Bulletin de la Société de Géographie d’Anvers, années 1881 — 1884 et 1889/90

Les Belges,
disons-le carrément, envoient sa Majesté sur les roses et sont, dans l’ensemble,
hostiles à ces plans coloniaux. Mais, il faut bien le dire, si le Roi des
Belges a le sens de la grandeur, s’il sait impressionner et faire des gestes
spectaculaires quand il le juge utile, il sait aussi dissimuler, ruminer ses
plans sans rien en dire, avancer ses pions en douce… Bref, le coup sournois ne
lui est pas du tout étranger… Les Belges seront tous surpris, en 1885,
d’apprendre que leur Roi sollicite du Parlement la permission de devenir
également Souverain d’un Etat situé en plein cœur de l’Afrique.

Il faut dire
que ses ambitions coloniales se sont avancées, dès le départ, à l’abri d’un
épais rideau de fumée scientifique et humanitaire. Dans la seconde moitié du
XIX ° siècle, la géographie était à la mode, et c’était une véritable passion.
Il en allait de même pour le « tourisme » (le mot était alors
nouveau). Les récits de voyage des explorateurs faisaient « un
tabac » dans les librairies. Certes, les voyageurs écrivaient pour
consigner et communiquer leurs observations, mais ils savaient aussi fort bien
que le public était curieux de leurs aventures et que cela rapportait de
l’argent[1] !

Dans la
littérature de fiction, même, on lit avec passion le récit de voyages
extraordinaires, comme ceux des héros de Jules Vernes. Et celui-ci, d’ailleurs,
commence la série de ses « Voyages
Extraordinaires
 » avec « Cinq
Semaines en Ballon
 » où l’aérostat va permettre à ses héros, en survolant
l’Afrique, de découvrir les sources du Nil et d’assister d’en haut à des
batailles entre cannibales. Il se créa une sorte de fantastique vertige du
vide: "taches blanches",
"terra incognita", "Dark Continent" et "terres
vacantes".

Voici ce que le
géographe Elisée RECLUS disait de cet engouement géographique:

  « Il se manifeste depuis quelque temps une véritable ferveur dans les
sentiments d'amour qui rattachent les hommes d'art et de science à la nature.
Les voyageurs se répandent en essaims dans toutes les contrées d'un accès
facile, remarquables par la beauté de leurs sites ou le charme de leur climat.
Des légions de peintres, de dessinateurs, de photographes, parcourent le monde
des bords du Yang-Tse Kiang à ceux du fleuve des Amazones ; ils étudient
la terre, la mer, les forêts sous leurs aspects les plus variés ; ils nous
révèlent toutes les magnificences de la planète que nous habitons, et grâce à
leur fréquentation de plus en plus intime avec la nature, grâce aux œuvres
 d'art rapportées de ces innombrables voyages, tous les hommes cultivés
peuvent maintenant se rendre compte des traits et de la physionomie des
diverses contrées du globe. Moins nombreux que les artistes, mais plus utiles
encore dans leur travail d'exploration, les savants se sont aussi faits nomades,
et la terre entière leur sert de cabinet d'étude : c'est en voyageant des
Andes à l'Altaï que Humboldt
 a composé ses admirables Tableaux
de la nature, dédiées, comme il le dit lui-même, à "ceux qui, par amour de
la liberté, ont pu s'arracher aux vagues tempétueuses de la vie… La foule
des artistes, des savants et de tous ceux qui, sans prétendre à l'art ni à la
science, veulent simplement se restaurer dans la libre nature, se dirige
surtout vers les régions de montagnes. Chaque année, dès que la saison permet
aux voyageurs de visiter les hautes vallées et de s'aventurer sur les pics, des
milliers et des milliers d'habitants des plaines accourent vers les parties des
Pyrénées et des Alpes les plus célèbres par leur beauté ; la plupart
viennent, il est vrai, pour obéir à la mode, par désœuvrement ou par vanité,
mais les initiateurs du mouvement sont ceux qu'attire l'amour des montagnes
elles-mêmes, et pour qui l'escalade des rochers est une véritable volupté.
 »

