Rwanda, déjà 20 ans : une tragédie devenue une fiction impériale utile La responsabilité de Washington dans le massacre au Rwanda en 1994
On a invoqué spécifiquement le « Rwanda » pour justifier lintervention militaire violente en Libye, au Soudan, au Mali, en Syrie et en République centrafricaine. « Partout, cest le ‘Rwanda pour limpérialiste humanitaire », fait remarquer Max Forte dans son livre remarquable, Slouching Towards Sirte, NATOs War on Libya and Africa.
Voici le récit officiel – et assourdissant – qui leur permettrait dinvoquer le « Rwanda » :
1) de terribles génocidaires Hutus du Rwanda ont préparé et mis en œuvre un plan satanique pour éliminer près dun million de Tutsis après lécrasement mystérieux de lavion transportant le président rwandais le 6 avril 1994;
2) le Front patriotique rwandais dirigé par Paul Kagame, stratège militaire brillant et aujourdhui président du Rwanda, stationné à la frontière de lOuganda au nord-est du pays, a pénétré au Rwanda et marché sur la capitale pour mettre fin au génocide et prendre le pouvoir;
3) la communauté internationale na pas levé le petit doigt pendant que des tueurs, semblables aux Nazis, ont exterminé la plupart des Tutsis du Rwanda;
4) Paul Kagame a transformé ce pays déchiré par le génocide en un miracle africain grâce à son leadership visionnaire, quoique sévère.
Nous avons ainsi appris du « Rwanda » que, à lavenir et au nom de lhumanité, nous – soit les armées de lAmérique du Nord et de lEurope – devons intervenir militairement pour empêcher ces peuples de sentretuer.
Paul Kagame
“100 % la responsabilité américaine”—Boutros Boutros-Ghali
Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de lONU pendant la guerre rwandaise, fut lun des premiers à mettre une fissure dans ce récit. Il ma déclaré en entrevue que, « le génocide Rwandais était à 100 % la responsabilité américaine ». Celui, que les officiels du département dÉtat des États-Unis appelaient « Frenchie » avant de léjecter de son siège à lONU, explique : « Les États-Unis, avec lappui énergique de la Grande-Bretagne, ont tout fait pour empêcher le mise en place au Rwanda dune force des Nations Unies, et ils y sont parvenus. »
Des documents déclassifiés de ladministration Clinton confirme que lambassadrice étasunienne à lONU a reçu le 15 avril 1994 des directives du département dÉtat lui intimant de prendre tous les moyens pour sassurer du retrait du Rwanda des troupes onusiennes de lUNAMIR et de sassurer quil ny a plus de débats ni de résolutions à ce sujet. Ainsi, lorsque le FPR a repris la guerre le 6 avril au même moment où lavion présidentiel a été abattu, la politique de Washington ne consistait pas à obtenir un cessez-le-feu. Cela qui aurait été la seule politique juste, logique et légitime en vertu de lAccord de paix dArusha, que les deux parties ont signé en août 1993 dans le cadre dun « processus de paix » que Washington, soutenu par Londres et Paris, avaient parrainé, au nom de lONU.
Toutes les preuves sérieuses et des témoignages sous serment indiquent que Paul Kagame et le FPR sont les auteurs de lattentat du 6 avril contre les présidents du Rwanda et du Burundi. Cet attentat jumelé au blitzkrieg de la reprise de la guerre – ce qui révèle que le FPR était préparé et informé au préalable de lattentat – dément le récit voulant que le FPR soit descendu du nord du pays pour mettre fin au génocide. Cétait « choc et stupeur » sur Kigali.
La politique de Washington, en violation de lAccord dArusha, consistait à créer des conditions dune victoire décisive de larmée du FPR – quel quen soit le coût. Au diable le partage du pouvoir prévu par lAccord dArusha; cela aurait menotté le FPR et empêché quil domine militairement la région des Grands lacs africains. Tandis que les États-Unis et le Royaume-Uni faisaient bloc contre toute tentative de paix, ce qui aurait permis de mettre fin aux tueries, lhistoire officielle serait comme suit : nous avons tous, la « communauté internationale » en entier, avons simplement abandonné les Tutsis au Rwanda; par conséquent, nous devons dire en chœur, sous la direction de Bill Clinton et de Madeleine Albright, dire « Mea culpa, mea culpa; plus jamais ».
