10 12 18 *Discours du lauréat du Prix Nobel de la Paix 2018 Denis Mukwege*

Un jour comme les autres, l’hôpital a reçu un appel. Au bout du
fil, un collègue en larmes implorait : « S’il vous plaît, envoyez-nous
rapidement une ambulance. S’il vous plait, dépêchez-vous. » Ainsi, nous
avons envoyé une ambulance comme nous le faisons habituellement.

Deux heures plus tard, l’ambulance est revenue. A l’intérieur une
petite fille de tout juste dix-huit mois. Elle saignait abondamment et a
été immédiatement emmenée en salle d’opération. Quand je suis arrivé,
les infirmières étaient toutes en larmes. La vessie du nourrisson, son
appareil génital, son rectum étaient gravement endommagés. Par la
pénétration d’un adulte.

Nous prions en silence : mon Dieu, dites-nous que ce que nous
voyons n’est pas vrai. Dites-nous que c’est un mauvais rêve. Dites-nous
qu’au réveil tout ira bien.

Mais, ce n’était pas un mauvais rêve. C’était la réalité. C’est devenu notre nouvelle réalité en RDC.

Quand un autre bébé est arrivé, j’ai réalisé que ce problème ne
pouvait pas trouver une solution au bloc opératoire, mais qu’il fallait
se battre contre les causes profondes de ces atrocités. Je me suis rendu
au village de Kavumu pour parler avec les hommes : pourquoi vous ne
protégez pas vos bébés, vos filles et vos femmes ? Où sont les autorités
? À ma grande surprise, les villageois connaissaient le suspect. Tout
le monde avait peur de lui, car il était membre du Parlement provincial
et jouissait d’un pouvoir absolu sur la population.

Depuis plusieurs mois sa milice terrorisait le village entier. Elle
avait instillé la peur en tuant un défenseur des droits humains qui
avait eu le courage de dénoncer les faits. Le député s’en est tiré sans
conséquences. Son immunité parlementaire lui permettait d’abuser en
toute impunité.

Ces deux bébés ont été suivis de dizaines d’autres enfants violés.
Lorsque la quarante-huitième victime est arrivée, nous étions
désespérés.

Avec d’autres défenseurs des droits humains, nous avons saisi un
tribunal militaire. Finalement, ces viols ont été poursuivis et jugés
comme crimes contre l’humanité. Les viols des bébés à Kavumu ont cessé.
Les appels à l’hôpital de Panzi aussi. Mais l’avenir psychologique,
sexuel et génésique de ces bébés est hypothéqué.

 

Ce qui s’est passé à Kavumu et qui continue aujourd’hui dans de
nombreux autres endroits au Congo, tels que les viols et les massacres à
Béni et au Kasaï, a été rendu possible par l’absence d’un État de
droit, l’effondrement des valeurs traditionnelles et le règne de
l’impunité, en particulier pour les personnes au pouvoir.

Le viol, les massacres, la torture, l’insécurité diffuse et le
manque flagrant d’éducation, créent une spirale de violence sans
précédent.

Le bilan humain de ce chaos pervers et organisé a été des centaines
de milliers de femmes violées, plus de 4 millions de personnes
déplacées à l’intérieur du pays et la perte de 6 millions de vies
humaines. Imaginez, l’équivalent de toute la population du Danemark
décimée.

Les gardiens de la paix et les experts des Nations Unies n’ont pas
été épargnés. Plusieurs ont trouvé la mort dans l’accomplissement de
leur mandat. La Mission des Nations Unies en RDC reste présente jusqu’à
ce jour afin que la situation ne dégénère pas davantage.

Nous leur en sommes reconnaissants.

Cependant, malgré leurs efforts, cette tragédie humaine se poursuit
sans que tous les responsables ne soient poursuivis. Seule la lutte
contre l’impunité peut briser la spirale des violences.

Nous avons tous le pouvoir de changer le cours de l’Histoire
lorsque les convictions pour lesquelles nous nous battons sont justes.

