06.05.19 Ce que les congolais ignorent des « 100 jours »! Par Franck Kitenge (OCM)
Il est de coutume lorsqu’une nouvelle autorité est élue, ou désignée dans le cadre de l’exercice d’une fonction dans une structure privée ou une institution publique que les 100 premiers jours dans ses nouvelles fonctions débouchent sur un bilan partiel, des fois dans l’optique d’une autoévaluation .
Le concept des « 100 jours » est-ce une invention congolaise ?
Non, même si le concept d’un bilan après 100 jours de prise de fonctions en RD Congo a pris les allures d’une obligation de rendre compte. Le dit concept est né dans un contexte tout particulier avec le Président américain Franklin Delanoe Roosevelt en 1933 pendant que son pays connaissait une grande dépression.
Il lancera le « New Deal » (la nouvelle donne) malgré son échec relatif, ce plan avait permis de créer plusieurs emplois.
Aujourd’hui, la RD Congo est dans la fièvre de l’évaluation des retombées des 100 jours du Président Félix Tshisekedi. Chacun selon son obédience ou ses accointances voudrait en parler pour appuyer ou détruire le Président de la République, oubliant ou privilégiant l’intérêt du Congo. Tout de même, les vrais problèmes du Congo sont au-delà des 100 jours. Le vrai bilan de l’actuel Président sera dressé au terme de son mandat ou à mi-parcours.
Est-ce pour autant que le Président devrait croiser les bras et attendre l’échéance de son mandat pour évaluer son travail ? Non, il a d’ailleurs promis de rendre compte à son peuple pour qui il se définit comme « son travailleur ». De Franklin Roosevelt à Félix Tshisekedi, il y a des enseignements à tirer.
Il y a 23 ans, en février 1996 Jacques Nikonoff (professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8, fondateur du mouvement « Un travail pour chacun » UTC) réfléchissait sur les « 100jours » de Franklin Delanoe Roosevelt.
Les Cent-Jours de Roosevelt contre la crise des années 1930
Jacques Nikonoff , le 12 février 1996.
Pour Jacques Nikonoff, le Président Franklin Delanoe Roosevelt utilisa des méthodes totalement inédites pour s’attaquer au chômage et redonner l’espoir à un pays qui n’en avait plus. Le New Deal (la nouvelle donne) — tel était le nom de ce plan — permit de créer plusieurs millions d’emplois. Malgré son échec relatif, nous pouvons encore nous inspirer de son exemple.
Le New Deal fut une véritable renaissance des États-Unis
Dans la mémoire collective américaine, le New Deal reste gravé comme une époque mythique. Il a fonctionné comme une véritable « renaissance » de l’Amérique (2). De nouvelles relations humaines se sont établies, plus fraternelles, plus ouvertes, plus vraies. La culture a « explosé ». Les chefs d’œuvre littéraires — de Dos Passos à Faulkner en passant par Les Raisins de la colère de John Steinbeck — ont abondé. Plus de 3 000 artistes avaient été employés par les agences fédérales chargées de lutter contre le chômage.
La compréhension de ce que Roosevelt a fait, de son échec relatif, est aujourd’hui un sujet d’étude incontournable pour ceux qui veulent vraiment lutter contre le chômage. On ne peut être que frappé par l’audace de ses analyses et de son projet.
Une analyse qui demeure d’actualité
En 1933, 12,8 millions d’Américains sont au chômage, contre 1,6 en 1929, soit 25% de la population active (3). Entre le crack boursier de 1929 et 1933, le revenu national baisse de moitié ; 27,5 millions d’Américains n’ont plus aucun revenu ; un million de sans abris parcourent le pays. A Washington, les chômeurs et leurs familles s’agglutinent dans les incinérateurs municipaux pour se chauffer en hiver. Ils se battent entre eux pour la nourriture qui reste dans les bennes à ordures. L’investissement privé est au plus bas. Alors qu’en 1929 les salaires et profits s’élevaient à 15 milliards de dollars, ils tombent à 886 millions en 1932, soit une chute de 94%. Les banques sont fermées dans 22 États. La cause principale de cette crise fut une véritable « orgie de spéculation boursière » (4) et la faiblesse des investissements des entreprises.
