1900- Le Katanga, province belge (ouvfage collectif)
Même si le Suffrage Universel (et le
suffrage féminin, donc !) étaient encore lobjet dun combat, la plupart
des régimes politiques européens admettaient dorénavant lidée de la Souveraineté du
Peuple. Les changements de régimes, là où il y en eut, firent lobjet de
plébiscites. Il était donc assez logique, le Souverain Primaire étant désormais
un monarque à mille têtes, quon sorganisât collectivement pour que ce
Souverain se comportât en despote éclairé. Limportance que revêtait désormais
lexpression de la volonté collective mena à manifester, à pétitionner… toutes
choses qui ne vont pas sans une organisation sous-jacente.
Dautre part, les hommes de cette
époque avaient conscience dassister à des grands changements – quils
considéraient, avec un optimisme qui nous paraît béat, comme découlant de la Science et du Progrès –
tels que lindustrialisation, la colonisation, une mondialisation croissante du
commerce et de léconomie, changements profonds et durables qui allaient
certainement marquer lunivers pour des générations. Influer efficacement sur
ces événements dépasserait certainement la longévité dun individu. Il était
donc nécessaire, encore une fois, de se grouper pour agir. Cétait dautant
plus nécessaire que beaucoup de ces
changements étaient vécu en termes daffrontement entre lAncien et le Nouveau,
entre lObscurantisme et la
Science, le Dogmatisme et la Laïcité et que dans un
combat il est très souhaitable de pouvoir compter ses partisans et montrer sa
force. Au moment de la Commune
de Paris, on vit pour la première fois les Francs Maçons manifester ouvertement
et officiellement en tant que tels.
Certes, les époques précédentes
avaient vu parfois lopinion publique se passionner pour des causes, et les
Grands Hommes monter au créneau pour défendre, par exemple, la victime dune
erreur judiciaire. Il suffit de penser, par exemple, à Voltaire et à laffaire
Calas. Ce qui est nouveau et qui napparaît qualors, il y a une bonne centaine
dannées, cest lidée que ces causes méritent et exigent un combat et une
vigilance permanents, et donc des organisations qui exercent en permanence une
pression en leur faveur. Ainsi, lAffaire Dreyfus entraînera la création de la Ligue Française
des Droits de lHomme et la question des atrocités dans lEtat Indépendant,
celle de la Congo Reform Association.
Une autre idée répandue à cette
époque, et qui savéra en 1914 avoir été une utopie – cétait que la guerre
était devenue impossible (du moins entre les puissances industrielles dEurope)
parce que les sociétés industrielles étaient à la fois trop complexes et
délicates pour en supporter le choc, et trop imbriquées et interdépendantes les
unes envers les autres pour quil puisse y avoir encore de véritables conflits
dintérêt entre nations[2]. Cette
idée parvenait, curieusement, à coexister avec de fortes propensions au
nationalisme le plus débridé ! Bien entendu, cela nempêchait pas les
nations « civilisées » de faire éventuellement la guerre là où il
fallait soumettre des « sauvages »[3].
Puisquil y avait donc dune
certaine manière un « espace commun » aux nations qui détenaient le
privilège de brandir le Flambeau du Progrès, sil y avait imbrication et
interdépendance entre eux au point que lon parlait de « concert
européen » pour évoquer leur action commune (quitte à de disputer parfois
âprement pour savoir qui, exactement, serait le chef dorchestre), il était
assez logique que lon ne considérât plus les frontières comme imperméable et
que, dune certaine manière, les affaire publiques de toute lEurope soient
choses dont tous les Européens se souciaient. (Ceci, encore une fois, allant de
pair avec un nationalisme souvent ombrageux : cet illogisme ne prouve
rien, sinon que nos arrières grand parents ne pensaient pas comme nous et
nétaient pas embarrassés par des contradictions qui nous gêneraient).
