Les massacres du Rwanda 20 plus tard. À la recherche de la vérité. Par André Sirois , avocat et fonctionnaire de lONU
Combien y a-t-il eu véritablement de victimes? 800 000 ou un million? Si lauteur utilise un de ces chiffres, il faut sinquiéter tout de suite : cela veut dire quil na fait que reprendre nimporte quoi sans rien vérifier ni critiquer. On ne connaît pas le nombre de victimes; personne na jamais pu létablir. Depuis 20 ans, à tous ceux qui me mentionnent un chiffre à ce sujet, je demande méthodiquement doù ils le tiennent. Il est impossible davoir une réponse.
La seule explication qui semble assez près de la réalité, cest que, pendant les massacres, un employé de la Croix-Rouge internationale a fait un calcul approximatif des personnes disparues de son agglomération, Hutus et Tutsis confondus, puis il a fait une extrapolation pour lensemble du pays qui la amené à dire quil pourrait y avoir eu à ce moment-là environ 200 000 morts au Rwanda.
Quelques jours plus tard, le ministre des Affaires étrangères dAllemagne affirmait quil y en avait 500 000. Personne na jamais pu savoir doù il tenait ce chiffre. Puis, des ONG américaines –pour amener le gouvernement américain à parler de génocide, ce qui, en droit américain, laurait obligé à intervenir– ont commencé à affirmer quil y avait un million, non pas de disparus de toutes origines, mais un million de victimes tutsies.
En arrivant à Kigali un peu plus tard, je me suis mis à demander doù venait ce chiffre; personne na jamais pu me répondre et beaucoup voyaient dans ma question un manque de respect pour les victimes et une expression de sympathie envers les génocidaires.
Je considérais, et je considère encore, que dans cette affaire, la vérité est déjà assez monstrueuse et terrible –une seule innocente victime est une victime de trop– et je craignais quen répétant nimporte quoi le Tribunal mette en jeu sa crédibilité.
On a fini par démontrer quil était absolument impossible quil y ait eu un million de victimes tutsies et on sest alors rabattu sur le chiffre tout aussi fictif de 800 000. Rappelons que les experts estiment que la population du Rwanda était de 6 à 7,5 millions de personnes; les Tutsis constituaient de 10 à 15% de ce nombre, cest-à-dire quils étaient de 600 000 à 1 125 000 personnes.
Cest clair quil ne peut y avoir eu un million de victimes et probablement pas 800 000 non plus si on tient compte des survivants au Rwanda et à létranger ainsi que des morts naturelles et accidentelles. Donc, prudence si votre interlocuteur utilise ce chiffre fictif, voire fantaisiste.
Autre question : pourquoi le Tribunal international pour le Rwanda na-t-il jamais enquêté sur lattentat commis contre lavion présidentiel qui a déclenché les massacres que lon connaît? Cétait bien à lintérieur de son mandat pourtant. Pourquoi ne la-t-il pas fait?
Ou plus exactement, pourquoi, après avoir finalement demandé à lenquêteur Michael Hourigan de faire cette enquête, la Procureure du Tribunal, Louise Arbour, a-t-elle enterré son rapport et a-t-elle mis fin à lenquête? Pourquoi enquêter sur tous les massacres du Rwanda et refuser des rechercher les responsables de lattentat qui en est la cause? Cest tout à lhonneur de la France davoir tenté de le faire.
Pourquoi le Tribunal na-t-il jamais fait de véritable enquête sur les atrocités commises par les Tutsis ougandais, le Front patriotique rwandais (FPR)? Poser la question, cest y répondre.
Dès mon arrivée au Rwanda, voyant lingérence ouverte du FPR et de certaines ONG américaines dans le travail denquête et de mise en accusation du Tribunal, jen suis venu à la conclusion –et je lai annoncée–que dès que nous commencerions à enquêter sur les atrocités du FPR, nous serions chanceux si on nous permettait de nous rendre à laéroport pour quitter le pays.
Or quand Carla del Ponte a voulu entreprendre ce type denquêtes, elle a été contrainte de venir à Kigali présenter des excuses à Kagamé, et elle a finalement perdu son poste de Procureure du Tribunal.
Sagissant des deux questions qui précèdent, il faut bien garder à lesprit que le gouvernement rwandais sest opposé vivement et très officiellement à la création du Tribunal par les Nations Unies. Quavait-il à craindre de la création dun tel tribunal? Nétait-ce pas ce que la communauté internationale pouvait faire de mieux pour les victimes et les familles de victimes? De même, et il sest toujours opposé aussi à toute enquête sur lécrasement de lavion présidentiel.
Pourquoi, sil na rien à se reprocher, et si, comme il le dit, les responsables sont des hutus? Lécrasement de lavion présidentiel et les atrocités du FPR constituent deux sujets denquête légitimes, intéressants, essentiels même pour établir lentière vérité sur ce qui sest passé alors.
Le gouvernement rwandais de Kagamé a préféré entreprendre une campagne de culpabilisation de la communauté internationale, qui lui est beaucoup plus profitable financièrement : qui peut expliquer en quoi juridiquement la communauté internationale aurait le devoir de payer pour des crimes commis par des Rwandais – et des Tutsis ougandais – contre des Rwandais?