 

Rien n’était
donc plus simple, pour Léopold II, que de paraître céder, lui aussi, à la mode
et se passionner pour la géographie, les voyages lointains et l’exploration des
taches blanches de la carte du globe, notamment sur le « Continent
Ténébreux » : l’Afrique. C’est en effet dans cette direction, il en a
acquis la conviction, qu’il doit chercher des terres
« colonisables ». Et le dernière « vedette médiatique » (le
mot est anachronique, mais il n’est pas trop fort…) c’est Henri Morton Stanley

.  Stanley,
pour les raisons « littéraires » (et commerciales) décrites plus
haut, semble avoir voulu faire croire à ses lecteurs qu'il lui était arrivé une
aventure analogue à celle de Christophe Colomb partant pour les Indes et
arrivant en Amérique. L'intérêt – bien entendu purement noble et scientifique –
de son voyage qui lui fit traverser l'Afrique d'Est en Ouest aurait résidé dans
une tentative pour savoir si le Lualaba (cours supérieur du Congo) pouvait être
le Nil (après les ténèbres, la légende dorée des Pharaons !). Mais
contrairement à Colomb, il ne partait pas vers l'inconnu : il utilisa des
guides arabisés qui non seulement connaissaient, mais contrôlaient le pays
pratiquement jusqu'à ce qui est aujourd'hui Kisangani… Et il ne pouvait
ignorer le récit de Cameron qui avait traversé le Lualaba et donné un
renseignement primordial: le point le plus septentrional connu (par les Blancs)
du cours du Lualaba était déjà plus bas que le point le plus méridional connu
du cours du Nil! Pour avoir le but qu’il lui assigne, son voyage aurait dû être
basé sur l’idée que l’eau peut remonter les pentes. Bref, en jouant les
géographes désintéressés, Stanley se foutait du monde.

  

En 1876,
Léopold II a suivi les voyages de
Stanley. Il l’a rencontré (sans résultat car Stanley voudrait offrir ses
découvertes à l’Angleterre), puis a eu vent de ce que l’Angleterre a dit
« ne pas être intéressée » par les régions qu’il a traversées. Alors,
il convoque une Conférence Internationale de Géographie à Bruxelles. Pour
recevoir ses invités qui sont, objectivement, le gratin des géographes et des
explorateurs, avec des personnalités aussi éminentes que Schweinfurth
(Allemagne), Cameron (Grande-Bretagne), le vice-amiral de La Roncière de Noury (France),
il met en œuvre tout le décorum dont peut disposer un roi : réceptions au
Palais de Bruxelles, garde d’honneur militaire, petites attentions et grosses
flatteries…

A l’issue de cette conférence, on fonde l’Association
Internationale Africaine (AIA), dont les deux buts principaux sont: l’ouverture
du centre de l’Afrique à la civilisation et l’abolition de la traite des Noirs.
Léopold donne de lui une image de civilisateur qui prend son rôle très au
sérieux et qui ouvre, à ses frais, l’Afrique centrale à la civilisation. Il dit
que ce qu’il veut y faire est avant tout une œuvre de type humanitaire. Il
apparaît comme une personne généreuse et préoccupée par le bien-être des
autres. L'AIA doit fonder des postes en Afrique centrale, qui seront un appui
pour les scientifiques et les voyageurs, ainsi que pour les missionnaires de
toutes confessions. L’esprit est résolument celui que je décrivais plus haut
comme typique du XIX° siècle : optimiste et scientifique, voulant ouvrir
l’Afrique au Commerce, au Progrès, à la Science et à la Civilisation… Bref,
le Roi des Belges a une marotte, la philanthropie. Tout cela fait plutôt
gentil !

 

Dans la foulée
de ce grand enthousiasme un peu échevelé pour la géographie, vont se produire
deux faits durables.