Les techniques étaient certes différentes,
le style était un peu « Art nouveau » et passablement chargé en
fioritures, mais le but était déjà le même que dans nos « guerres
médiatiques ». Il sagissait de faire passer sa Propagande (y compris
parfois des mensonges éhontés) pour de lInformation, et de persuader le public
que, quand elle venait de lAdversaire, même la vérité la plus cristalline et
la mieux prouvée nétait autre chose que hideuses calomnies, quil fallait
rejeter avec dégoût..
Tout cela étant, lapparition, en
Angleterre, dune organisation soccupant de ce que le Roi des Belges pouvait
bien faire exactement dans ses possessions africaines, nétait pas étonnante.
Edmund Dene
Morel, un britannique d'origine française, est entré en contact avec le Congo
de la manière la plus banale qui soit : par son travail… Embauché par la
compagnie maritime Elder Dempster de Sir Alfred Jones qui assurait la liaison
Anvers – Boma, il fut rapidement en contact avec l'Afrique occidentale. Féru de
cette région du monde et défenseur, dans un premier temps de l'œuvre du roi
Léopold II, il fut interpellé par la situation humanitaire de lEIC. Lun des
premiers arguments utilisés contre lEIC par la « Congo Reform Association » de Morel consistera dailleurs à
poser cette question gênante, que le jeune employé à dû se poser lui-même, au
vu des connaissements : « Pourquoi
les « relations commerciales » avec lEIC consistent-elles à en
ramener des produits par bateaux entiers, mais à ny expédier en retour que des
tonnes darmes ? » Ces envois (au sujet duquel on ne dispose que
de chiffres partiels) étaient à la mesure de ce lon comprenait, dans lEIC,
comme un effort « commercial ». Pour la seule compagnie
« Anversoise », on a transporté officiellement, de 1899 a 1903, 550
fusils de guerre, 33.6000 cartouches, 31.000 capsules pour fusils a piston.
1000 fusils sont envoyés en hâte, en 1898, juste avant leur interdiction. Mis
au courant de lemploi que lon fait de ces armes par plusieurs missionnaires
protestants (le Suédois Sjöblom, les Américains Morrisson et Sheppard et le
britannique Henry Guinness) et par les activités dHenry R.Fox Bourne et de
Charles Dilke de l'Aborigenes Protection
Society qui devint une alliée de Morel, il se lança dans une campagne de
dénonciation des exactions commises au Congo.
Selon Morel,
l'EIC n'était nullement un État « civilisateur » et « philanthrope » comme il
le prétendait, mais une vaste entreprise privée qui réduisait en esclavage le
peuple congolais à des fins économiques. En effet, selon Morel, le Roi avait
notamment profité de l'expansion de l'industrie automobile pour rentabiliser sa
colonie en faisant travailler les Africains qui se voyaient rudement traiter
s'ils n'apportaient pas des quantités suffisantes de caoutchouc (mains coupées,
enlèvement de femmes,…) Ces exactions auraient, selon Morel, plus que décimé
le pays. Allant jusqu'à affirmer qu'entre 1885 et 1908, le Congo avait perdu 40
% de sa population, il voyait comme cause unique de cette situation déplorable,
les activités du Roi. De plus, Morel critiquait l'EIC parce quil faisait fi
des clauses prévues dans l'Acte de Berlin (26 février 1885) qui prévoyait
notamment la liberté de commerce dans le bassin du Congo. En outre, la nature
même de l'EIC, un État créé de toutes pièces, dirigé par un seul homme, sans la
moindre possibilité de contrôle, était insupportable à Morel.
Concrètement,
il lança l'une des plus importantes campagnes de sensibilisation qu'ait connue
l'Angleterre au XIXe siècle. Il fonda le West
African Mail, un journal qui se consacrait de près à la question
congolaise, puis, à l'instigation de Sir Roger Casement, la Congo
Reform Association
le 23 mars 1904.
