Enquête: les violences basées sur le genre au Sud-Kivu, en mai 2021 (CongoForum)
BUKAVU – Au Sud-Kivu, tous les milieux sociaux sont touchés par le problème des violences basées sur le genre (VBG), ils ne le sont cependant pas de la même manière et au même degré. Dans les zones enquêtées, les taux de prévalence varient d’un milieu à un autre et sont influencés par des marqueurs tels que la classe sociale, le niveau d’éducation, la location géographique (zones urbaines, périurbaines et rurales) ainsi que le degré de conformité aux normes sociales et pratiques culturelles qui sous-tendent ce type de violences.
Toutes les zones enquêtées traversent une profonde crise socioéconomique et sécuritaire, caractérisée entre autres par un taux élevé de pauvreté extrême et de chômage, une forte militarisation, l’existence de multiples et complexes conflits intra et intercommunautaires qui constituent autant de facteurs contributeurs à la recrudescence de la violence en général, et des violences basées sur le genre en particulier. L’étude montre qu’il existe un lien très étroit entre la présence d’hommes en armes et la persistance des violences sexuelles. Ces hommes en armes appartiennent non seulement aux groupes armés nationaux ou étrangers qui prolifèrent dans les zones enquêtées, mais également aux forces nationales de sécurité. En effet, un grand nombre de personnes interrogées lors de l’enquête estiment que les membres des groupes armés, mais également des militaires et des civils, sont les principaux auteurs des viols et abus sexuels commis dans l’espace public dans leurs communautés.
Pour autant, cette focalisation sur les hommes en armes ne devrait pas occulter le fait qu’il existe dans les zones enquêtées un taux de prévalence tout aussi important, sinon plus, de la violence domestique perpétrée dans l’espace privé, au sein des ménages. Lors des discussions en focus group, certaines femmes ont estimé que la violence interpersonnelle au sein de leur foyer était la forme de violence à laquelle elles étaient le plus exposées. La violence domestique qui prévaut dans les communautés enquêtées ne saurait être dissociée du contexte ambiant de violence et d’insécurité, de pauvreté et de chômage. La précarité sociale et économique a contribué à induire des changements dans les rôles sexués au sein des ménages, amenant les femmes à pourvoir de plus en plus pour leur famille, ce qui a été perçu comme une diminution du pouvoir et de l’influence des hommes dans la sphère familiale.
Ces perturbations de l’identité de genre masculine, exacerbées par des consommations importantes d’alcool et parfois de drogue de la part des hommes, comptent parmi les principaux catalyseurs de la violence domestique.
Les violences sexuelles et basées sur le genre exercées contre les hommes, aussi bien dans la sphère publique que privée, demeurant un sujet tabou, il a été extrêmement difficile pour l’équipe de recherche d’aborder ce problème avec la plupart des personnes interrogées. Seuls les professionnels travaillant sur la thématique des VSBG au sein d’organisations étatiques ou non gouvernementales en ont parlé ouvertement, précisant toutefois la difficulté d’obtenir des statistiques précises sur le nombre de cas, au vu du caractère honteux et des profonds préjugés qui entourent le viol des hommes par d’autres hommes en particulier.
Les violences basées sur le genre sont ancrées dans des normes sexospécifiques, des pratiques culturelles et des valeurs patriarcales qui, en plus de les sous-tendre, contribuent à une normalisation de la violence et à l’exclusion sociale. Ces normes et pratiques discriminatoires régulent les rapports sociaux entre les sexes, tout en violant les droits économiques, sociaux, politiques et sexuels. La présente étude a montré que si quelques-unes de ces normes se sont assouplies en raison d’une certaine évolution des mentalités, beaucoup d’entre elles se sont au contraire rigidifiées dans le contexte de conflit et de violence. Les personnes sondées ont signalé : la recrudescence des mariages précoces et forcés ; le regain des accusations de sorcellerie contre des hommes, des femmes et des enfants appartenant à des catégories sociales vulnérables ou des groupes ethniques minoritaires et marginalisés ; l’érosion continuelle des droits des femmes à la propriété foncière et aux autres moyens de production, ainsi que leur exclusion de la prise de décision au sein de la gouvernance coutumière et nationale.
