16.09.13 Le Potentiel – L’Afrique peut inventer: brûler les étapes dans des domaines inattendus

 

Le Secrétaire général
adjoint des Nations Unies et  Secrétaire exécutif de la Commission
économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), soutient dans la
présente réflexion que « l’Afrique peut inventer : brûler les étapes
dans des domaines inattendus ».

Il suffit d’ouvrir  un magazine ou
un journal à grand tirage pour en apprendre sur les innovations qui
déferlent sur l'Afrique, du M-Pesa, service de transfert d'argent par
téléphone mobile inventé au Kenya et qui a révolutionné les pratiques
bancaires en Afrique, au Square Kilometer Array, le plus grand et le
plus puissant radiotélescope jamais construit au  monde, qu’abrite
l’Afrique du Sud.

On est bien loin d’un sentiment
largement répandu! Ces réalisations africaines constituent-elles une
surprise? Pas vraiment! L’Afrique a la science et l’innovation de pointe
dans le sang depuis l'antiquité. Mais ses réalisations lui ont rarement
été attribuées ou simplement portées sur la place publique.  Elles vont
d’équations algébriques formulées  il y a environ 35 000 ans par le
génie des bâtisseurs des pyramides, au savoir  astronomique
extraordinaire du peuple Dogon en passant par les  chefs-d'œuvre
architecturaux de Tombouctou ou du Grand Zimbabwe.

Faire progresser le programme de
l’Afrique sur la science, la technologie et l'innovation (STI)  et
l’appliquer effectivement à la transformation économique constitue le
nouveau défi du continent. Selon le Rapport de l'UNESCO sur la science
2010, la recherche-développement (R-D) en Afrique attire encore moins de
fonds publics que les secteurs militaire, éducatif ou  sanitaire. 

Une enquête menée en  2012 par 
l'UA/NEPAD dans  19 pays africains  montre  que seuls le Malawi,
l'Ouganda et l'Afrique du Sud investissent plus de 1% de leur PIB dans
la R-D, contre de 0,2% à 0,5% pour les autres. Le rapport précité de
l'UNESCO souligne que l’Afrique ne consacre que 0,3% du PIB en moyenne à
la R-D. C'est sept fois moins que l'investissement réalisé dans les
pays industrialisés.

Le continent n’a enregistré que 0,6% des
demandes mondiales de brevets, contre 51% en Asie. Il ne consacre que
0,4% des dépenses intérieures brutes à la R-D, contre 1,6% pour l'Asie.
Si les innovations se multiplient, leur valeur, leur qualité, leur
pertinence et leur impact sont éclipsés par l’insuffisance des
investissements dans la production et la commercialisation du savoir. 
La situation est d’autant plus délicate qu’il y a une pénurie de
scientifiques et d'ingénieurs hautement qualifiés.

En 2007, on ne comptait que 164
chercheurs pour un million d'Africains, contre une moyenne mondiale de
1081. En dépit de ce retard sur le reste du monde, on assiste à un
engouement suscité par l'adoption rapide des nouvelles technologies et
la multiplication des pôle d’innovation peu coûteux,  qui contribuent à
faire avancer le programme de transformation du continent.

Des pays africains comme le Kenya, le
Rwanda, le Maroc, le Nigéria ou l'Afrique du Sud,  ont les moyens de 
décoller à l’instar de pionniers de la technologie comme la Chine, la
République de Corée ou le Brésil, au cours de précédentes révolutions
technologiques. La montée de la Chine, par exemple, a eu lieu en
seulement trois décennies, grâce aux réformes introduites par Deng
Xiaoping qui ont permis d’affranchir plus de 400 millions de personnes
de la pauvreté. Le principal ingrédient de ce succès a été la création
de nombreuses zones économiques spéciales et de leurs groupements
industriels. 

En seulement quinze ans d’existence, les
groupements   contribuaient pour  la moitié de la production
industrielle brute de haute technologie  de la Chine et un tiers  des
exportations de la même catégorie.  Aujourd'hui, la Chine est la
deuxième économie du monde. Si d'autres pays ont réussi, l'Afrique
devrait avoir pour ambition de faire de même. Le continent montre déjà
des potentialités et des possibilités pour ce faire.

Pourquoi maintenant ?