Cette Association affirmait avoir pour unique but de faire la lumière sur
l'affaire congolaise et de pouvoir réparer les maux infligés aux races
autochtones du Congo, c'est-à-dire d'entreprendre des réformes politiques dans
cette région du monde, de faire cesser les atrocités et de rétablir la liberté
de commerce. Elle établit ses activités dans de nombreuses régions d'Angleterre
et florissait également à létranger: en France, en Allemagne et surtout aux
États-Unis.
Qui dit controverse dit désaccord, et lon mit
du temps, en Belgique, à admettre la
CRA pour ce quelle était : une action humanitaire
désintéressée.
Il y a, dans le public anglo-saxon,
non pas une capacité plus grande à se mobiliser que dans les autres pays, mais
une faculté à se passionner exclusivement pour un sujet ou pour une cause, en
faisant totalement abstraction du reste, qui laisse toujours le continent, et
en particulier les latins, un peu ébahis. Un fond de cartésianisme nous conduit
toujours à vouloir relier ce pour quoi nous militons à un contexte plus vaste,
ce qui mène souvent dailleurs à la paralysie ou au découragement, car nous
tendons, devant une injustice concrète, à tant et si bien la relier à
lInjustice en général, que la seule conclusion possible est que ce problème
particulier sera réglé, avec tous les autres, au jour lointain et improbable
dune grande Révolution établissant dans le monde la Justice parfaite.
Les Anglo-Saxons, au contraire, sont
susceptibles de se mobiliser pour une cause, en ignorant superbement son
contexte. Certes, il nétait pas logique que les Anglais se mobilisassent de la
sorte pour les Congolais, et oubliassent allègrement que, pendant ce temps,
leurs propres colonisateurs noyaient les Ashanti dans un bain de sang et
fourraient les Boers dAfrique du Sud dans des camps de concentration qui
étaient de véritables camps de la mort. Ce nétait pas logique, mais cétait un
fait !
Emile Vandervelde fut un des seuls
Belges à ladmettre. Même Paul Hymans[4], pourtant bon connaisseur de
lAngleterre et de sa culture, garda longtemps des soupçons, non sur la
matérialité des faits dénoncés par la
CRA, mais sur les intentions pures des dénonciateurs.
Et il se pourrait fort bien que
Léopold II ait eu, lui aussi, une appréciation exacte de ces choses. Cest en
tous cas ce quune anecdote que nous devons à son secrétaire, E. Carton de
Wiard[5],
donnerait à penser. Celui-ci explique quau moment de la sortie du rapport
Casement, il avait proposé au Roi en quelque sorte dallumer un contre-feu en
rendant publiques certaines constatations des consuls de Belgique dans des
colonies anglaises, notamment au Nigéria. Léopold refusa et Carton de
sextasier sur la « mansuétude » du Grand Homme. « Nous avons raison, nous ne devons donc pas
faire à légard des Anglais ce que nous le blâmons de faire en ce qui nous
concerne. Nous avons le droit et le devoir de repousser les calomnies, de dire
que ce sont des calomnies et que lhistoire de la paille et de la poutre est
toujours vraie. Il serait nuisible daller au-delà » écrivit-il.
Lui, apparemment, avait fort bien
compris que le genre de sentiment auquel on avait affaire outre-Manche nétait
pas chose qui se pouvait raisonner. Il est à remarquer aussi que, bien sûr,
Léopold parle de « calomnies » pour désigner les accusations
anglaises, mais quil se trahit en parlant de « faire à légard des Anglais ce que nous les blâmons de faire en ce qui
nous concerne ». Ce que Carton lui proposait était, non de la
calomnie, mais de la médisance : dénoncer des atrocités anglaises bien réelles. Le parallèle montre à
suffisance quil sait donc fort bien quil ny a aucune calomnie dans ce que la CRA dit du Congo.
Certaines
personnalités belges de l'époque furent en contact avec Morel, comme Félicien
Cattier, de l'Université libre de Bruxelles ou le socialiste Emile Vandervelde.