Il faut bien voir que dans ces décisions diplomatiques et dans ces procès médiatisés, les victimes et les familles de victimes comptent très peu ou pas du tout. Je lai dit à des familles de victimes avant de quitter le Rwanda (jétais lun des seuls employés du Tribunal à avoir des contacts directs et soutenus avec les familles de victimes): comme personne ne peut ressusciter les victimes, ni établir la vérité ou punir les vrais coupables, les familles des victimes auraient dû demander labolition du Tribunal qui nétait quun tremplin pour carriéristes et quun écran de fumée masquant dinavouables intrigues de politique internationale.
Même les accusés comptaient très peu dans ce spectacle. On en a eu une belle preuve avec le bourgmestre de Taba Jean-Paul Akayesu. Il a eu la malchance dêtre lepremier accusé à passer devant le Tribunal, alors que depuis déjà trop longtemps, les États membres de lONU, après y avoir englouti plus de 350 millions de dollars selon certains, demandaient des résultats. Or pour un Tribunal, des résultats, cest des procès et, de préférence, au moins une condamnation.
Plus on avançait dans le temps, plus on investissait, moins la présomption dinnocence avait dimportance. Le malheureux Akayesu a été condamné à lemprisonnement à vie sur la foi de déclarations de témoins « instantanés » qui sont apparus trois ans et demi après les faits, et ce, après que lenquête à Taba – à laquelle jai participé – eut permis de voir que les témoins présentés comme témoins à charge se contredisaient, navaient rien à dire ou même le défendaient.
Jajouterai que lorsque jétais au Tribunal, nous savions que pour 25 $, nimporte qui pouvait soffrir une brigade de six faux témoins qui viendraient raconter nimporte quoi aux enquêteurs et peut-être même aux juges. Très utile pour qui veut se débarrasser dun rival ou dun concurrent.
À qui profite le crime? Dans cette affaire, il profite à des Tutsis de lOuganda qui, trois ou quatre générations plus tard, « reviennent » au Rwanda en libérateurs, en envahisseurs ou en occupants. Cela pose de graves questions de droit international.
Cest comme si, en 1945, au moment de la Libération, les soldats canadiens-français, se prévalant de leurs origines et du fait quils libéraient la France, avaient proclamé quils « revenaient » dans ce pays et y avaient imposé leur administration.
La question se pose alors pour les Rwandais comme pour nous tous de savoir quels sont les droits dune armée détrangers qui vient « libérer » un pays, ou sauver une minorité à lintérieur dun pays, et quelle en prend le contrôle? Cette armée a-t-elle le droit de prendre le pouvoir et de sy installer indéfiniment? Sinon, pendant combien de temps?
Quelques exemples viennent à lesprit: la question sest posée aux Américains et aux Alliés lors de la libération de la France, comme le confirment des documents rendus publics récemment. Étaient-ils une armée de conquérants ou une armée de libérateurs? Ils ont choisi dêtre des libérateurs puis sont rentrés chez eux.
Le même problème sest posé aux Vietnamiens lorsquils sont allés délivrer les Cambodgiens des Khmers rouges. Ils sont ensuite retournés dans leur pays.
À Kigali, après 20 ans doccupation, les « libérateurs » ougandais eux ne parlent pas de rentrer dans leur pays et personne ne se risque à leur poser la question. Outre les victimes des massacres de 1994, il y a aussi les victimes actuelles : les Tutsis et les Hutus du Rwanda qui nont plus un mot à dire chez eux parce que sils parlent, on les accusera davoir survécu par complicité avec les génocidaires.
Lautre victime, cest aussi la démocratie, la vraie. Comme les Hutus représentent 85 % de la population du Rwanda, ils pourraient facilement sélire un gouvernement, ce que les politiques tutsis ougandais ne sauraient tolérer.
Rappelons quun ancien président du Burundi, qui avait à peu près la même composition démographique que le Rwanda, nhésitait pas à dire peu avant les massacres du Rwanda que le Burundi devait se débarrasser de « lexcédent de Hutus » (soit 70% de la population du Burundi).
Une autre question et pas la moindre : pourquoi continue-t-on de répéter avec insistance la thèse du génocide « programmé » et « planifié » par des « extrémistes » hutus qui fonde la soi-disant légitimité du régime du général Kagamé alors que tous les jugements du Tribunal international, sauf un, en première instance comme en appel, ont établi que cette thèse navait aucun fondement?
Sans parler des questions concernant lassassinat de plusieurs critiques et adversaires de Kagamé et concernant toute ladministration du système de justice expéditive des gacacas qui, dans bien des cas, nont de justice que le nom.
Il sagit là de quelques questions fondamentales qui sont ignorées, voire escamotées, par la légende officielle et qui demeurent sans réponse.
Il y a eu au Rwanda de terribles massacres et il y a eu un très grand nombre de victimes dhorreurs indescriptibles. Et justement le simple respect dû à ces victimes nous impose le devoir de chercher la vérité, toute la vérité, de trouver les responsables et de ne pas dire nimporte quoi ni permettre que ces victimes soient instrumentalisées au profit de quelques-uns."