La plupart des répondants ont émis des réserves sur la réelle efficacité et la pertinence des mécanismes d’intervention et de prévention des violences basées sur le genre disponibles dans leurs communautés. Concernant les mécanismes dits modernes mis en place par l’État, ils ont estimé que des efforts significatifs avaient été fournis pour les rendre plus opérationnels, par l’adoption de législations et de cadres stratégiques et la mise en place de structures spécialisées au niveau de la justice, de la police et de l’armée. Cependant, le manque de ressources financières et humaines et d’expertise appropriée empêche la mise en œuvre effective de ces différents mécanismes et diminue leur impact sur le terrain. En outre, la méfiance des communautés envers les services de sécurité de l’État et la justice accusés de favoriser l’impunité et la corruption, les couts élevés des procédures de justice et les difficultés d’accès aux services juridiques constituent des facteurs dissuasifs pour les victimes.
En raison de ces contraintes, la majorité des communautés, notamment dans les zones rurales et périurbaines, ont essentiellement recours aux mécanismes de prévention et d’intervention traditionnels gérés par le pouvoir coutumier. Ainsi, l’accès aux mécanismes, aussi bien modernes que traditionnels, est déterminé avant tout par le statut socioéconomique des victimes. Les mécanismes traditionnels sont structurés autour du dialogue, de la médiation, de l’arbitrage et de l’arrangement à l’amiable entre les familles des victimes et les auteurs des violences. Leur approche est fondée avant tout sur la préservation de l’harmonie dans les familles et la cohésion sociale au sein des communautés, au détriment du droit à une justice équitable pour les victimes.
Parmi les principaux points d’entrée potentiels pour des actions de lutte contre les VSBG, les enquêtés ont privilégié, entre autres, la poursuite et le renforcement du dialogue communautaire déjà entrepris par le projet, en insistant sur la réconciliation afin de consolider la paix, sur les normes sociales et les pratiques coutumières discriminatoires et sur la construction des masculinités et féminités
Recommandations
La majorité des recommandations ci-dessous ont été formulées par les personnes qui ont participé à l’enquête dans les sites (Walungu, Kabare, Uvira, Mwenga et Fizi) où celle-ci s’est déroulée. Certaines d’entre elles découlent également des résultats et des conclusions de notre travail.
Ces recommandations s’adressent aux principaux acteurs étatiques et non étatiques qui interviennent sur la thématique des violences sexuelles et basées sur le genre et sur les questions liées à la gouvernance de la sécurité de manière générale, et dans ses aspects sexospécifiques en particulier.
Ces acteurs sont l’État congolais, les institutions internationales et les agences de financement qui soutiennent les processus de stabilisation et de reconstruction dans l’est du pays où l’étude a été menée, les organisations non gouvernementales nationales et internationales travaillant sur les VBG et la promotion de l’égalité entre les sexes dans les zones enquêtées. Les recommandations couvrent les domaines d’intervention suivants :
1. Rétablir la sécurité et l’autorité de l’État dans les zones en proie aux conflits
– La sécurité est au centre des prérogatives régaliennes d’un État. En ce sens, il faudrait que l’État congolais garantisse la sécurité non seulement des populations des zones en conflit, notamment celles les plus enclavées vivant sur les hauts et moyens plateaux des territoire de Walungu, Kabare, Uvira, Mwenga et Fizi, mais aussi celle des axes routiers particulièrement fréquentés, tels que l’axe Uvira-Bukavu dans la plaine de la Ruzizi, en y déployant un nombre suffisant de militaires et autres agents de la sécurité. Le rétablissement de la sécurité dans ces zones enclavées permettra également aux acteurs du système juridique de se rapprocher des communautés concernées pour bien faire leur travail, y compris de sensibilisation.
– Restaurer l’autorité de l’État, notamment sur les hauts plateaux où les populations enquêtées ont affirmé ne pas sentir sa présence. Cette restauration devra passer par la redynamisation des administrations locales et des services de sécurité étatiques, tels que la PNC et les FARDC.
– Reformer les conseils territoriaux de sécurité, les comités de gestion des conflits au niveau des chefferies ainsi que les mutualités chargées des questions sécuritaires dans certaines communautés, en les rendant plus démocratiques et inclusifs avec la présence de femmes. Il est impératif que les femmes puissent participer à la prise de décision sur les questions de sécurité et donner leur avis et leur accord sur les problèmes sécuritaires dans leurs communautés.