Morel eut une activité considérable s'adressant à quelques milliers de
personnes lors de meetings, mais ses moyens de pression les plus importants
résidaient dans ses activités de journaliste, dans sa participation au West African Mail ou à des journaux
comme la Pall Mall Gazette, le Speaker, etc., et à ses activités d'écrivain. Il est lauteur de plusieurs ouvrages dont King Leopold's Rule in Africa, (1904), Red Rubber, the story of rubber slave trade flourishing on the Congo in
the year of Grace 1907, (1907). Il parvint ainsi à créer un
mouvement mobilisant l'Angleterre entière toutes tendances politiques ou
confessionnelles confondues (mis à part les Catholiques). Des auteurs comme Sir
Arthur Conan Doyle ou l'Américain Mark Twain participèrent activement à la
campagne.
Les productions
écrites ou inspirées par la CRA avaient cet avantage que, étant produites à
létranger, leurs auteurs ne se sentaient pas tenus dobserver une certaine
réserve, comme çaurait été le cas de Belges toujours plus ou moins obligés de
tenir compte de la position du Roi. Il leur était bien plus facile quaux
Belges dappeler un chat, « un chat ».
Le premier
homme politique européen à manifester quil avait compris le rôle que la presse
allait désormais jouer en politique, parce que qui contrôle linformation
contrôle lopinion, fut Otto von Bismarck. Lincoln fut, avec lui, une autre
« grande pointure » de la politique à la même époque, qui devina le rôle que limage et la presse pouvaient
jouer en politique et à se comporter en conséquence. De sa Présidence date une
institution qui existe toujours : le Bureau de Presse de la Maison Blanche. Avant cela, si
lon excepte la publication dune assez soporifique « Revue de
lExécutif » fondée par le Président Martin Van Buren, la politique de la Maison Blanche avait consisté à
avoir officieusement un « journal ami ». Lincoln, lui, chargea son
bureau de parler impartialement à toute la presse.
Le
« tournant du siècle » vécut plusieurs batailles médiatiques. La
guerre de publications et de communiqués que se livrérent Léopold II et la CRA fut de celles qui
dépassèrent les frontières. Certes, laffaire Dreyfus déchaîna plus de passions,
et de plus violentes[6], mais
elle resta, dun bout à lautre, franco-française. Sur la « Question du
Cngo », au contraire, lon sinvectiva par-dessus la mer du Nord et les
deux camps se cherchèrent des alliés partout où ils le purent.
Léopold II na
connu quun seul de nos mass média actuels : la presse imprimée. On se
prend parfois, au moins du point de vue du spectacle, à le regretter. Sil
avait connu tout léventail de médias qui est le nôtre, quel usage il en aurait
fait !
Limprimé
comprend bien sûr la presse, y compris les pamphlets et autres formes de
littérature éphémère, mais aussi la photo et le dessin. Léopold II fut, pendant
un certain temps, une cible de choix pour les caricaturistes. Il y aura aussi
une littérature de plus haute tenue, dans la mesure où des écrivains de renom
mettront leur plume au service de la cause congolaise. Un texte comme « King Leopolds
Soliloquy » de Mark Twain se lit toujours à lheure actuelle et fait
encore lobjet dadaptations et de représentations théâtrales.
Il y a aussi une sorte de
descendance litééraire, à la fois de Léopold II et de Joseph Conrad. Je veux
parler dune certaine littérature « exotique », dans laquelle
lAfrique est le lieu privilégié dune certaine horreur mélangeant
cruauté, sadisme et sexualité. Le Congo léopoldien nest pas étranger au
surgissement de ce nouveau « mode littéraire ». .
Léopold II a
suscite des polémique, et celles-ci engendrent toujours une importante
production littéraire. La fin du XIX_ siècle est lépoque où la politique
devient « médiatique ». On se préoccupe désormais de lopinion publique. On sait que la presse linfluence.
