08 02 18 Le Monde Afrique – Le maintien de la paix, version ONU : radiographie dune impuissance
En matière de maintien de la paix, les Nations unies sont maintenant au pied du mur. Lors de la réunion de lAssemblée générale de lONU en septembre, ladministration américaine – son principal bailleur de fonds – a annoncé la réduction de sa contribution de 1,3 milliard de dollars (1,1 milliard deuros) et a défini une nouvelle politique par la voix du vice-président Mike Pence : « En bref, quand une mission sera couronnée de succès, nous y mettrons un terme. Si elle natteint pas les objectifs fixés, nous la remanierons. Et si une opération se solde par des échecs répétés, nous y mettrons un terme. »
Avec un budget de 7,8 milliards de dollars et 15 missions qui semblent sans fin, lONU est mise en demeure de réduire le nombre de casques bleus qui émargent à son budget, quelque 95 000 aujourdhui.
Evidemment, vue dAfrique, cette nouvelle approche peut sembler dangereuse et même contre-productive au moment où tous les signes précurseurs dun nouveau conflit sont réunis en République démocratique du Congo (RDC) – le président Joseph Kabila espère rester au pouvoir en repoussant les élections dune année à lautre –, où la Centrafrique se désagrège lentement mais sûrement et où les accords de paix pour régler les conflits malien et sud-soudanais ne sont toujours pas appliqués deux ans après leur signature.
Mais ce paradoxe nest quapparent. En effet, dans les couloirs des Nations unies à New York, dans les chancelleries occidentales et sur le terrain en Afrique, personne ne croit que les casques bleus vont empêcher un nouvel embrasement de la RDC, désarmer les groupes armés en Centrafrique et imposer lapplication des accords de paix au Mali et au Sud-Soudan. La raison en est simple : depuis plus de dix ans, les Nations unies sont à la résolution des conflits ce que lhoméopathie est au cancer.
De la résolution de conflit à la stabilisation-enlisement
Plus la machine onusienne de maintien de la paix se professionnalise avec un département dédié (le Département des opérations de maintien de la paix, DOMP, dirigé depuis vingt ans par un représentant français), plus les missions senlisent et perdent leur sens. En Afrique, les derniers succès du maintien de la paix remontent au début du siècle : Sierra Leone, Liberia, Burundi. De ce fait, les cadres du DOMP ont intériorisé lidée que les missions de maintien de la paix ne sont plus déployées pour résoudre les conflits mais pour les « stabiliser ». Définie dans les couloirs du Conseil de sécurité par la protection des civils et le rétablissement de lautorité de lEtat, cette soi-disant stabilisation est, en réalité, synonyme denlisement sur le terrain.
Erigée en priorité numéro un des missions de maintien de la paix après Srebrenica (en 1995) et le génocide rwandais (1994), la protection des civils reste un objectif illusoire – faute dêtre partagé par les pays fournisseurs de casques bleus. En 2014, le responsable de la Monusco en RDC a dû sexcuser publiquement de la passivité des casques bleus lors du massacre de Mutarule. Au Soudan du Sud, un rapport denquête de lONU sur les violences de juillet 2016 à Juba a mis en évidence le refus des casques bleus de répondre aux appels à laide. En Centrafrique, au moins une enquête interne est en cours sur le comportement des casques bleus lors dun massacre récent.
Malgré lampleur des violences contre les populations réfugiées à proximité ou dans les bases de lONU au Soudan du Sud, les quinze membres du Conseil de sécurité ne sont pas parvenus à un consensus lors du vote de la résolution créant une force de protection en 2016. Alors que la protection des civils est vue comme une politique humaniste par une partie des membres du Conseil de sécurité, elle est perçue comme une dangereuse lubie antigouvernementale par lautre partie (en particulier la Russie et la Chine).
Rétablir un Etat… qui nexiste pas
La seconde priorité des missions « de stabilisation » – trois missions de maintien de la paix sont officiellement nommées ainsi en Afrique : Mali, Centrafrique et RDC – est le rétablissement de lautorité de lEtat. Cette formule à la résonance prétorienne veut simplement dire que les territoires du pays concerné doivent être administrés par les représentants de lEtat et non par des groupes armés.
Outre le fait quelle entretienne la confusion pratique entre Etat et gouvernement, cette formule escamote quelques réalités politico-historiques : le gouvernement central a-t-il jamais dirigé ces territoires ? En a-t-il seulement les moyens ? Est-il accepté par les populations ? Sinon, pourquoi ?