FDR estimait extrêmement nuisible le système alors en place des indemnités de chômage d’ailleurs très faibles ou inexistantes accordées aux chômeurs et aux nécessiteux. Laissons le parler :
« Une dépendance continue aux aides publiques induit une désintégration morale et spirituelle fondamentalement destructrice de notre fibre nationale. Donner des aides dans ces conditions est comme administrer un narcotique, un subtil destructeur de l’esprit humain. Je ne veux pas que la vitalité de notre peuple soit sapée plus longtemps par l’octroi d’aides en argent, ou en nourriture, ou par quelques heures de travail hebdomadaires à couper l’herbe, ramasser les feuilles mortes ou nettoyer les papiers gras dans les parcs. Nous devons préserver non seulement le corps des chômeurs de la destruction, mais aussi le respect qu’ils ont pour eux mêmes, leur courage et leur détermination ».
Roosevelt propose alors un plan d’emplois publics qui remet au travail plusieurs millions de personnes. Son objectif est d’être utile à la fois à ceux qui en bénéficient directement — les anciens chômeurs — et à la nation dans son ensemble. La société n’est plus coupée en deux entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, et entre ceux qui payent (les salariés) et ceux qui reçoivent (les chômeurs et les indigents). Tout le monde peut se rassembler dans une même volonté de redressement, dans un effort collectif national. Ces travaux publics permirent la disparition de pratiquement tous les bidonvilles, la construction de logements, l’électrification rurale, la construction de grandes infrastructures comme des autoroutes, des ponts et des aéroports. Toutes ces infrastructures sont d’ailleurs toujours en place — heureusement — car depuis, peu a été fait.
C’est comme candidat du parti démocrate à l’élection présidentielle que FDR lance pour la première fois l’idée du New Deal : « Je vous promets une nouvelle donne (a new deal). C’est plus qu’une campagne politique. C’est un appel aux armes ». Une époque « sans précédent » nécessite des gestes « sans précédent » (5) .
Les Cent Jours
Le jour de sa nomination comme Président des États-Unis, le 4 mars 1933, il déclare : « Nous n’avons qu’une chose à craindre, c’est la crainte elle même, la peur sans nom, irraisonnée, sans justification. Nous ne sommes pas frappés par une invasion de sauterelles […] Notre première tâche essentielle est de remettre les gens au travail. Ce n’est pas un problème insoluble si nous y faisons face intelligemment et courageusement. Cela peut être accompli en partie par un recrutement opéré directement par l’État lui même, s’attelant à la tâche comme il le ferait face à l’éclatement d’une guerre ».
Ainsi, dans les cent jours qui suivirent son entrée à la Maison Blanche, du 4 mars au 16 juin 1933, plus de 20 lois ont remis en ordre l’économie et restauré la société (6). Cette période est entrée dans l’histoire sous l’appellation des Cent Jours.
Le 5 mars 1933 — le lendemain de son entrée à la Maison Blanche — Roosevelt ferme toutes les banques pendant 4 jours et interdit toute exportation d’or. Le 9, le Congrès vote une loi bancaire. En quelques jours le système financier se remet à fonctionner. Le 22 mars, la prohibition de l’alcool est abolie. Le 31 mars, le Civilian Conservation Corps est créé. Il recrute les jeunes chômeurs de 18 à 25 ans pour des travaux d’utilité collective. Le 10 mai est créée la célèbre Tennessee Valley Authority (TVA). Cette administration est chargée de mettre en valeur le bassin de ce fleuve (105 000 km2). Des travaux gigantesques sont alors entrepris pour reboiser, électrifier, construire des barrages et des centrales électriques. Le 12 mai, avec le Agricultural Adjustment Act, l’Etat s’engage à verser des indemnités aux fermiers qui consentent à réduire leur production sur certains produits. Ceci a permis de faire face à l’énorme surproduction et à l’effondrement des prix qui avait atteint 50%. Le même jour, la Federal Emergency Relief Administration est créée. Chargée de venir en aide aux collectivités locales, elle accorde des prêts pour tous les projets à caractère social. Le 16 juin, une loi décide de réduire les dettes des paysans. Le même jour, une nouvelle loi décide la relance de l’industrie (7).