On craint donc quelle diffuse « lopinion malveillante » de ses
adversaires, on sattache à « réfuter » celle-ci, on souhaite
disposer dune « bonne presse» pour diffuser ses propres thèses et en
démontrer la justesse. Tirer parti des polémiques entre journalistes, voire
même les organiser, est un art qui fait partie des talents dun homme
politique. Cela devient même un métier.. Les premiers « attachés de presse »
font leur apparition au service des
Grands. Et Léopold II nétait pas homme à être en retard sur son siècle.
On connaît ses
apports avec la presse belge, en particulier cette caisse de propagande de
lEIC que les journalistes avaient surnommée « Le Fonds des Reptiles ». Toutefois un journaliste, même
pro-colonial, considérait souvent comme un déshonneur de se faire graisser la
patte, même par lEIC. Il y eut aussi des soutiens désintéressés.
De plus, à
partir de 1890 et de la Campagne Antiesclavagiste, un fait est acquis et
ne se démentira plus jusquà la fin de la colonisation. Les Missionnaires
deviennent, pour la grande masse de la population, la principale et, la plupart du temps, la
seule source dinformation sur le Congo.
Les Missions,
et les Missions seules, avaient besoin quune information large se répandît et
avaient intérêt à la répandre. Et comme ils étaient les seuls dans ce cas, il
en résulta que le discours dominant sur le Congo fut le leur. Or, il était
favorable au roi « libérateur des esclaves » et pouvait induire les
fidèles à penser que la colonisation se confondait avec lévangélisation, donc
à supposer chez Léopold II une attitude très authentiquement évangélique. La
littérature missionnaire, cependant, est un monde à part dans la mesure où elle
reflète, non seulement un certain point de vue favorable ou défavorable à la
colonisation, mais le point de vue dune organisation cohérente, structurée et
hiérarchisée : lEglise catholique. Il convient donc de létudier à part,
comme un aspect dune question plus globale : le mutisme presque total de
lEglise en ce qui concerne les « atrocités léopoldiennes ».
Le plus digne
représentant de la propagande royale était lÉtoile
Belge, mais bien dautres journaux furent mis à contribution, p. ex., à
lépoque de la « nouvelle politique économique », Le Bien Public, paraissant à Gand.
Léopold II simpliqua fortement dans la
rédaction darticles, en écrivit lui-même ou participa étroitement à leur
rédaction.
Il y eut aussi
des revues, « Le Congo Illustré »,
qui fusionna avec « Le Mouvement
géographique », dAlphonse-Jules Wauters. Là, il sagit de tout autre
chose. Ce sont un journal et un géographe au service de la colonisation du
Congo. Le Mouvement Géographique fut
favorable à Léopold II, puis se montra critique au moment où le Roi lança sa
« nouvelle politique économique » et où la publication fut reprise
par Albert Thys. Mâme alors, cette critique vise beaucoup plus à défendre la
liberté du commerce que les droits des indigènes écrasés par le travail forcé.
Polémiques et
pamphlets sont un terrain sur lequel, souvent, le tout-venant de la production
littéraire est œuvre de plumitifs et décrivaillons. On imagine sans peine le
rédacteur très au courant de ce genre de cuisine, le vieux routier à vingt-cinq
louis par mois…, un type dattaque, toujours prêt à engueuler ladversaire.
Ce polémiste
écrivant pour très peu dargent dans les journaux qui défendent la religion, la
famille et surtout la propriété (ou qui les attaquent, car il y en a dans les
deux camps), on limagine sans peine. Il était, avec sa figure usée, ses yeux
brûlés par les veilles, son faux-col de celluloïd et son air triste, le type
même du journaliste qui a crevé de faim toute sa vie en servant une cause.