Sur le plan de la croissance économique,
l'Afrique fait bonne figure. La prédominance accrue de la paix,
l’amélioration de la gouvernance et la forte demande intérieure ont
rétabli la confiance des investisseurs. L'investissement étranger direct
(IED) augmente plus rapidement que dans les autres régions du monde.

Le continent profite aussi de la crise
de la zone euro ou de l’augmentation des coûts unitaires chinois, par
exemple, pour améliorer sa compétitivité et diversifier ses exportations
vers de nouveaux marchés tels que les BRICS.

Cela, ajouté à l’augmentation des
recettes provenant des exportations de matières premières, permet aux
gouvernements africains d'allouer davantage de fonds aux activités en
matière de STI et de commencer à sortir  du piège de la faible valeur
ajoutée.

Certains pays investissent déjà dans les
secteurs innovants des énergies renouvelables et propres; grâce à ses
ressources abondantes et inexploitées en énergies renouvelables,
l'Afrique a les moyens de  passer rapidement à un nouveau modèle
techno-économique propre. La prise de conscience croissante de l'impact
de la dégradation environnementale et des changements climatiques a
permis l’émergence de nouvelles priorités de R-D, telles que les
technologies d'énergie propre ou la bioagriculture.

D’après l’Institut de l'énergie de la
Commission européenne, 0,3% de l’ensoleillement  des déserts du Sahara
et du Moyen-Orient pourrait satisfaire la totalité des besoins
énergétiques de l'Europe.

L'évolution démographique de l'Afrique,
notamment l'urbanisation rapide, offre des possibilités, à condition de
faire un usage approprié du dividende démographique dans les stratégies
de développement. D’après les prévisions, dans moins de trois
générations, 41% de la jeunesse mondiale sera africaine. En 2050, ces
jeunes  représenteront plus d'un quart de la main-d'œuvre mondiale.

Une
comparaison peut être établie avec les marchés émergents d'Asie, dont
40% de la croissance économique rapide enregistrée entre 1965 et 1990
est attribuable à une augmentation de la population en âge de
travailler. La jeunesse africaine, rompue à l’utilisation des
technologies numériques, pourrait aider à accélérer l'industrialisation.
Selon les prévisions, d'ici à 2030, 50% des Africains vivront dans des
villes.

De grands groupes de population vivant à
proximité les uns des autres permettent des économies d'échelle et une
interaction plus étroite de personnes compétentes et qualifiées qui
partagent leurs connaissances et leurs innovations. Les villes
africaines génèrent déjà près de 55% du PIB total du continent.

Grâce à une croissance plus forte, les
pays africains pourraient rivaliser avec les pays développés où les
villes génèrent environ 90% du PIB. Les possibilités de croissance
économique, de réduction de la pauvreté, de  développement humain et
d’innovation sont considérables.

Le secteur informel africain, souvent
critiqué, est justement  un des environnements les plus inventifs. C'est
un terrain fertile pour une innovation économe  et pour des
entrepreneurs tenaces capables de transformer littéralement des déchets
en trésor : des instruments divers aux tondeuses à  gazon, des pompes à
eau à tous les outils dont on peut avoir besoin dans cet environnement.

Les technologues de cette économie
informelle représentent un énorme réservoir de talents autochtones que
l'Afrique doit associer à son processus d'industrialisation. Le secteur
informel représente une part très importante de l'économie. Il a
toujours été associé à la pauvreté croissante et à de mauvaises
conditions d'emploi. Il attire maintenant des investissements de la part
d’entrepreneurs qui cherchent à réduire les coûts  salariaux,  les
pensions de retraite et autres prestations sociales. 

Organiser le secteur informel et 
reconnaître qu’il joue un  rôle  d’activité rentable contribueront à
mieux exploiter le potentiel de STI de l'Afrique ainsi qu’à le faire
reconnaître et à l'enregistrer officiellement.

La démocratisation des TIC offre à
l'Afrique des possibilités de  sauter l'étape de l'industrialisation et
combler le fossé technologique. L'Afrique contourne déjà les étapes
traditionnelles grâce à des outils tels que les technologies sans fil,
la bande passante satellitaire et les technologies mobiles peu
coûteuses  qui exigent des infrastructures physiques relativement
légères et à peu de frais.

Ecobank a bâti une plate-forme de
transactions financières qui couvre actuellement trente-cinq pays,
tandis qu’Airtel est numéro un mondial en matière d’application de
tarifs communs pour l'utilisation de la téléphonie et de données, dans 
18 pays.