Pourtant, le New Deal n’a pas de véritable philosophie politique et ne repose pas sur une théorie économique cohérente. C’est simplement un ensemble de mesures destinées à sortir les USA de la crise, fondé sur une grande volonté politique.
Une anecdote témoigne bien de cette démarche. Concernant les questions industrielles, FDR avait demandé qu’un projet de loi soit élaboré. Il devait être la synthèse des opinions des économistes, des industriels et des syndicats. Pour atteindre ce but, FDR avait annoncé à la presse, sous forme de boutade, qu’il souhaitait que les gens soient enfermés dans une salle et n’en sortent qu’avec la synthèse demandée (8). La réunion eut bien lieu et dura une semaine…
Un dispositif totalement inédit
Au départ, le New Deal est le lancement de travaux, afin de secourir les chômeurs. C’est un outil politique et économique de lutte contre la crise des années 30. Quatre types de mesures sont prises.
Un système de travaux publics, dirigés par l’État, et effectués par les chômeurs. Plus de 3,3 millions de chômeurs ont été employés en même temps. Le bilan est impressionnant : 100 000 km de rues, 40 000 km de trottoirs, 850 000 km de routes réparés et modernisés ; 8 000 parcs créés ou rénovés ; 2 500 hôpitaux et 5 900 écoles bâtis ou améliorés ; des aqueducs et des égouts construits (9). Les salaires versés, plus élevés que l’indemnité de chômage, restaient cependant inférieurs à ceux de l’industrie privée afin d’éviter un phénomène d’habitude. Au total, 18 millions d’Américains sont passés par ce système.
Un dispositif visant à faire redémarrer l’industrie et les embauches. Il prévoyait une organisation volontaire des branches industrielles sous la forme d’un code de concurrence loyale, la fixation de fourchettes de prix et de salaires, et la distribution de quotas de production entre fabricants. Le but était d’empêcher la spirale déflationniste. Un label un aigle bleu autour duquel était écrit « We do our part » (10) était attribué aux entreprises qui suivaient le code (11). Une campagne permanente de communication engageait les consommateurs à n’acheter qu’auprès des entreprises pouvant arborer ce label. D’abord réticentes, ce sont en fait 96% des entreprises qui signèrent malgré tout le code. Les salariés ont alors le droit de se syndiquer, la semaine de travail est ramenée partout à 36 heures contre 38 à 45 avant. Au total, 1,7 million d’emplois « économiques » ou non marchands, sont créés. Le travail des enfants est supprimé, les salaires minimum s’appliquent tant aux Blancs qu’aux Noirs.
Une politique de versement de crédits aux États, collectivités locales et entreprises est décidée (12). Ceux ci avaient la charge de les utiliser dans des travaux publics ou pour accorder des aides aux nécessiteux. Son but était, comme on disait alors, « d’amorcer la pompe » et de stimuler l’économie par l’injection de crédits fédéraux.
Des mesures particulières pour les jeunes de 18 à 25 ans. Il s’agissait de travaux d’utilité publique comme la construction de routes et de ponts, le reboisement, la lutte contre l’érosion des sols, l’entretien et le développement de parcs nationaux. Ces jeunes — les filles n’étaient pas admises — étaient groupés dans des camps organisés militairement et encadrés par des officiers. Grâce à des cours du soir, beaucoup sortiront avec un métier. Deux millions de jeunes ont travaillé dans ces camps, de 1933 jusqu’à leur fermeture en 1941.