Pauvre homme, que tout intimidait dans la vie, il devenait dune audace, dune
virulence extrêmes dès quil se trouvait, la plume à la main, devant une
feuille de papier blanc. Il avait ce sens du sarcasme et de linjure que
possèdent les journalistes dextrême droite ou dextrême gauche, et rien ne
pouvait être plus utile au cours dune campagne dopinion. Ses commanditaires,
on le suppose, doivent traiter ce plumitif si peu payé avec une bonhomie
quelque peu dédaigneuse, sans quil en soit ni surpris, ni froissé : quand on a
passé sa vie dans les journaux « engagés », on a pris lhabitude de la
résignation et on se console de tout en roulant une cigarette de gros tabac.
Un certain
nombre dintellectuels au chômage de ce type émargèrent sans aucun doute au «
Fonds des Reptiles » et il y en eut sans doute dautres du côté de la CRA.
Dans lensemble, cependant, la littérature de la CRA eut relativement peu
de lecteurs en Belgique. Dabord, la connaissance de langlais étant peu
répandue, il fallait que les publications que lon souhaitait répandre fussent
traduites. Dautre part, comme nous lavons vu, ces informations se répandaient
surtout dans la presse libérale ou socialiste. Or, ceux qui sintéressaient le
plus au Congo, dans le grand public, étaient les Catholiques, nourris de
lénifiante et édifiante littérature missionnaire.
En premier lieu, donc, Léopold II suscita et subsidia dans la presse des articles qui lui soient
favorables. Parfois même, il les écrivit ou participa à leur rédaction. A lusage
intérieur, car les socialistes belges[7] commençaient à poser à la Chambre des questions
inspirées de celles de leurs homologues anglais. Léopold fut de plus en plus
fréquemment amené à parler de lEIC comme dune œuvre belge, à prétendre que
dans les critiques contre sa personne et son œuvre, cétait la Belgique qui se trouvait
attaquée. Singulière position puisque, simultanément, il continuait à éluder la
reprise, et à se retrancher, quand il y avait lieu, derrière lindépendance de
lEIC. Ainsi, par exemple, Léopold II écrira, dans une lettre ouverte à
larchevêque de Canterbury: « Croit-on
que le peuple belge permettrait que des crimes contre lhumanité fussent commis
en son nom, tandis que le peuple anglais aurait le monopole exclusif des
sentiments philanthropiques ? »
En deuxième
lieu, il se livra à de discrètes pressions, qui tenaient un peu du chantage.
Cétait la compagnie de navigation anglaise Elder Dempster, de Liverpool, qui
avait le monopole du transport vers le Congo. Mais il sagissait dun contrat à
terme, qui venait à échéance à la fin de 1904. On lança un « canard »
par le biais du journal LEtoile Belge,
pour aviser Mr Jones, le directeur de Dempster, de négociations (inexistantes)
en vue de la création dune ligne belgo-allemande de bateaux qui aurait le
monopole du Congo. Ceci afin dinciter Mr Jones à tirer quelques sonnettes afin
que lon fasse taire les « vils calomniateurs » qui critiquaient lEIC.
En troisième
lieu, le Roi alluma un contre-feu en suscitant une « Fédération des groupes industriels, commerçants, scientifiques et
patriotiques pour la Défense
de nos Intérêts à lÉtranger » plus connue sous le nom abrégé de «Fédération pour la Défense des Intérêts
belges à lÉtranger ». Cette organisation ripostera à toutes les
accusations par autant de cris dindignation et de coups dencensoir à
ladresse de Léopold. Elle publie
dailleurs très vite une sorte de « contre-rapport », intitulé
« La Vérité
sur le Congo. ». Les voyageurs empruntant des wagons-lits auront la
surprise de trouver un exemplaire de ce
livre sur leur table de nuit, au cas où ils auraient à charmer leurs insomnies…
Un des gros actionnaires de la « Compagnie
Internationales des Wagons-lits et des Grands Express Internationaux »
est… Léopold II.
