21 09 16 – Où va notre Pays aujourd'hui ? Par Kä Mana, Professeur des universités

Par peuple, j’entends nos populations dans la diversité de leurs conditions de vie souvent inquiétantes et dans l’abondance de leurs rêves et de leurs attentes face à l’ordre de gouvernance dans lequel nous vivons tous.  
Ce peuple est depuis un temps pris dans les mailles des luttes politiciennes et dans les turbulences du dialogue ambigu entre tendances  de visions plus ou moins inconciliables. En même temps, il est secoué par le sang qui a coulé le 19 septembre dernier et qui crie de toutes parts pour  des changements de fond dans   le désordre qui caractérise le Congo actuellement.
J’aimerais m’interroger sur le rôle que jouent ces populations dans les prises de position des hommes politiques au cœur du dialogue qui rythme leurs attentes. J’aimerais aussi savoir ce qu’elles espèrent réellement de la gestion politique d’un pays où le sang devient la substance de la conservation du pouvoir aux yeux du monde entier qui se demande où va le Congo et ce qu’il va devenir.
Politique d’en haut et pouvoir d’en bas : le bestiaire d’un pays en folie
Il y a quelques années, sur la lancée des œuvres du Français Jean-François Bayart et du Camerounais Achille Mbembe, il était devenu important de distinguer clairement la sphère de la politique d’en haut de la sphère, plus lourde et plus importante, de la politique d’en bas. Depuis ce temps-là, j’ai toujours cherché à savoir ce que la sphère d’en bas représentait exactement en République Démocratique du Congo, mon pays, par rapport à l’en haut dont j’avais maîtrisé les arcanes en observant la classe politique mobutiste complètement dominée par ce qu’on appelle au Gabon « les éblouissements ». C’est-à-dire : l’art de la politique comme sphère du jouir et de l’apparaître, dans une certaine fringance bête hors des réalités dures et éprouvantes vécues par les populations. Pendant longtemps, j’ai analysé cette fringance zaïroise et elle a toujours semblé sous la domination d’un certain vide de pensée, de sérieux et de solidité pour construire une modernité politique fondée sur les principes de liberté, de démocratie et de droits humains. La fringance cachait ce vide où nageait la classe politique d’en haut.
Du temps de Mobutu, le pouvoir d’en haut était totalement incarné par un homme qui était à la fois le chef d’orchestre politique, le centre de gravité du dispositif de gouvernance et le dispensateur des grâces et des disgrâces, pour reprendre une expression de François Soudan. Plus radicalement, le chef avait la prétention et l’ambition de créer tout le pays à son image, à la vision qu’il avait de lui-même et des populations entièrement soumises à sa volonté. Il jouait le rôle d’un démiurge dans son propre imaginaire. Pour ce faire, il s’était doté d’immenses pouvoirs mystiques et mystificateurs à l’africaine en même temps que de réseaux internationaux de soutien qui le protégeaient de tout danger dans le contexte de la guerre froide. Il avait, grâce à ces appuis, imaginé un système où, pour régner comme l’unique caïman dans la marre de la nation, il fallait faire de ses collaborateurs, proches ou lointains, des êtres sans consistance autre que le dévouement au Maître, sans autre carrure politique que celle de caniches et de chiens de garde.
Les caniches. 
Leur rôle était de se plier aux désirs et aux volontés du Chef dont le totem connu était le léopard. Comme tout caniche, chaque collaborateur devait se courber, se coucher et agiter sa queue à chaque claquement du doigt du Maître des Céans.
Les chiens de garde. 
Dressés comme des bergers allemands pour assurer la pérennité du système mobutiste par la violence, la brutalité, la sauvagerie carnassière, ils surveillaient tout et à tout moment, dan un harcèlement physique et psychique dont le peuple congolais a connu tout le chemin de croix et bu le calice jusqu’à la lie.
Le modèle de la politique d’en haut au temps de Mobutu, c’était ce dispositif d’hommes caniches et de serviteurs chiens de garde, nourris par des habitudes de se laisser gaver par de morceaux de viande que la richesse du chef et du pays pouvait fournir à l’envi. Tout se réduisait, en haut, à cette structure simple : un homme, ses caniches et ses chiens de garde.
C’est cette structure que la classe politique au service de Mobutu masquait par l’exubérance des biens matériels et des éblouissements de parade aux yeux du peuple. Chaque membre de cette classe n’était rien en termes de profondeur et de solidité humaines. Il était un vide de valeur et il le savait. Plus il le savait, plus il cachait sa servilité devant la population en bâtissant autour de lui son propre pouvoir de type mobutiste, dans une pyramide despotique que le pays était devenu, avec une culture de chants et de danses dits révolutionnaires.   