La Géographie elle-même
va se constituer en science distincte et autonome. Les universités auront
désormais une faculté de Géographie et délivreront des licences spécialisées à
ceux qui en suivront avec fruit l’enseignement. Il y aura donc désormais, officiellement,
des géographes de profession.

Simultanément,
alors même que le premier « géographe officiellement garanti » ne
soit sorti d’une université, les
passionnés vont se regrouper en « Sociétés
de Géographie
 », locales ou nationales. S’y retrouvaient  simples curieux, de véritables dilettantes,
aimant vraiment cela, ou poussant simplement le snobisme jusqu’à vouloir
afficher une passion qui était à la mode, des gens ayant des intérêts dans le
commerce au long cours, qui en espéraient de bons « tuyaux » pour
leurs exportations, et quelques spécialistes des domaines scientifiques dont la
Géographie était en train de se détacher : géomètres, ingénieurs, mathématiciens,
géologues et militaires (ceux-ci ayant une formation en maths – surtout dans l’artillerie
et le génie – et une expérience de la cartographie)

 

Même si la mode
était à la Géographie dans l’Europe entière et si Léopold II profita de ce
courant sans l’avoir créé, il vit bien sûr d’un fort bon œil se constituer ces
sociétés qui ne pouvaient que contribuer
à répandre l’intérêt pour les lieux exotiques (de préférence colonisables) et
donc pour le Congo. Les encouragements royaux furent plus moraux que
substantiels, car Léopold II était alors dans la période de « vaches
maigres » où il dépensa tout son héritage personnel. Le Congo ne commença
à lui rapporter gros que vers 1892, après la mise en place de sa Nouvelle
Politique Economique (dite aussi du « caoutchouc rouge »).

Mais la
certitude d’être « bien vu au Palais » si l’on partageait la marotte
du Roi suffit à attirer dans les « Sociétés de Géographie » le gratin
de toutes les villes… et toute la bourgeoisie désireuse de fréquenter cette
haute société. Fréquenter la haute société locale et jouir de la bienveillance
du Roi, que demander de plus ?

Ce n’est en
tous cas certainement pas par hasard que la « Société de Géographie d’Anvers » fut fondée en 1876, l’année
de la Conférence Internationale de Géographie à Bruxelles.

Dans les
Bulletins de cette société, nous verrons l’idée « congolaise » se
frayer un chemin peu à de 1882 à 1884, avant le coup de théâtre de 1885 :
Léopold II devenait le Souverain de l’Etat Indépendant du Congo.

 

L’opinion, vers
1890, commençait à s’intéresser davantage au Congo. Elle éprouvait quelque
fierté à voir ce que des Belges réalisaient en Afrique centrale, et à entendre
l’étranger saluer une œuvre qui, par tout le monde, était qualifiée de «
belge ». Un manuel français précise en note, à propos de l’Etat
Indépendant du Congo que celui-ci « est
en réalité une colonie belge, propriété du Roi Léopold II
 ». Fait plus
important aux yeux de beaucoup, des capitaux et des entreprises commençaient à
prendre le chemin du Congo. On se demandait si en fin de compte, malgré ce que
disaient les pessimistes, le Congo, une fois surmontées ses difficultés, ne
pourrait pas devenir une colonie profitable.

 

Le Roi avait
alors exprimé son « credo » personnel dans une lettre à Auguste Beernaert, qui est connue surtout
parce que Léopold y annonce qu’il a légué le Congo à la Belgique. Il y réaffirme
« l’immense valeur du Congo », alors qu’il vient de passer à deux
doigts de la banqueroute:

Un moment
envisagée, la reprise est une éventualité dont on ne parle même plus dans le
pays. Léopold II, considère-t-on, a réussi, le mieux est donc de le laisser
poursuivre son œuvre. C’est ce que disait Woeste, par exemple, qui avait été
l’allié efficace du Roi dans la lutte contre le projet de reprise de
1901 : « Le Congo ayant à sa
tête un prince colonisateur qui a donné
des preuves exceptionnelles d’habileté, d’énergie et d’esprit de décision, il
est de notre devoir de lui laisser achever son œuvre triomphante, de ne pas lui
disputer des rênes qu’il tient avec une maestria incomparable
 »