L’échec relatif du New Deal nous ouvre des pistes
L’échec relatif du New Deal ne remet pas en cause son caractère exemplaire, même si la situation française, comme le contexte international, sont aujourd’hui profondément différents. On considère généralement que ce plan a échoué. Si le chômage diminue, passant de 12 millions en 1933 à 9 millions en 1936 et 7,7 millions en 1937, la crise redémarre en 1938-1939. Le chômage remonte à 10,4 millions et revient à 9,5 en 1939 (13). En fait, l’économie américaine ne sera sauvée que par la guerre en Europe.
Plusieurs reproches sont formulés au New Deal.
L’absence de relance par la consommation.
Au début, l’augmentation de la production arrête la déflation et fait remonter les prix, lesquels, compte tenu du faible pouvoir d’achat des gens, ne permirent pas la poursuite de la relance économique. L’État aurait dû montrer l’exemple en fixant un salaire minimum et en augmentant le traitement des fonctionnaires.
Des obstacles légaux.
La Cour suprême des États-Unis, à majorité conservatrice, déclara plusieurs lois du New Deal inconstitutionnelles, entraînant FDR dans une lutte et un débat qui l’éloignèrent des problèmes concrets et le firent dévier des objectifs initiaux. L’offensive conservatrice des membres de la Cour suprême sema le doute dans les esprits. Viscéralement attachés à leur Constitution, les Américains se mirent à douter du bon fondé du New Deal.
Une très grande lenteur à traiter les dossiers de financement et à évaluer les projets.
La médiocrité traditionnelle de l’appareil d’État américain, l’absence de sens du service public et de l’intérêt général chez beaucoup de fonctionnaires coûtèrent cher à Roosevelt. La crainte, l’hésitation à mobiliser les fonctionnaires et les citoyens tua le souffle du départ.
Une grande méfiance des entreprises qui se sont senties agressées.
Des valeurs et des critères comme la conception du droit des entreprises, du droit de propriété, du rôle de l’État étaient questionnés, remis en cause, critiqués. Les entreprises ont eu peur. On leur demandait de surcroît de reconnaître les syndicats. Au fond, les entreprises considérèrent le remède pire que le mal. Alors que les crédits fédéraux avaient précisément pour objet d’aider les entreprises, celles-ci jugèrent le dispositif comme les menaçant.
Des travaux dont l’utilité fut parfois sévèrement remise en cause.
Parce que ce système se développa en dehors d’une véritable mobilisation de la nation, que sa mise en œuvre était purement technocratique (c’est un Général qui coordonnait l’action), que la démocratie et la concertation à la base étaient totalement absentes, des comportements bureaucratiques se sont évidemment développés.
Un favoritisme et une corruption importants.
Là encore, l’absence de décentralisation, de transparence et de mobilisation a permis de nombreux détournements de fonds, jetant la suspicion sur l’ensemble du dispositif.
L’insuffisance d’investissements publics et privés nécessaires pour instaurer le plein emploi.
Le programme d’investissements ne fut jamais mis au niveau qui aurait été nécessaire. Potentiellement, le New Deal reposait sur deux piliers. Le premier, à court terme, visait à créer des emplois publics pour remettre les chômeurs au travail. Le second pilier, quant à lui, devait permettre le basculement des personnes en emploi public vers l’emploi marchand, grâce à la relance économique. Or, ce deuxième pilier a été insuffisant, entraînant l’écroulement de tout le système.
Une trop grande concentration des chômeurs dans les institutions mises en place.
Ils représentaient en effet 90% des effectifs. Cela posa des problèmes d’encadrement, de productivité et de rentabilité des projets. Non seulement les chômeurs, en restant entre eux, ne furent pas socialisés, mais ils ne suivirent aucune formation. L’ardeur au travail était loin d’être la règle générale. Peu à peu, l’extraordinaire espoir du début se fissura.
Mais cet échec fut prometteur.
Cette expérience a montré, pour la première fois au monde, qu’on pouvait prendre des mesures de nature politique pour s’attaquer au chômage. L’esprit des Américains est encore plein de cette époque.
http://www.nikonoff2017.fr/qui-est-jacques-nikonoff/etudes/sur-l-emploi/239-les-cent-jours-de-roosevelt-contre-la-crise-des-annees-1930