Vos Majestés, Vos Altesses Royales, Excellences, Distingués membres
du Comité Nobel, Chère Madame Nadia Murad, Mesdames et Messieurs, Amis
de la paix,

C’est au nom du peuple congolais que j’accepte le prix Nobel de la
Paix. C’est à toutes les victimes de violences sexuelles à travers le
monde que je dédie ce prix.

C’est avec humilité que je me présente à vous portant haut la voix
des victimes des violences sexuelles dans les conflits armés et les
espoirs de mes compatriotes.

 

Je saisis cette occasion pour remercier tous ceux qui pendant ces
années ont soutenu notre combat. Je pense, en particulier, aux
organisations et institutions des pays amis, à mes collègues, à ma
famille et à ma chère épouse, Madeleine.

Je m’appelle Denis Mukwege. Je viens d’un des pays les plus riches
de la planète. Pourtant, le peuple de mon pays est parmi les plus
pauvres du monde.

La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources
naturelles – or, coltan, cobalt et autres minerais stratégiques –
alimente la guerre, source de la violence extrême et de la pauvreté
abjecte au Congo.

Nous aimons les belles voitures, les bijoux et les gadgets. J’ai
moi-même un smartphone. Ces objets contiennent des minerais qu’on trouve
chez nous. Souvent extraits dans des conditions inhumaines par de
jeunes enfants, victimes d’intimidation et de violences sexuelles.

En conduisant votre voiture électrique, en utilisant votre
smartphone ou en admirant vos bijoux, réfléchissez un instant au coût
humain de la fabrication de ces objets.

En tant que consommateurs, le moins que l’on puisse faire est
d’insister pour que ces produits soient fabriqués dans le respect de la
dignité humaine.

Fermer les yeux devant ce drame, c’est être complice.

Ce ne sont pas seulement les auteurs de violences qui sont
responsables de leurs crimes, mais aussi ceux qui choisissent de
détourner le regard.

Mon pays est systématiquement pillé avec la complicité des gens qui
prétendent être nos dirigeants. Pillé pour leur pouvoir, leur richesse
et leur gloire. Pillé aux dépens de millions d’hommes, de femmes et
d’enfants innocents abandonnés dans une misère extrême… tandis que les
bénéfices de nos minerais finissent sur les comptes opaques d’une
oligarchie prédatrice.

Cela fait vingt ans, jour après jour, qu’à l’hôpital de Panzi, je
vois les conséquences déchirantes de la mauvaise gouvernance du pays.

Bébés, filles, jeunes femmes, mères, grands-mères, et aussi les
hommes et les garçons, violés de façon cruelle, souvent en public et en
collectif, en insérant du plastique brûlant ou en introduisant des
objets contondants dans leurs parties génitales.

 

Je vous épargne les détails. Le peuple congolais est humilié,
maltraité et massacré depuis plus de deux décennies au vu et au su de la
communauté internationale.

Aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies de l’information et
de la communication, plus personne ne peut dire : je ne savais pas.

Avec ce prix Nobel de la Paix, j’appelle le monde à être témoin et
je vous exhorte à vous joindre à nous pour mettre fin à cette souffrance
qui fait honte à notre humanité commune.

Les habitants de mon pays ont désespérément besoin de la paix.

Mais :

Comment construire la paix sur des fosses communes ?

Comment construire la paix sans vérité ni réconciliation ?

Comment construire la paix sans justice ni réparation ?

Au moment même où je vous parle, un rapport est en train de moisir
dans le tiroir d’un bureau à New York. Il a été rédigé à l’issue d’une
enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les
violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme
explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs.

Ce Rapport du Projet Mapping établi par le Haut-Commissariat des
Nations Unies aux Droits Humains, décrit pas moins de 617 crimes de
guerre et crimes contre l’humanité et peut-être même des crimes de
génocide.