Sur un plan local,
à Liège, la « Société détude et
dexpansion » joua un rôle similaire à celui de la «Fédération pour la Défense des Intérêts
belges à lÉtranger ». Duignan et Gann, dans
Colonialism in Africa[8],
mentionnent cette parution irrégulière, mais aussi que "Many important Belgian officers published in this journal".
Sachant tout cela, le lecteur ne sera donc pas trop surpris de ne
découvrir, sous une couverture qui claironne « Katanga, Province belge »,
beaucoup de choses, certes, sur le Katanga, mais guère de raisons de considérer
que cette province de lEtat Indépendant du Congo (qui nest pas encore le
Congo belge) serait destinée à devenir une province supplémentaire de la Belgique.
Par contre, pour décrire le Katanga, on fait effectivement appel à des important Belgian officers, puisque parmi les contributeurs
figurent Théophile Wahis, Gouverneur général,
le géologue Cornet, principal découvreur des mines du Katanga, le Commandant Le
Marinel, Inspecteur dEtat, le Procureur du Parquet dElisabethville, un membre
du Conseil Colonial, un professeur de lUniversité de Liège, etc…
Mais pourquoi, à ce moment précis, faire du battage sur le Katanga ?
Faut-il le dire, Cornet et les autres découvreurs étaient fort joyeux à
leur retour en Belgique. Le Roi, en effet, leur envoya un comité daccueil,
évidemment pour leur faire part de sa satisfaction, mais surtout pour leur
intimer lordre formel dêtre discrets, plus que discrets, et de ne souffler
mot à personne de leurs découvertes. Il y eut dans tout cela tant de célérité,
de discrétion et de manteaux couleur de muraille quon a été jusquà parler du
« kidnapping » de la mission Francqui -Cornet !
Bien sûr, il y avait là le souci compréhensible de ne pas allécher encore
davantage lAngleterre. Mais il y avait aussi lidée de tirer avantage de la
détention de renseignements confidentiels, et de les distiller quau
compte-goutte dans des oreilles choisies. Il se posait en effet un cruel
problème de moyens. Il faudrait quelques années pour que la « nouvelle politique
économique » donne des résultats, en dautre mot pour que le « caoutchouc rouge
» se mette à donner de belles recettes. Les années « de vaches grasses » de
lEIC ne commenceront quaprès 1895.
Si pour tirer parti du « red rubber », il suffisait dune main dœuvre qui
était disponible et connaissait les techniques de récolte, dailleurs fort
simple, dun certain nombre de brutes et dhommes de main pour la terroriser et
dune absence totale de cœur et de pitié, des gisements de minerais étaient autrement
exigeants en moyens, donc en capital ! La situation qui sétait présentée au
moment de lexploration du Katanga continuait donc : le Roi était contraint de
trouver des partenaires. Le jeu auquel va se livrer Léopold à partir de là
nest pas dépourvu dintérêt, parce quil marque un changement dattitude
vis-à-vis de la Belgique.
Il ny a aucun doute quau départ, son but est, comme il aime à le répéter,
« patriotique ». Sa conviction de la rentabilité des colonies et de la
nécessité den avoir est absolument sincère. Et puisquil ne parvient pas à
convaincre par des discours, il décide de le faire par lexemple. Cest la
raison pour laquelle il devient Roi absolu du Congo. Puis la volonté de prouver
la justesse de ses vues lamène à se considérer non simplement comme le simple
souverain, mais comme le propriétaire du Congo. Enfin, pour rentabiliser sa «
propriété », il adopte des attitudes de patron criminel.
Le pouvoir et la fortune enivrent comme lalcool et on en prend lhabitude.