Danciens proches collaborateurs ont dissipé tout doute possible quant à la véracité de cette interprétation de la politique de Washington et du FPR. Théogène Rudasingwa, ancien ambassadeur du Rwanda aux États-Unis et chef de cabinet de Kagame, écrit : « Le FPR sentait quune force internationale allait geler la situation et enlever au FPR linitiative militaire. Gerald Gahima et Claude Dusaidi ont expliqué cette position lors de réunions à Washington et à New York. » Rudasingwa ajoute que, en revanche : « Dans la campagne médiatique du FPR et à la Radio Muhabira, notre stratégie consistait à attaque le communauté internationale pour avoir abandonné le Rwanda. » (Healing a Nation: Waging and Winning a Peaceful Revolution to Unite and Heal a Broken Rwanda, Createspace, 2014, p. 156).
Le « crime international suprême », sous le tapis
Le récit assourdissant sur le Rwanda enterre une autre vérité capitale, celle de la guerre qui a précédé lattentat du 6 avril 1994. Linvasion du Rwanda le 1er octobre 1990 par 4000 troupes portant luniforme de larmée ougandaise, qui formerait plus tard le FPR, nétait pas seulement une violation du droit international, elle a été le crime contre la paix, le « crime international suprême » selon les mot du juge Norman Birkett du tribunal de Nuremberg. (Dans sa sagesse infinie, le New York Times Magazine a qualifié linvasion de « tensions accrues » entre Tutsis et Hutus.) Parmi ceux et celles qui invoquent le « Rwanda » pour justifier une intervention militaire humanitaire, personne ne mentionne ni linvasion de 1990, ni loccupation militaire du territoire rwandais, ni la guerre meurtrière qui a perduré pendant plus de 3 ans.
Un rapport de lONU sur le Congo doctobre 2010 confirme que les tueries commises par larmée rwandaise au Congo revêtaient un caractère génocidaire. Ça aurait dû sonner une autre alarme sur la nature du FPR et de son chef, Paul Kagame. Or, en revisitant la guerre au Rwanda de 1990 à 1994, on saperçoit que les tueries de masse ont commencé bien avant avril 1994. Et cest le FPR qui en était responsable. Les Rwandais ont connu, avant 1994, ce qui les Congolais ont subi à partir de 1996
Une justice des vainqueurs contredit le récit officiel
Quen est-il des plans dexterminer les Tutsis? Personne ne conteste le fait quil y a eu des massacres massifs au Rwanda en 1994. Mais le problème pour les défenseurs du récit officiel, cest que les faits avérés ne sont pas au rendez-vous. Même si lONU a établi en 1995 un tribunal des vainqueurs – le Tribunal pénal international pour le Rwanda – doté des pouvoirs et des moyens nécessaires, en ce qui concerne le chef daccusation fondamental, soit une entente en vue de commettre un génocide, lhomme qui aura été constamment accusé dêtre le « cerveau » du génocide, Théoneste Bagosora, ainsi que ses trois accusés ont tous été acquittés de ce chef daccusation. Après 18 ans de procès, de témoignages sous serment et de preuves, les faits révélés contredisent le récit officiel.
Larmée et les gendarmes rwandais, qui, seuls, auraient été en mesure de mettre fin aux tueries davril à juillet 1994, ne pouvaient le faire car ils étaient engagés dans une guerre à finir avec une machine militaire puissante, soit celle du Front patriotique rwandais. Et cette armée jouissait de lappui politique, diplomatique et militaire de deux pays puissants, les États-Unis et le Royaume-Uni.
Ces deux puissances, soutenus par certains pays laquais, ont ainsi semé la mort et la destruction à une échelle inégalée en Afrique centrale. Mais ces deux pays et deux anciens dirigeants vedettes, Bill Clinton et Tony Blair, ont le front de transformer ces tragédies inouïes en fiction impériale utile pour justifier dautres interventions militaires, surtout en Afrique.
Robin Philpot
Robin Philpot est lauteur de Ça ne sest pas passé en Kigali (Les Intouchables, 2003), dont une version mise à jour et enrichie vient de paraître en anglais : Rwanda and the New Scramble for Africa, From Tragedy to Useful Imperial Fiction.