Aujourd’hui, rien n’a changé en profondeur dans la vérité de l’être de hautes sphères du pouvoir qui gouvernent le Congo. L’apparaître est toujours aussi éblouissant tout comme est déroutante l’absence de profondeur et de solidité de l’être chez ceux qui entourent le chef. Le Zaïre et la RDC, c’est la même domination du dérisoire ostentatoire dans la politique d’en haut : pas de volonté de construire un pays vraiment moderne, pas de souci d’une éthique de la concentration sur l’essentiel face au superficiel, pas de désir de donner du pays l’image d’une nation qui a du poids dans les affaires du monde, pas même la moindre ambition d’incarner les règles d’une politique de respect de soi et du respect des valeurs républicaines. Partout en haut de la politique gronde le même système : un homme, ses caniches et ses chiens de garde, avec ce que cela comporte de servilité et de soif du sang pour entretenir la pyramide des éblouissements vides d’être, vides de haute conscience de soi et vides de la volonté de construire un grand pays au cœur de l’Afrique.
Face à cette posture d’en haut, il est arrivé au temps de Mobutu et il arrive en nos temps actuels des moments où certains esprits se sont tournés comme ils se tournent encore maintenant vers l’en bas pour chercher de nouvelles espérances et scruter des possibilités d’une autre politique. Que s’est-il abondamment dévoilé à ces esprits comme sphère de la politique d’en bas ?
Ils ne peuvent pas ne pas découvrir une réalité désolante : une pesanteur étouffante de la politique d’en haut sur l’esprit de la population, comme si l’élite dirigeante avait enfermé le peuple dans une atmosphère où l’on considère les populations soit comme des ânes, soit comme des moutons, soit comme des vaches, soit comme des autruches, purement et simplement.
Ânes. 
J’utilise ici une image pour décrire l’attitude qui empêche que les gens réfléchissent eux-mêmes sur leur situation. On les laisse suivre sans discernement les lignes tracées par les politiciens d’en haut à travers des mots d’ordre, des incantations, des allégeances irrationnelles et des sollicitations cachées derrière de noms pompeux de partis politiques sans idéal correspondant aux normes contenues dans les appellations dont ils s’affublent. Le propre des ânes, c’est d’avancer tout droit, sans regarder ni à gauche ni à droite, surtout si les hommes d’en haut se servent des atavismes ethniques comme loi d’orientation des êtres. Suivre l’en haut devient alors le réflexe d’âne dans la vision politique d’en bas. Il suffit de regarder attentivement les manifestations publiques des partis de la majorité présidentielle ou des partis de l’opposition pour se rendre compte qu’au Congo s’agitent à tout moment des politiques d’ânes au sein des populations.
Moutons. 
L’image désigne l’impossibilité de penser autre chose que ce que pense le leader tribal, surtout quand ce leader prétend défendre les intérêts des siens avec force et fermeté. Il existe aujourd’hui au Congo un esprit alimenté par cette vision politique : il se répand dans tous les domaines de la vie, depuis les instincts de survie communautaire dans les villages jusqu’à l’organisation des mouvements politiques sur la base des identités communautaires, en passant par les entreprises, les universités et toutes les institutions qui comptent tant soit peu dans l’espace public. La politique de moutons a un non : le tribalisme avec toute sa fureur d’identités meurtrières et destructrices.
Vaches. 
Je renvoie ici à l’attitude de troupeaux qui, même en grand nombre, obéissent bizarrement à un ou deux enfants qui n’ont que de petits bâtons en main et qui s’en servent pour conduire ces vaches sur de longues distances ou dans d’immenses pâturages, sans qu’aucune de ces bêtes n’imagine qu’elle a en elle et avec les autres une terrible puissance pour s’imposer à ces petits gardiens et les conduire à aller se faire voir ailleurs, comme dit le langage populaire. La politique vécue selon l’esprit de vaches fait des populations une foule sans conscience de ses forces, incapable de quitter l’ordre de l’instinct animal en vue de se comporter comme une énergie humaine organisée et capable de changer l’ordre des choses.
Autruches. 
L’image est claire : face aux problèmes, on se cache la tête, on ferme les yeux pour ne pas voir l’obstacle et l’affronter.
Tout au long du régime de Mobutu, j’ai vu les Zaïrois d’en bas se comporter politiquement dans leur majorité selon l’ordre des images que je viens d’utiliser. Ils dansaient d’être ainsi réduits à un statut de bêtes, dans une attitude de fond que Mobutu désignait par le terme de complicité entre le chef et son peuple.
