécessite l’émergence
d’un nouveau leadership politique,  à la fois patriotique et
responsable, en plus d’être capable de s’identifier pleinement
avec les aspirations profondes du commun des Congolais.

           
Notre
salut ne peut se matérialiser que par nos propres efforts. Il est
inutile d’attendre que d’autres viennent résoudre nos problèmes,
d’autant plus que c’est parmi eux qu’on trouverait les vrais
commanditaires de nos agresseurs. Ce dont les Congolaises et
Congolais ont grandement besoin, c’est de développer l’amour de
la patrie, c’est-à-dire un attachement sincère et patriotique au
principe du respect de l’intérêt général et du bien public, qui
remplacerait les antivaleurs de la poursuite des intérêts sectaires
et personnels ainsi que l’amour du gain facile. Suivant le vœu
exprimé par notre héros national Patrice Emery Lumumba, nous avons
le devoir de récrire notre histoire suivant une perspective
africaine, c’est-à-dire arranger nos affaires nationales en
fonction des aspirations profondes du peuple, au-lieu de s’inspirer
des schémas imposés de l’extérieur .

           
Pour
que notre pays réussisse d’endiguer la crise actuelle et de mettre
fin aux ingérences extérieures, il lui faut un gouvernement
responsable et légitime, c’est-à-dire un gouvernement dans lequel
le peuple se reconnaît et qu’il considère comme celui qui exprime
le mieux ses aspirations et défend le mieux ses intérêts. Un tel
gouvernement n’est possible que dans la mesure où il est composé
des femmes et des hommes imprégnés du patriotisme et de la
conscience nationale, et qui jouissent de la confiance du peuple.
Après toutes les trahisons que notre pays a connues de 1960 à
présent, ces femmes et ces hommes doivent être des nationalistes
sans reproche, et des personnalités qui défendront à tout prix et
contre vents et marées les intérêts supérieurs de la nation
congolaise.

 

FIN

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