Tel était déjà
en 1901, au moment où Woeste prononçait ces paroles, le sentiment dominant dans
l’opinion. Dans les années qui suivent, ce sont des choses que l’on ne dit même
plus, tant on considère qu’elles vont de soi. Pendant longtemps, donc,
jusqu’aux premières années du XX° siècle, les Belges furent persuadés que
l’œuvre africaine de leur Roi était chose « globalement positive ».

Certes, on
s’était parfois battu, mais cela s’expliquait par la nécessité de « lutter contre l’esclavagisme arabe »
et par « la férocité native des
indigènes
 »… Pour y voir des « horreurs », il fallait la
jalousie et la mauvaise foi des « marchands de Liverpool », que l’on
croyait deviner derrière les campagnes humanitaires anglaises, ils admettaient
donc qu’il devait se passer parfois, dans l’EIC, des choses d’une certaine
brutalité, mais le brouillard humanitaire dont s’enveloppait la colonisation
permettait d’y voir un « mal nécessaire », pour hisser les indigènes,
à la force du poignet, au-dessus d’eux-mêmes, vers un plus haut niveau de
civilisation…

 

La
politique du « caoutchouc rouge,
elle, fut élaborée et pise en place de 1890 à 1892. Et l’on verra, dans le recueil
des Bulletins de 1894 qu’Emile Banning, autrefois membre de l’Administration de
l’EIC, n’est plus cité que comme Chef de Service au Ministère des Affaires
Etrangères. Il avait osé critique le Nouvelle Politique Economique de Léopold II[2].

Pourtant, à
partir de là et d’une manière croissante, des critiques vont se faire entendre.

 

Examinant le
contexte dans lequel fut élaborée la « Charte coloniale », Jean
Stengers remarque que si, du projet initial de 1901 au texte adopté en 1908, il
y a des différences aussi considérables, cela est dû à ce que « un changement radical s’était opéré dans la
manière de juger l’Etat Indépendant. On admirait l’Etat Indépendant en 1901, on
considérait son organisation autoritaire comme utile et bienfaisante… En
1908, les critiques étaient nées, et la défiance : on voulait, on exigeait
un régime nouveau, rompant avec l’ancien…
 »

 

 



[1] Il faut d’ailleurs en tenir compte lorsqu’on veut apprécier les propos
des explorateurs sur la férocité, la barbarie, les coutumes étranges de ceux
qu’ils ont rencontrés. Il faut des risques, dans une aventure, et si possible
un risque spectaculaire et terrible. Ils avaient conscience des attentes de
leur public qui voulait des péripéties, de l’exotisme et de l’étonnant. Cette
remarque vaut même pour les récits missionnaires, ou pour les publications des
campagnes humanitaires !

[2] Le Roi se réservait, en fait, un monopole personnel, en vertu du
pouvoir absolu que détenait le Souverain de l’EIC. Dans un état absolu, le
souverain et l’état, c’est tout comme. Les textes toutefois étaient formels: il
s’agissait bien d’un monopole d’état, et donc, si l’EIC changeait de forme –
par exemple si Léopold décédait subitement, et que la Belgique en héritait par
testament – ce monopole appartiendrait bien à l’état, non aux héritiers de
Léopold.[2] C’était une
position presque hérétique dans une époque libérale.
A partir de 1890, plusieurs décrets stipuleront
le partage du Congo en deux zones pour l’acquisition de l’ivoire : la première
était destinée aux sociétés privées et la deuxième, bien plus vaste, était
considérée comme le domaine privé du roi. La politique domaniale du Roi, ne
pouvait prétendre que par des sophismes respecter la liberté du commerce.

Links:

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.