Qu’attend le monde pour qu’il soit pris en compte ? Il n’y a pas de paix durable sans justice. Or, la justice ne se négocie pas.

Ayons le courage de jeter un regard critique et impartial sur les
événements qui sévissent depuis trop longtemps dans la région des Grands
Lacs.

Ayons le courage de révéler les noms des auteurs des crimes contre
l’humanité pour éviter qu’ils continuent d’endeuiller cette région.

 

Ayons le courage de reconnaître nos erreurs du passé.

Ayons le courage de dire la vérité et d’effectuer le travail de mémoire.

Chers compatriotes congolais, ayons le courage de prendre notre
destin en main. Construisons la paix, construisons l’avenir de notre
pays, ensemble construisons un meilleur avenir pour l’Afrique. Personne
ne le fera à notre place.

Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,

Le tableau que je vous ai brossé offre une réalité sinistre.

Mais permettez-moi de vous raconter l’histoire de Sarah.

Sarah nous a été référée à l’hôpital dans un état critique. Son
village avait été attaqué par un groupe armé qui avait massacré toute sa
famille, la laissant seule.

Prise en otage, elle a été emmenée dans la forêt. Attachée à un
arbre. Nue. Tous les jours, Sarah subissait des viols collectifs jusqu’à
ce qu’elle perde connaissance.

Le but de ces viols utilisés comme armes de guerre étant de
détruire Sarah, sa famille et sa communauté. Bref détruire le tissu
social.

À son arrivée à l’hôpital, Sarah ne pouvait ni marcher ni même
tenir debout. Elle ne pouvait pas retenir ni ses urines ni ses selles.

A cause de la gravité de ses blessures génito-urinaires et
digestives couplées à une infection surajoutée, personne ne pouvait
imaginer qu’elle serait un jour en mesure de se remettre sur ses pieds.

Pourtant, chaque jour qui passait, le désir de continuer à vivre
brillait dans les yeux de Sarah. Chaque jour qui passait, c’était elle
qui encourageait le personnel soignant à ne pas perdre espoir. Chaque
jour qui passait, Sarah se battait pour sa survie.

Aujourd’hui, Sarah est une belle femme, souriante, forte et charmante.

Sarah s’est engagée à aider les personnes ayant survécu à une histoire semblable à la sienne.

 

Sarah a reçu cinquante dollars américains, une allocation que notre
maison de transit Dorcas accorde aux femmes souhaitant reconstruire
leur vie sur le plan socioéconomique.

Aujourd’hui, Sarah dirige sa petite entreprise. Elle a acheté un
terrain. La Fondation Panzi l‘a aidée avec des tôles pour faire un toit.
Elle a pu construire une maison. Elle est autonome et fière.

Son histoire montre que même si une situation est difficile et
semble désespérée, avec la détermination, il y a toujours de l’espoir au
bout du tunnel.

Si une femme comme Sarah n’abandonne pas, qui sommes-nous pour le faire ?

Ceci est l’histoire de Sarah. Sarah est Congolaise. Mais il y a des
Sarah en République Centrafricaine, en Colombie, en Bosnie, au Myanmar,
en Iraq et dans bien d’autres pays en conflit dans le monde.

A Panzi, notre programme de soins holistiques, qui comprend un
soutien médical, psychologique, socioéconomique et juridique, montre
que, même si la route vers la guérison est longue et difficile, les
victimes ont le potentiel de transformer leur souffrance en pouvoir.

Elles peuvent devenir des actrices de changement positif dans la
société. C’est le cas déjà à la Cité de la Joie, notre centre de
réhabilitation à Bukavu où les femmes sont aidées pour reprendre leur
destin en main.

Cependant, elles ne peuvent pas y arriver seules et notre rôle est
de les écouter, comme nous écoutons aujourd’hui Madame Nadia Murad.

Chère Nadia, votre courage, votre audace, votre capacité à nous
donner espoir, sont une source d’inspiration pour le monde entier et
pour moi personnellement.