– Le rétablissement de la sécurité passe aussi par l’adoption d’un véritable programme de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) des groupes armés aussi bien nationaux qu’étrangers. Il faudrait également prendre les mesures appropriées pour une réelle prise en charge des démobilisés sur le plan matériel, mais aussi psychologique.
– L’armée congolaise doit gérer les traumatismes que vivent les soldats activement engagés dans les combats dans les zones de conflit, en leur offrant un soutien psychologique.
2. Améliorer la qualité de la prestation des services aux victimes
Procurer aux victimes une assistance réellement holistique qui intègre, comme le prévoit la Stratégie nationale de lutte contre les violences sexuelles, une prise en charge médicale, un accompagnement psychosocial, une assistance juridique, une réinsertion socioéconomique et une réinsertion scolaire.
Renforcer les capacités institutionnelles de la PNC, y compris l’escadron protection de l’enfance et lutte contre les violences sexuelles et basées sur le genre, en lui procurant les moyens financiers et matériels nécessaires en matière de transport et de communication, afin qu’elle puisse faire son travail de prévention des VBG et de protection des survivants dans des conditions optimales. Il est aussi nécessaire de renforcer l’expertise technique du personnel de la PNC en multipliant les formations sur la thématique des violences sexuelles qui leur sont déjà offertes.
Prendre les mesures nécessaires pour faciliter l’accès des victimes à la justice, particulièrement celles qui vivent dans les zones enclavées et éloignées des centres urbains. Ceci nécessite un renforcement des capacités et des moyens des services étatiques concernés afin qu’ils puissent travailler dans les zones les plus reculées. Il faudrait pour cela établir des cliniques juridiques dans ces milieux et développer une collaboration plus étroite entre les autorités étatiques et les ONG nationales et internationales travaillant sur la thématique.
Mettre en place des mécanismes efficaces pour garantir la protection des victimes et des témoins contre les représailles auxquelles ils font face lorsqu’ils tentent d’accéder à la justice.
Garantir le droit des victimes de crimes sexuels à une réparation appropriée en renforçant les lois et cadres d’intervention nationaux en vigueur sur les violences sexuelles et en y intégrant la question des réparations. Il est aussi important d’inclure ou de renforcer dans la législation des mécanismes efficaces pour garantir l’exécution des décisions de réparation prises par les tribunaux. 3. Soutenir le système judiciaire et combattre l’impunité
Fournir un appui financier et logistique à la cellule de lutte contre les violences sexuelles et basées sur le genre au sein du parquet d’Uvira de Walungu et Kabare, dont les activités telles que les audiences foraines, la sensibilisation et les consultations juridiques sont mises en œuvre en collaboration avec les organisations indépendantes avec lesquels le parquet travaille.
Développer des synergies entre la cellule de lutte contre les violences sexuelles et les différents acteurs qui travaillent sur la thématique (notamment les ONG locales et internationales, les médecins, etc.) pour permettre au parquet et à la cellule de bien suivre les dossiers judiciaires. Il faudrait également assurer une meilleure synergie entre les différentes institutions étatiques concernées, c’est-à-dire la justice, les services administratifs et sécuritaires provinciaux et locaux.
Mettre fin à l’impunité en sanctionnant conformément à la loi tous les auteurs de crimes de violences sexuelles, y compris les forces nationales de sécurité. Des mesures doivent également être prises afin de renforcer les mécanismes existants de lutte contre la corruption.
3. Renforcer la sensibilisation, le dialogue communautaire et la réconciliation afin de consolider la paix et réduire les violences basées sur le genre au sein des familles et des communautés
Sensibiliser les autorités coutumières, les responsables religieux, les dirigeantes communautaires aux pratiques coutumières discriminatoires, aux droits humains et à l’intégration des femmes dans la prise de décision au niveau de la gouvernance communautaire.
Renforcer les initiatives d’éducation civique et les formations sur les droits humains, la violence domestique, la participation citoyenne et la bonne gouvernance auprès des membres ordinaires des communautés. Des efforts devraient être fournis pour étendre ces activités sur les hauts et moyens plateaux de l’Itombwe, de Fizi et d’Uvira.
Renforcer les initiatives de sensibilisation envers les femmes victimes afin qu’elles puissent effectivement « briser le silence » et dénoncer les violences sexuelles et basées sur le genre qu’elles subissent.