Il a dû négocier un prêt avec la Belgique, accepter des conditions qui
limitaient sa liberté daction. Il sest senti humilié. A ses yeux, il a dû «
mendier ». Sans doute, on ne lui a pas demandé grand-chose dautre quà
nimporte quel emprunteur en quête de crédit, mais un roi na pas lhabitude de
ce genre de situation ! Il dira à ses ministres, en 1901, avec certainement un
sentiment de revanche : « Le Congo a été
mendiant, mais aujourdhui il est riche »
On prête à Léopold II cette réflexion, quil aurait faite au moment de la
reprise « Ils reprennent mon Congo. Pourvu quils ne me le cochonnent pas ! »
Comme la plupart des mots historiques, il na peut-être pas été dit, mais il
traduit fort bien ce que devait penser la personne à qui on le prête. Etant
entendu que, pour Léopold, « cochonner » signifiait abandonner le système de
rentabilité à tout prix qui était le sien.
Mais désormais il est à la recherche dinvestisseurs prêts à se joindre à
lui dans un nouveau secteur : celui
des mines et de lindustrie. Il sagit donc dintéresser ces gens aux
possibilités industrielles et minières du Katanga. Et, cest tout naturellement
dans une région industrielle et minière comme Liège quon va chercher un public
prêt à sy intéresser.
[1] Il est peut-être bon de
rappeler, dailleurs, que le mot « syndicat » a désigné dabord des
ententes PATRONALES, comme le « Syndicat des Houillères » en France,
qui regroupait les patrons charbonniers. En anglais, « syndicate » a
dailleurs gardé ce sens.
[2] Peut-être faut-il faire
une exception à ce sujet pour la
France qui, depuis sa défaite de 1870, était hantée par
lidée de « la Revanche »
et par la question de lAlsace-Lorraine. Malgré cela, pourtant, lidée sy
rencontrait, quoique de façon plus discrète et moins affirmée.
[3] Cela pouvait aller
jusquà laction militaire commune : le monde industrialisé envoya comme
un seul homme ses armées en Chine lors de la Révolte des Boxers. Et, à cette occasion,
« Revanche » ou pas, les Français acceptèrent sans sourciller que
leurs soldats fassent partie dun Corps Expéditionnaire international commandé
par un général… allemand ! Léopold II regretta, paraît-il, beaucoup de ne
pas avoir pu y envoyer de soldats belges !
[4] Paul Hymans (1865-1941),
homme politique libéral, docteur en droit et professeur
à lULB, il a occupé différentes fonctions ministérielles tout au long de sa
carrière. Représentant de Bruxelles de 1900 à 1941, Paul Hymans s'est vite
affirmé comme le leader de la gauche libérale. Professeur puis président du
Conseil d'administration de l'Université libre de Bruxelles (ULB), il a été un
fervent défenseur de l'enseignement laïc et public. Avec de Broqueville et
Vandervelde, il a mené à l'instauration du suffrage universel en Belgique en
1919 et à l'enseignement obligatoire. Il fut un vigoureux défenseur d'un
système d'éducation laïque et publique. Son prestige international lui a permis
de devenir président de la première Assemblée générale de la Société des Nations (SDN)
en 1920. Ses quatre mandats au poste de ministre des Affaires étrangères
(1918-1920, 1924-1925, 1927, 1934-1935) ont fait de lui le principal
représentant de la politique extérieure de la Belgique jusqu'au second
conflit mondial. Membre puis président (1937) de l'Académie Royale de Belgique
et malgré ses nombreuses activités nationales et internationales, Paul Hymans a
publié de nombreux ouvrages d'histoire politique et parlementaire:
[5] Léopold II… page 80
[6] Lon jugea bon, après la réhabilitation de Dreyfus, de proclamer une
amnistie pour les faits y relatifs, exactement comme on le fait au sortir dune
guerre civile. Cest dire combien lon avait été près den déclencher
une !
[7] En ces temps où la connaissance de langlais était peu répandue, Emile
Vandervelde le connaissait.
[8] Duignan et Gann,
"Colonialism in Africa 1870 – 1960,
Volume 5 A Bibliographic Guide » Cambridge University Presse, 1973, ,
page 168
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