Les missions de stabilisation sont mandatées par le Conseil de sécurité pour rétablir une autorité de lEtat dans des régions (lEst congolais, le nord du Mali et de la Centrafrique) où cette absence dautorité est le résultat dune longue absence de légitimité. Des élections financées et organisées à la va-vite par la communauté internationale sont censées combler, en quelques semaines, ce déficit historique. Les problèmes existentiels de ces pays qui durent depuis lindépendance sont poliment ignorés dans lenceinte onusienne, où le principe cardinal est la souveraineté des Etats, quel que soit leur degré dexistence réelle.
Des missions par qui le scandale arrive
En senlisant, les missions font plus partie du problème que de la solution. Leur gouvernance se révèle problématique. Dune part, elles deviennent des machines à scandales et perdent leur crédibilité. En zone de guerre, le temps contribue à lenracinement des mauvaises habitudes et à la consolidation des intérêts, y compris de ceux des casques bleus. A New York, les missions de maintien de la paix sont celles par qui le scandale arrive : information biaisée et dissimulée sur les crimes au Darfour (Minuad), refus de protéger les civils au Soudan du Sud (Minuss) et trafics et abus sexuels en Centrafrique et au Congo (Monusco et Minusca).
Une rapide recherche sur Internet montre que les missions de maintien de la paix défraient plus la chronique pour leurs abus sexuels que pour avoir rétabli la paix. A ce titre, la Monusco détient le record : sur un total de 2 000 accusations dabus sexuels portées contre les casques depuis douze ans, 700 proviennent du Congo. Loin dêtre inconnus des populations et du gouvernement, les dérapages des casques bleus contribuent à leur discrédit local et offrent un intéressant levier de chantage. Comme le DOMP est la machine à scandales de lONU, on se demande pourquoi la diplomatie française y tient tant.
Dautre part, malgré les promesses quelles claironnent, les missions finissent par ne plus être un acteur de changement mais de conservation. Depuis 1999, les Nations unies ont dépensé 15 milliards de dollars dans une mission de maintien de la paix en RDC sans parvenir à neutraliser les groupes armés et à démocratiser le régime. Leur leadership penche presque toujours du côté du pouvoir en place et leur neutralité est vite compromise par de petits arrangements.
Au Mali, en RDC et en Centrafrique, les missions ont pour mandat dappuyer les efforts de gouvernements dont elles taisent la corruption pour conserver leur bienveillance et éviter que ces gouvernements déclarent persona non grata le personnel de lONU. Ces missions fournissent à ces gouvernements une protection et une légitimité de façade dont ils usent et abusent contre leur population. En RDC, par exemple, la Monusco a fourni un soutien logistique et militaire à une armée qui sillustre par ses violations des droits de lhomme. A la fin du mois de septembre 2017, elle a une fois de plus servi dauxiliaire de larmée congolaise contre les miliciens maï-maï à Uvira.
Incapables de régler les conflits, les missions de maintien de la paix se contentent dorénavant de les accompagner dans la durée. Les membres du Conseil de sécurité nont ni le courage de voter le désengagement (à cause dun précédent tragique : le génocide rwandais) ni le courage de leur accorder les moyens nécessaires et définir une vraie stratégie de résolution de conflit. Ce quon appelle pompeusement une « solution politique ». Pour éviter de faire des arbitrages difficiles, ils optent pour un consensus négatif (le ni… ni…) autour dune « politique de paix » quils savent pertinemment inefficace pour au moins trois raisons.
Le triple secret de linefficacité des missions de maintien de la paix
1. Limpuissance militaire
Les missions de maintien de la paix nont pas de force militaire. Les 95 000 casques bleus ont toutes les apparences dune armée (uniformes, armes, véhicules et hélicoptères de combat et maintenant des drones de surveillance), mais ils ne sont pas une armée. Il ny a pas une chaîne de commandement mais au moins deux (le Force Commander de la mission et la capitale du pays contributeur de troupes), et surtout combattre (ou prendre le risque de combattre) est parfois totalement exclu de la mission.
Dans le cadre des négociations discrètes entre lONU et les pays contributeurs de troupes, certains dentre eux négocient âprement le périmètre de leur mission et en excluent parfois lusage de la force prévu pourtant par le chapitre VII de la charte des Nations unies. Le retrait des casques bleus japonais de la Minuss et le scandale politique interne qui a suivi correspondaient à ce type de restrictions demploi négociées secrètement.