Renforcer le dialogue communautaire sur la violence, les normes sociales et les pratiques coutumières discriminatoires, les relations intergénérationnelles au sein des familles et dans la communauté, la construction des masculinités et des féminités, la question de la sexualité et du sens accordé aux rapports sexuels, l’impunité, et la manière dont tout cela contribue à la persistance des violences basées sur le genre, y compris la violence domestique. Le dialogue devra porter également sur l’efficacité ou non des mécanismes traditionnels et modernes de prévention et d’intervention ainsi que sur les stratégies pour les améliorer ou les transformer afin d’éradiquer progressivement la violence basée sur le genre. Le dialogue devra impliquer toutes les parties prenantes et promouvoir des échanges francs et ouverts entre elles : parents et enfants en famille, groupes de jeunes et responsables communautaires et religieux, organisations de femmes, prestataires de service, autorités administratives locales, forces de sécurité stationnées dans les communautés.
4. Application effective de la législation et des politiques en faveur de la promotion des droits des victimes et de l’égalité des sexes
Renforcer la législation existence sur les violences sexuelles et basées sur le genre, en y intégrant des dispositions spécifiques pour criminaliser la violence domestique et le viol conjugal et protéger les femmes de la violence interpersonnelle.
S’assurer de la mise en œuvre effective du Plan national d’action de la Résolution 1325 « Femmes, paix et sécurité » du Conseil de sécurité des Nations Unies. Ceci nécessite le renforcement des capacités aussi bien techniques que financières du Secrétariat national et des Secrétariats provinciaux établis à cet effet.
Prendre des mesures efficaces pour harmoniser le droit statutaire et le droit coutumier, afin de mettre fin au pluralisme juridique qui constitue un des principaux freins à l’égalité entre les hommes et les femmes en RDC.
Mettre en place des mécanismes de renforcement des initiatives de vulgarisation de la législation en faveur des droits des femmes et de l’égalité des sexes. Ceci nécessiterait une collaboration étroite entre les autorités étatiques concernées et les organisations locales et internationales qui travaillent activement sur le terrain pour la promotion des droits humains.
5. Travailler avec les hommes pour la prévention des violences basées sur le genre
o Enrôler les hommes comme agents de changement pour jouer un rôle de premier plan dans les dialogues communautaires et autres initiatives de prévention des violences basées sur le genre.
o Développer une collaboration étroite avec des réseaux comme Men Engage RDC et Congo Man’s Network RDC (COMEN RDC) qui font un travail actif de plaidoyer au niveau national, régional et international sur les violences basées sur le genre, la promotion des masculinités positives et l’égalité hommes-femmes.
6. Travailler avec les jeunes hommes et les jeunes femmes sur la prévention des violences basées sur le genre
Renforcer le leadership des jeunes, hommes et femmes, des zones enquêtées et renforcer leurs capacités en matière de lutte contre les violences basées sur le genre, par le biais de formations et d’actions de sensibilisation à la thématique.
Offrir aux jeunes un cadre permanent d’échange intercommunautaire pour qu’ils s’épanouissent à travers des conférences et d’autres activités ludiques capables de les faire réfléchir à la violence et aux façons de la combattre.
Construire des centres pour jeunes dans les milieux enclavés des hauts et moyens plateaux, ainsi que dans la plaine de la Ruzizi.
Sensibiliser les jeunes aux méfaits de la consommation d’alcool et de drogue qui constitue un fléau dans toutes les zones enquêtées.
7. Lutter contre la pauvreté, le chômage et améliorer le pouvoir économique des femmes
Soutenir le renforcement du pouvoir économique et l’autonomisation des femmes en offrant un appui aux coopératives agropastorales et aux associations villageoises d’épargne et de crédit (AVEC).
Soutenir la création des mutualités mixtes regroupant des hommes et des femmes originaires de communautés ethniques diverses, afin de ressouder les liens dissouts par les conflits.
Mener un plaidoyer auprès des autorités compétentes en faveur de l’adoption de politiques fiscales plus égalitaires dans le cadre du commerce transfrontalier.
Fait à Bukavu, le 20 juin 2021
(Ont collaboré à cette enquête: DAMIEN KOMPANYI, LAURENT BALAGIZI, GERMAINE BUHENDWA, NATHALIE KAJURU, JUDITH BALIBUNO, GILBERT BAHINDWA, NABINTU MULIRA BERNADETTE, DIVINE MUKENGE, PATIENT KUSHIGA et RUVIRI GODELIVE)