26 12 17 le Monde Afrique – RDC : « Le régime Kabila organise le chaos pour ne pas préparer les élections »
Ce document de près de 100 pages contient les résultats des enquêtes menées auprès de 64 réfugiés congolais vivant en Angola, rescapés des attaques perpétrées entre mars et juillet dans une dizaine de villages du territoire de Kamonia, dans le Kasaï.
Là, des atrocités de grande ampleur (tueries, viols et incendies des domiciles, des écoles et des hôpitaux) ont été commises par des agents de lEtat, en complicité avec une milice locale. La FIDH qualifie ces atrocités de crimes contre lhumanité commis « au service dun chaos organisé ». Un chaos organisé au Kasaï et dans dautres régions du pays, dont lobjectif serait de retarder le cycle électoral.
La FIDH plaide pour louverture dune enquête indépendante en vue de sanctionner les responsables.
Entretien avec Paul Nsapu, le secrétaire général de la FIDH et président du Groupe Lotus, lune des trois organisations congolaises qui ont coréalisé lenquête.
Vous révélez que les crimes perpétrés au Kasaï ont été commis au service dun « chaos organisé ». Comment lexpliquez-vous ?
Paul Nsapu – Après ses deux mandats constitutionnels, Joseph Kabila, par son comportement personnel et celui de son gouvernement, ne laisse pas le moindre doute sur sa volonté de se maintenir par tous les moyens au pouvoir. Ceci alors que son régime est aujourdhui illégal et illégitime. Nous parlons de « chaos organisé » parce que le président Kabila et les membres de son régime ont entretenu ou créé des foyers dinsécurité dans plusieurs régions du pays : dans le bourbier de lIturi, à Béni, au Bas-Congo ou dans le Nord-Katanga, où les tensions entre Pygmées et Bantous continuent dêtre attisées.
Cette stratégie atteint même Kinshasa, où des libertés fondamentales comme le droit de manifester sont refusées aux opposants politiques et à la société civile. Des attaques comme celle de la prison centrale ou du marché central de Kinshasa sont utilisées dans lintention de discréditer et daccuser lopposition politique. Tous ces troubles sont entretenus par le régime à travers un discours de stigmatisation des opposants, des défenseurs des droits de lhomme, des militants pro démocratie. Cest cette même stratégie qui est déployée pour les régions du Kasaï.
Tirant parti dun conflit de succession au sein du pouvoir traditionnel, le régime en a profité pour non seulement assassiner le chef Kamwina Nsapu, mais aussi pour créer un climat dinsécurité, de stigmatisation des ethnies luba, qui ont abouti à des violations massives des droits de lhomme et à des massacres de populations. Dans plusieurs régions de la RDC, le régime Kabila organise la déstabilisation pour ne pas préparer et organiser des élections libres et transparentes, apaisées, par lesquelles il doit laisser le pouvoir à travers une alternance démocratique. Depuis deux ans, nous observons un glissement politique vers un « chaos organisé » et des stratagèmes visant à éviter les élections.
Dans le cas de Kamonia, au Kasaï, le régime a recouru à larmée, aux services de sécurité ainsi quaux supplétifs des milices Bana Mura, qui se sont livrés à des atrocités sur les populations civiles. Cette milice a été préparée, organisée et assistée par le responsable des services de sécurité, le responsable de larmée au niveau local et provincial, ainsi que par les chefs coutumiers placés à la tête des entités territoriales par des responsables politiques et administratifs tous membres et soutiens inconditionnels de la majorité présidentielle.
A travers les témoignages des rescapés qui sont parmi les réfugiés et ceux des fonctionnaires qui avaient aussi fui à Lunda Norte, en Angola, nous avons enquêté et compris comment Kinshasa a pu influer dans la préparation, lorganisation et la perpétration des massacres décrits dans notre rapport et dont les populations lubaphones au Kasaï ont été les victimes.
Les atrocités enregistrées sont-elles dune ampleur suffisamment grave pour être qualifiées de crimes contre lhumanité ?
Tout à fait. Les 64 témoignages accablants que nous avons recueillis auprès de rescapés de Kamonia parlent de crimes extrêmement graves : des crimes de masse, népargnant ni les femmes, ni les enfants. Elles parlent de tortures, dexécutions sommaires, dincendies de villages presque entiers avec leurs habitants. Laccumulation des témoignages montre comment des églises ou des hôpitaux où de simples civils sétaient réfugiés ont été ciblés et comment leurs occupants ont été brûlés vifs, violés, massacrés. Lattaque de lhôpital de Cinq a fait plus dune centaine de morts, dont des femmes enceintes. De nombreux villages ont été rayés de la carte, comme Djiboko ou Kamako.