Cette différence entre lapparence et la réalité des casques bleus est au cœur de lincompréhension (et du ressentiment) entre lONU et les populations qui ne comprennent pas pourquoi des milliers dhommes en uniformes déployés avec des moyens de combat ne combattent pas. Cette différence entre lendroit et lenvers des casques bleus relativise largument selon lequel le principal problème du maintien de la paix serait quantitatif, à savoir le manque de troupes. A quoi servirait-il daugmenter troupes, matériel et budget si un accord secret interdit de sen servir ?
2. Labsence de stratégie
Dans de nombreux cas, les missions de maintien de la paix nont tout simplement pas de stratégie de résolution du conflit. Elles jouent un rôle de substitut aux pressions politiques que les grands acteurs internationaux ne veulent pas faire sur leurs « pays clients » et à labsence de stratégie de résolution de conflit.
Le meilleur indice de cette absence est le mandat des missions. Tel que défini par le Conseil de sécurité, ce mandat nest quun copié-collé de mandats précédents dans dautres pays. Les mandats de la Minusca, la Monusco et la Minusma sont à 80 % les mêmes : programme de désarmement, démobilisation et réinsertion pour les groupes armés, réforme du secteur de la sécurité, justice transitionnelle, promotion des droits de lhomme, etc. Peu importe que les conflits, les acteurs et les pays soient différents, lONU promeut toujours le même modèle de paix (peace template), du Mali à la RDC.
Les mandats des missions ne contiennent pas une stratégie de résolution de conflit mais une liste standardisée de mesures qui ont déjà échoué ailleurs. Paradoxalement, les missions de maintien de la paix sont toujours en quête de leur théorie du changement. Cela est dû à deux facteurs : les intérêts bien compris de certains pays du Conseil de sécurité – en tant que fidèle allié du Maroc, la France a joué son rôle au Conseil de sécurité pour rendre la Minurso (créée en 1991 et censée régler le problème du Sahara occidental) complètement inefficace – et labsence dimagination de la bureaucratie onusienne. Comme nous le confiait un de ses employés, « à lONU, on travaille beaucoup mais on ne fait pas grand-chose ».
3. Une doctrine périmée
Plusieurs pays (et non des moindres comme la Chine et la Russie) sopposent à ladaptation indispensable de la doctrine du maintien de la paix aux nouveaux conflits.
Formalisée en 2008 avec le rapport Capstone, cette doctrine nest plus en phase avec les conflits actuels. Les conflits du XXIe siècle ne sont plus le résultat de rivalité dEtats dotés darmées conventionnelles mais de menace terroriste (Mali, Somalie) ou de prédation conflictogène historique (RDC, Centrafrique). Dans ces contextes, tous les accords de paix sont signés de mauvaise foi et personne ne respecte le droit de la guerre.
Contrairement à une certaine interprétation, dans ces conflits du XXIe siècle la solution nest pas « dimposer la paix » mais de créer les conditions de sa négociation et de son respect. En Centrafrique, au Mali et au Soudan du Sud, il faut inverser le rapport de force sur le terrain et sanctionner ceux qui violent les accords de paix. Mais à lONU, il ny a pas de consensus sur cette évolution vers la mal nommée « imposition de la paix » qui mettrait en adéquation la doctrine et la réalité du terrain.
Faute dun consensus entre les membres du Conseil de sécurité et les pays contributeurs de troupes, depuis plusieurs années les nombreuses recommandations des nombreux rapports sur la réforme du maintien de la paix restent obstinément lettre morte. Sur le terrain, ce refus de limposition de la paix se traduit par le fait que, face aux violations des accords de paix et aux exactions contre les civils, la Minusca (en Centrafrique) en est réduite à avertir les groupes armés que leurs « actes constituent de graves violations du droit international humanitaire et des droits de lhomme, qui pourraient constituer des crimes de guerre dont elles assumeront toutes les responsabilités pénales devant les juridictions nationales et internationales compétentes ».
Après les Etats-Unis, à qui le tour ?
Après la dernière Assemblée générale de lONU, tout indique que le consensus négatif – ni désengagement ni volontarisme politique – qui rend inefficaces les missions de maintien de la paix va durer. En Afrique, les missions de maintien de la paix vont continuer à faire un médiocre travail de gardiennage dEtats qui nexistent plus ou existent à peine à force dêtre systématiquement pillés depuis lindépendance par une coalition délite locale et de profiteurs étrangers.
Confrontée à cette impasse, ladministration américaine en a tiré la conséquence qui simposait : se désengager financièrement. Elle risque de ne pas être la seule à choisir cette voie.
Par Thierry Vircoulon, chercheur associé à lInstitut français des relations internationales (IFRI) et enseignant en sécurité et conflit en Afrique, Sciences Po-USPC.