La danse mise à part, beaucoup de Congolais d’aujourd’hui se comportent encore comme se  comportaient les Zaïrois du temps de Mobutu : ils vivent la politique comme une complicité entre les politiciens d’en haut et eux-mêmes, dans un jeu qui montre à quel point  l’allégeance sans intelligence est devenue un véritable mode d’être et un véritable style de vie dans notre pays.
En haut comme en bas, l’émergence d’un nouvel esprit politique et d’un nouvel homme congolais             
Une chose a pourtant changé dans notre pays à certains moments cruciaux qui ont fait petit à petit émerger un nouvel homme congolais.
Tout le monde se souvient de l’action de 13 parlementaires qui,  sans armes ni munitions, ont défié Mobutu sur son terrain politique et ont semé chez le peuple congolais le rêve d’un nouveau Congo. Depuis ce temps-là le rêve gonfle au fond de l’inconscient collectif national et creuse les sillons d’une politique d’en bas qui n’est pas une politique d’autruches, ni de vaches,  ni de moutons ni d’ânes, mais une politique d’hommes décidés à êtres des hommes debout.
Tout le monde se souvient de la date du 16 février. Ce jour-là, des chrétiens, déterminés à faire ouvrir de nouveau la Conférence Nationale Souveraine fermée par Mobutu, se mirent debout et affrontèrent la soldatesque du dictateur. Le sang coula et les martyrs de la démocratie creusèrent dans leur mort le sillon d’un nouveau Congo.
Tout le monde a en esprit la lutte de nos compatriotes contre le système de l’AFDL pour obliger Laurent Désiré Kabila à se séparer de ses soutiens étrangers afin d’écouter la voie du peuple qui criait contre les velléités de balkanisation du pays.
Tout le monde a vu comment des hommes et des femmes se sont mobilisés dans nos villes et villages contre le tripatouillage de la Constitution et le projet de casser les avancées de la démocratie au Congo au mois de janvier de cette année. Cette lutte a eu ses martyrs le 19 septembre dernier, grâce non seulement au courage de certains hommes politiques d’en haut qui ont refusé, au nom de la liberté et de la dignité, d’être ou de continuer à être des caniches ou des chiens de garde, mais surtout à la détermination des citoyens d’en bas qui veulent, eux aussi, le Congo de la dignité et de la liberté, hors de tout esprit d’ânes, de moutons, de vaches ou d’autruches.
Nous sommes à un moment de  notre histoire où un esprit nouveau souffle dans les consciences congolaises. Une multitude de nos compatriotes ont compris  que le pays a mieux à faire qu’à développer des attitudes néo-mobutistes qui nous priveraient de l’avenir dont le pays rêve : le Congo de la grandeur africaine et mondiale.
A force d’analyser le sens et l’engagement politique de la sphère sociale d’en bas, je sens que le pays a été, toutes ces dernières années, un vaste champ du recul du mobutisme comme forme d’esprit. Il y émerge peu à peu, aux lents rythmes de profondeur où se construit une autre politique, la dynamique du nouvel homme congolais comme homme du le courage pour le changement. Le long combat du changement va de plus en plus s’intensifier et déborder le champ purement politique pour atteindre le champ le plus fondamental : la transformation de l’homme congolais dans ses structures anthropologiques de fond, le passage de l’homme congolais courbé à l’homme congolais debout.
Comme analyste social et politique, après avoir longtemps vu l’homme congolais courbé sous le poids de la pesanteur mobutiste  et de ses effets sur la politique d’en bas dans notre pays, je vois et je sens maintenant qu’une nouvelle dynamique anthropologique et politique se lève parmi nos population, dans un courage du changement pour transformer le destin du Congo en grande destinée. Il s’agit de quelque chose comme un travail d’enfantement, ou, pour prendre une autre image, quelque chose comme une lente montée  de laves volcaniques invisibles dont l’ébullition commence à donner de premiers signes.
Quels signes ? Il faut être aveugle pour ne pas les voir en continuant à croire que les populations du Congo sont encore complètement dans la mentalité de la foule mobutiste. Il faut être aveugle pour ne pas voir que les choses changent en profondeur et qu’elles risquent d’exploser en surface à plus ou moins brève échéance, sous le poids non seulement du peuple congolais, mais d’une nouvelle dynamique politique d’en haut au service de la nation.