Le continent est bien placé pour
absorber, adapter et exploiter les vastes quantités de connaissances
scientifiques et techniques déjà disponibles dans le monde afin de
résoudre ses propres problèmes socioéconomiques, qui vont de
l'agriculture à la santé en passant par  l'environnement. L'intégration
économique régionale  permettrait  d’aller plus loin. Sans une forte
intégration, la petite taille des marchés de la plupart des pays restera
un handicap.

 L’Afrique devrait adopter le concept de locomotives en vertu duquel des pôles principaux devront entraîner tous les autres.

 Les espoirs de l'Afrique en matière de STI

L'Afrique est actuellement le deuxième
marché de téléphonie mobile dans le monde. Le taux de pénétration du
mobile est passé de 1% en 2000 à 54% en 2012, soit un nombre
d'utilisateurs de téléphones mobiles supérieur à celui des États-Unis,
de l’Inde ou de l’Europe.

L’Afrique a usé de son génie propre pour
élargir le domaine d'utilisation du téléphone mobile. La téléphonie
mobile et les initiatives électroniques sont en train de révolutionner
tout un ensemble de secteurs. Elles aident par exemple les agents de
soins de santé à toucher des bénéficiaires dans des zones reculées ;
elles permettent aussi l’accès instantané des agriculteurs aux
informations sur les marchés ainsi que l’organisation de salles de
classe virtuelles et l’observation des élections.

On assiste à un essor continu
d'applications personnalisées développées par des Africains, au nombre
desquelles figurent des innovations comme Mafuta-go, Afritab et le
smartphone VMK elikia. Ces innovations sont mues par le souci de trouver
un équilibre qualité-prix tenant compte du faible pouvoir d'achat sur
le continent.

Il existe actuellement 90 projets
bénéficiant d’appui spécial, appelés « pôles » et destinés à stimuler
l'innovation, l'esprit d’entreprise et les infrastructures de R-D. Il
s’agit de pôles d'innovation, de pôles technologiques, de parcs
scientifiques et technologiques, d’incubateurs et d’accélérateurs
installés dans plus de 20 pays africains.

De nouveaux incubateurs poussent toutes
les deux semaines. Les exemples en sont iLab du Libéria, Co-CreationHub
du Nigéria, qui se concentrent sur l'utilisation du capital social et de
la technologie, et des incubateurs de TIC au Sénégal.

L’Afrique aura bientôt aussi des villes
technologiques comme celle de Konzo, au Kenya, appelée aujourd’hui, et à
juste titre, la Silicon Savannah. De grandes sociétés informatiques
comme IBM, Samsung, Google, PwC, Nokia/Siemens ou Huawei ont installé
des laboratoires ou ont leur siège africain au Kenya.

Le Parc de scientifique et technologique
de l’Afrique du Sud couvre des secteurs comme les technologies de
l’information, les biosciences et les technologies vertes.
L'exploitation minière industrielle est l'un des nombreux domaines
d'intervention de l'Innovation Hub du Botswana.

Autre exemple : la recherche agricole et
les biosciences, qui sont les domaines d'intervention du Pôle de
l’Institut international de recherche sur l'élevage d’Afrique orientale
et centrale (ILRI-BecA). Des investissements existent aussi dans les
nanotechnologies, les produits pharmaceutiques et les nouveaux
matériaux.

Le continent procède également à l’essai
de technologies sophistiquées. Au nombre des exemples figurent: Joule,
une voiture électrique; Ahrlac, le premier avion de type chasseur qui
sera fabriqué et monté en Afrique; LifanX-60, une voiture de sport
conçue pour l'Afrique, actuellement assemblée en Éthiopie; ainsi qu’une
industrie aérospatiale en plein essor au Maroc et en Tunisie.

À l’instar de Toyota, lors de sa
création, certaines de ces ambitions passent inaperçues. Mais il s’agit
d’un commencement qui peut s’avérer essentiel pour maîtriser la courbe
d'innovation.

La création d’industries scientifiques,
innovantes et de pointe attire des ressources humaines qualifiées.
Certains éléments laissent penser que plusieurs des économies à forte
croissance d’Afrique telles que le Nigéria, l'Afrique du Sud et le
Ghana, ont considérablement intensifié la  rétention des travailleurs
instruits. 