Fait important, les témoignages nétaient pas seulement ceux des rescapés luba. Nous avons aussi interviewé des agents de la Direction générale des migrations (DGM) et dautres services qui avaient eux aussi fui en Angola ; ces agents nous ont dévoilé la manière dont les réunions préparatoires avaient été organisées. Les victimes nous disaient que les gens qui les avaient massacrés étaient leurs voisins, avec qui ils vivaient auparavant. Beaucoup ont reconnu leurs bourreaux, qui leur demandaient de partir tout en les massacrant. Beaucoup de rescapés avaient des stigmates, des amputations graves, des cicatrices encore fraîches.
On peut voir quelques images dans notre rapport montrant notamment, hélas, que les enfants furent aussi ciblés. De très nombreuses personnes ont perdu plus de la moitié des membres de leur famille. Les chiffres qui circulent sur le nombre de morts depuis le début du conflit au Kasaï sont probablement sous-estimés. Dans le nord de lAngola, nous avons seulement pu recueillir des témoignages en provenance de la Kamonia, mais daprès les agents de lÉtat qui avaient fui les violences des Kamwina Nsapu, des massacres similaires ont été commis ailleurs et à large échelle.
Vous accusez les forces de défense et de sécurité dêtre auteurs de ces violations en complicité avec des miliciens Bana Mura. Qui sont ces derniers ?
Les Bana Mura sont des milices recrutées par des responsables politiques ou administratifs à Kamonia et sous la protection des responsables militaires et policiers. Ils ont été préparés et armés pour sattaquer aux ethnies luba de ces villages. Ces éléments Bana Mura sont recrutés dans les autres ethnies : Pende, Tchokwe, Tétéla, qui sont des tribus du Kasaï qui vivaient pacifiquement aux côtés des Luba.
Telles quelles nous ont été racontées, on retrouvait dans lorganisation de ces réunions des responsables politiques de la majorité présidentielle originaires de ces trois tribus, des chefs coutumiers locaux, des agents des forces de lordre et de la sécurité, ainsi que des responsables de larmée et de la police. Ils ont assisté, encadré les membres de ces milices dans la perpétration des massacres des lubaphones. Tous ces responsables faisaient des rapports à leur hiérarchie, et ceci mène non seulement au plus haut niveau provincial, mais aussi à Kinshasa.
Les anciens fonctionnaires que nous avons interviewés en Angola nous ont dit avoir vu venir ces massacres et avoir fait des rapports à leurs chefs. Ils ont vu louragan arriver. Des responsables des hôpitaux ont appelé au secours auprès des autorités de la province, et notamment auprès du gouverneur de la province du Kasaï. Or ce dernier leur a répondu quil était dans limpossibilité de leur venir au secours. Avant dattaquer, les milices ont évacué les membres de leurs familles puis sont revenues dans les villages sattaquer aux Luba.
Comment expliquez-vous que des agents de lEtat puissent commettre des crimes contre leurs propres concitoyens ?
Parce quon leur a demandé de le faire ! Et il y a eu un discours de xénophobie et de stigmatisation véhiculé par les originaires des trois tribus, bien positionnés dans les arcanes du pouvoir, et tous membres de la majorité présidentielle. Toutes ces personnes ont agi et manipulé ces Bana Mura présentant les lubaphones comme mettant en péril les institutions, et soutenant lopposition et les Kamwina Nsapu. Ces derniers prenaient pour cibles les agents, symboles et infrastructures de lÉtat, et ont commis des crimes graves, mais leur cible nétait pas les populations civiles. En retour, la répression, elle, a délibérément attaqué les populations civiles.
Ce nest pas le premier rapport sur les violences au Kasaï. Espérez-vous que le vôtre puisse changer la donne ?
Lampleur et la gravité de ces crimes contre lhumanité sont telles quil faudra dautres enquêtes pour permettre dinventorier toutes les violations graves commises dans le Kasaï. Il revient aux institutions nationales dabord, internationales ensuite, de simpliquer pour que des poursuites judiciaires soient lancées contre les auteurs des crimes et ceux qui les ont planifiés et qui en sont les auteurs intellectuels.
De notre côté, nous avons répertorié une cinquantaine dauteurs de ces crimes. Notre rapport donne une indication de limportance quaccordent les victimes à une action judiciaire, et nous essaierons de les accompagner dans leur quête de justice, comme nous avons pu le faire dans dautres pays, par exemple au Mali ou en Guinée. Etant donné que la justice congolaise nest nullement indépendante, il reviendra à la justice internationale de prendre ses responsabilités.
Propos recueillis par Claude Muhindo Sengenya