En effet, une situation nouvelle est en train de naître, une nouvelle ère de destinée, un nouvel air du temps dont les grands souffles sont les suivants :
– La libération de la parole au Congo dépasse maintenant celle qui a précédé l’effondrement du système de Mobutu quand le Maréchal avait organisé des séances des rencontres directes avec la population au début de la décennie 1990. En ce temps-là, les gens libéraient leurs émotions, aujourd’hui les gens réfléchissent et proposent des solutions dans la société civile, dans les communautés religieuses et dans les mouvements des jeunes. Ce qui se trame dans toute cette ébullition, c’est l’émergence d’une dynamique politique et anthropologique d’en bas. Elle va aboutir à une conscience nouvelle de la prise en charge des populations par elles-mêmes pour changer le pays, dans une rupture radicale avec les vieilles politiques mobutiste et néo-mobutiste telles qu’elles se sont pratiquées et se pratiquent encore comme système. J’insiste sur ce mot de système. Il désigne une articulation des modes de pensée, des forces de vision et de dynamiques de pratiques sociales qui font corps et structurent tout un monde où politique, économie et culture prennent la direction et le sens que les communautés lui donnent. Le système d’en haut animé par les valeurs, les normes, les perceptions et les pratiques sociales d’en haut a jusqu’ici visé sa propre perpétuation comme modes de vie du chef, de ses caniches et de ces chiens de garde. Un mode des « éblouissements » au service desquels tout tourne : les institutions financières et sécuritaires, les structures éducatives et leurs chemins de réussite dans la société. La nouvelle parole de nos populations remet en cause toute « la culture des éblouissements » et indique la voie du travail de changement comme le chemin pour construire un Congo nouveau.
–  Aujourd’hui, la politique d’en haut n’est plus écoutée. Ses Héraults suscitent rires et sarcasmes. Ses propositions sont soumises au doute et ses rêves ne font rêver personne. Comme volonté et comme représentation, elle n’offre plus l’avenir au peuple. Même sa force militaire et ses rassemblements populaires laissent les populations indifférentes, comme s’il s’agissait d’un vieux navire qui prend l’eau de partout. Le nombre de personnes qui quittent ce bateau prend des allures d’un glas qui sonne pour tout le système. Ceux qui quittent le navire proposent de nouvelles voies d’avenir et leurs propositions commencent à intéresser les nouvelles générations tournées vers l’avenir. Le Congo d’une nouvelle volonté et d’une nouvelle représentation de lui-même prend corps et s’élance, même au prix du sang. Il ne faut pas être devin pour voir que l’ancien Congo n’est plus vraiment gouverné et que ce qui vient comme nouveau Congo est en train de prendre forme. Le vieux monde s’en va, le nouveau monde nous appelle, nous populations et peuples du Congo.
– Ce dont il s’agit au fond, c’est d’un nouvel imaginaire en gestation. Là où régnait la peur brillent de nouvelles utopies. Là où le sol était solide, tout craque. L’imaginaire du nouvel homme congolais veut de nouvelles institutions où il puisse faire rayonner son génie. On dirait que le Congo a enfin entendu la parole de Barack Obama au Ghana : l’Afrique n’a pas besoin d’hommes providentiels, elle a besoin d’institutions solides. Le projet de l’avenir, c’est de faire émerger ces institutions solides afin qu’émergent enfin des Congolais solides : un peuple de génie.
En êtes-vous sûr ? m’a demandé un jeune homme à qui je faisais part de mon analyse de la situation aujourd’hui. Êtes-vous sûr que l’avenir annone vraiment autre chose que des explosions sociales et des conflagrations meurtrières : du sang, du sang, toujours du sang ?
J’ai répondu :
– Les explosions et les conflagrations, la politique congolaise d’en bas les connaît comme signes de temps : signes de temps apocalyptiques comme signes de nouvelles espérances. Nous sommes sortis de l’apocalypse mobutiste. Nous sortirons d’autres apocalypses, aujourd’hui ou demain. Tous les nuages qui s’accumulent sous le ciel congolais peuvent devenir des orages destructeurs pour que naisse une autre destinée. Mais ils peuvent aussi tomber sur nos têtes sous forme de pluie tendre, en attendant un soleil radieux. L’essentiel est que notre sol soit fertilisé. 
– Par le sang ou par la rosée ?
– Ces deux possibilités se dessinent à l’horizon pas très lointain de l’engagement de l’homme congolais pour construire son avenir. Tout dépend de la sagesse des sages ou de la folie des fous.
– Votre prédiction ?
– Je ne suis pas un devin. Je veux que triomphe la sagesse des sages et que les germes de l’actuelle politique d’en bas fertilisent une nouvelle politique d’en haut, par la force de nos espérances. Sur cette voie, le Congo n’est pas seule, tous ceux qui croient en notre pays pourront aider le nouveau peuple du Congo à construire un avenir lumineux.
– C’est votre dernier mot ?
– Oui : un avenir lumineux.

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