La prochaine phase consistera à faire
revenir les membres qualifiés de la diaspora. Des similitudes peuvent
être établies avec la création de parcs scientifiques dans plusieurs
pays d’Asie, notamment l'Inde, qui a déclenché le retour d’anciens
migrants techniciens et chercheurs formés à l'étranger en raison de
l'histoire de l'évolution du marché.

Pourquoi les Africains doivent-ils
continuer de se rendre à l’extérieur pour la recherche et la formation
alors que des innovations sophistiquées voient le jour sur le continent?

Il existe une forte corrélation entre la
valeur du système d'enseignement supérieur d’un pays et sa capacité
générale d'innovation. Selon le Recueil de données mondiales sur
l'éducation2011 de l'UNESCO, l'enseignement secondaire en Afrique a
connu un développement considérable ces dernières années, mais reste
toujours à la traîne de toutes les autres régions du monde.

Un grand fossé demeure s’agissant de la
qualité de l'enseignement dispensé. Peu d'universités africaines offrent
des formations et des programmes de recherche sanctionnés par des
diplômes supérieurs qui tiennent compte des besoins de connaissance  de
l’économie, sans oublier que le coût général de l’enseignement supérieur
est prohibitif.

Et maintenant ?

Premièrement, des mesures telles que
l’amélioration de la formation des ressources humaines pour leur
permettre d’acquérir des compétences techniques, par exemple, ainsi que
la promotion des liens entre entreprises et instituts d’enseignement et
de recherche s’avèrent indispensables pour hisser l'Afrique aux niveaux
supérieurs des chaînes de valeurs mondiales.

Des enseignements peuvent être tirés du
succès enregistré par le Brésil ces quatre dernières décennies. Environ
80 % des premières universités brésiliennes possèdent au moins un
incubateur, et plusieurs œuvrent à la création de parcs scientifiques et
technologiques, établissant des liens plus étroits entre le monde
universitaire et celui du travail.

Deuxièmement, les progrès de l'Afrique
en matière de science, technologie et innovation doivent s’apprécier
dans un cadre plus réglementé qu’ont connu les autres continents
lorsqu’ils faisaient leur bond rapide. Les droits de propriété
intellectuelle ont tellement évolué qu'aujourd'hui ils sont tout sauf
conviviaux pour les nouveaux auteurs.

Il ne suffit plus de protéger les
systèmes de savoir autochtones, les pratiques, les innovations et les
technologies. Une ambition beaucoup plus audacieuse s’avère nécessaire
pour hisser l'Afrique dans les chaînes de valeurs mondiales et lancer le
continent dans l’acquisition de nouvelles technologies.

Troisièmement, un certain nombre de
conditions détermineront si l'Afrique peut réaliser une révolution
technologique. Au nombre de celles-ci figurent le financement adéquat,
le renforcement des liens avec les institutions universitaires et de
recherche; l’accès à des ressources humaines qualifiées; et l’accès à
une infrastructure fiable, notamment la communication, l'énergie et le
transport.

Sans infrastructure adéquate, de nouveaux développements technologiques et scientifiques sont tout simplement impossibles.

Quatrièmement, les problèmes de
l'Afrique ne sont pas exceptionnels. Pour soutenir la concurrence,
participer à l'économie mondiale et y être reconnu comme un acteur à
part entière en Afrique, il conviendra d’accorder une place de choix à
la science, à la technologie et à l’innovation dans les plans nationaux
de développement sur le continent et de parvenir à améliorer
l’investissement en faveur de la recherche-développement, ainsi que
l’efficacité et la cohérence des politiques.

Les institutions mondiales de
financement et les organismes de développement bilatéral doivent
également mettre au point des stratégies plus exhaustives pour intégrer
la science, la technologie et l’innovation dans leurs efforts de
développement.

Le succès de la Chine peut être attribué
à la priorité accordée dans sa stratégie nationale de développement aux
politiques visant à améliorer les perspectives de croissance à long
terme, notamment les politiques en matière de technologie, de
développement institutionnel et du capital humain.

En conclusion, pour saisir les occasions
qui s’offrent à elle et faire fond sur les progrès remarquables qu’elle
a accomplis jusqu'ici, l'Afrique se doit d’aller au-delà de la somme
totale de ses capacités individuelles. Elle doit certes s’appuyer sur
les capacités existantes, les atouts et les compétences de ses
populations ainsi que de ses institutions, mais surtout, elle ne
connaîtra le succès que si, et seulement si, elle réalise son
intégration. 

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.