Le prix Nobel de la Paix qui nous est décerné aujourd’hui n’aura de
valeur réelle que s’il peut changer concrètement la vie des victimes de
violences sexuelles de par le monde et contribuer à ramener la paix
dans nos pays.

 

Alors, que pouvons-nous faire ?

Que pouvez-vous faire ?

Premièrement, c’est notre responsabilité à tous d’agir dans ce sens.

Agir c’est un choix.

C’est un choix :

– d’arrêter ou non la violence à l’égard des femmes,

– de créer ou non une masculinité positive qui promeut l’égalité des sexes, en temps de paix comme en temps de guerre.

C’est un choix :

– de soutenir ou non une femme,

– de la protéger ou non,

– de défendre ou non ses droits,

– de se battre ou non à ses côtés dans les pays ravagés par le conflit.

C’est un choix : de construire ou non la paix dans les pays en conflits.

Agir, c’est refuser l’indifférence.

S’il faut faire la guerre, c’est la guerre contre l’indifférence qui ronge nos sociétés.

Deuxièmement, nous sommes tous redevables vis-à-vis de ces femmes
et de leurs proches et nous devons tous nous approprier ce combat ; y
compris les États qui doivent cesser d’accueillir les dirigeants qui ont
toléré, ou pire, utilisé la violence sexuelle pour accéder au pouvoir.

Les États doivent cesser de les accueillir avec le tapis rouge et
plutôt tracer une ligne rouge contre l’utilisation du viol comme arme de
guerre.

 

Une ligne rouge qui serait synonyme de sanctions économiques, politiques et de poursuites judiciaires.

Poser un acte juste n’est pas difficile. C’est une question de volonté politique.

Troisièmement, nous devons reconnaître les souffrances des
survivantes de toutes les violences faites aux femmes dans les conflits
armés et les soutenir de façon holistique dans leur processus de
guérison.

J’insiste sur les réparations ; ces mesures qui leur donnent
compensation et satisfaction et leur permettent de commencer une
nouvelle vie. C’est un droit humain.

J’appelle les États à soutenir l’initiative de la création d’un
Fonds global de réparation pour les victimes de violences sexuelles dans
les conflits armés.

Quatrièmement, au nom de toutes les veuves, tous les veufs et des
orphelins des massacres commis en RDC et de tous les Congolais épris de
paix, j’appelle la communauté internationale à enfin considérer le
Rapport du Projet « Mapping » et ses recommandations.

Que le droit soit dit.

Cela permettrait au peuple congolais d’enfin pleurer ses morts,
faire son deuil, pardonner ses bourreaux, dépasser sa souffrance et se
projeter sereinement dans le futur.

Finalement, après vingt ans d’effusion de sang, de viols et de
déplacements massifs de population, le peuple congolais attend
désespérément l’application de la responsabilité de protéger les
populations civiles lorsque leur gouvernement ne peut ou ne veut pas le
faire. Il attend d’explorer le chemin d’une paix durable.

Cette paix passe par le principe d’élections libres, transparentes, crédibles et apaisées.

« Au travail, peuple congolais ! » Bâtissons un État où le
gouvernement est au service de sa population. Un État de droit,
émergent, capable d’entraîner un développement durable et harmonieux,
non seulement en RDC mais dans toute l’Afrique. Bâtissons un État où
toutes les actions politiques, économiques et sociales sont centrées sur
l’humain et où la dignité des citoyens est restaurée.

Vos Majestés, Distingués membres du Comité Nobel, Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,

Le défi est clair. Il est à notre portée.

Pour les Sarah, pour les femmes, les hommes et les enfants du
Congo, je vous lance un appel urgent de ne pas seulement nous remettre
le Prix Nobel de la Paix mais de vous mettre debout et de dire ensemble
et à haute voix : « La violence en RDC, c’est assez ! Trop c’est trop !
La paix maintenant ! »

Je vous remercie.

Denis Mukwege

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