31.05.07 Cinq questions à Edouard Glissant (*) ( Le Potentiel)

1.L’Institut du Tout-Monde créé à votre initiative en 2005 accueille le 30 mai un grand colloque international. Comment est née l’idée de cette rencontre ?

Cet Institut du Tout-Monde qui existe depuis maintenant un an et demi est dédié à l’étude des réalités profondes du monde contemporain telles que le multilinguisme ou la diversité. Je souhaitais porter à la connaissance du grand public le travail de réflexion et de recherche que nous menons sur les nouvelles manières de penser et de voir le monde. Ce colloque a la particularité de se dérouler quasi simultanément sur trois sites : Fort-de-France, New York et Paris. Nous y abordons plus précisément trois aspects de la mondialité que sont l’esclavage, la créolisation linguistique et la création culturelle. Des spécialistes comme Patrick Chamoiseau ou Abdelwahab Meddeb vont nous aider à approfondir notre réflexion.

2.Pouvez-vous expliquer ce que recouvre exactement ce concept de tout-monde ?

Exactement, non. Car, je suis de ceux qui croient qu’on ne peut jamais faire la clarté totale sur les idées. Je revendique le droit à l’opacité dans la manipulation des notions afin d’éviter de tomber dans l’écueil de la systématisation. Contrairement aux systèmes de pensée que sont l’empirisme, le cartésianisme, l’hégélianisme, le marxisme ou le socialisme, systèmes par lesquels l’Occident s’est imposé aux autres, ma pensée est une « pensée de tremblement » qui refuse toute forme de catégorisation et s’enrichit des apports des autres.

Vous comprendrez donc que je ne puisse pas vous donner une explication exacte du « tout-monde ». Je peux seulement vous dire que ce concept est né de ma frustration face au monde colonial hiérarchisé où se trouvaient, d’un côté, les colonisateurs qui avaient découvert les autres et, de l’autre, les colonisés qui avaient été découverts. D’un côté, les Occidentaux et de l’autre les Indiens, les Africains, les Chinois, les Aztèques et autres peuplades. Le « tout-monde » est le monde d’aujourd’hui, où les anciens « découverts » et « découvreurs » se retrouvent sur un pied d’égalité, avec les mêmes prérogatives intellectuelles, spirituelles et politiques.

3.L’actualité, c’est aussi la parution de Mémoires des esclavages, un ouvrage qui est un peu le programme de la future fondation consacrée à la commémoration des esclaves…

Comme vous le savez, depuis l’année dernière, la France a décidé, à l’initiative de l’ancien président Jacques Chirac, d’honorer, le 10 mai, la mémoire des esclaves. Lors de l’institution de cette date, l’ancien président m’avait confié une mission de préfiguration d’un Centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à leurs abolitions. L’ouvrage que vous citez rend compte des résultats des travaux effectués par le comité mis en place pour réfléchir à ce projet. J’ai recommandé en effet dans ces pages la création d’une fondation qui sera à la fois un centre de recherche et d’enseignement sur l’esclavage et un mémorial dédié aux victimes.

4.Vous expliquez dans ce livre combien la mise en place du Centre est une tâche délicate, car elle met en branle des mémoires qui ne sont pas toujours au diapason…

Même parmi les descendants d’esclaves, il n’y a pas d’unanimité. La grande variété d’opinions et de sensibilités s’explique en partie par le fait que l’esclavage n’a pas été aboli au même moment dans les différentes régions. Mais, bien sûr, la principale disparité entre ce que j’appelle la « mémoire maronne » des descendants d’esclaves et la mémoire sceptique des descendants d’esclavagistes. Pourquoi sceptique ? Parce que l’esclavage était un phénomène lointain pour les Européens, alors que l’Europe était le nœud de l’entreprise esclavagiste. Les bateaux partaient bien de Nantes, de Bordeaux ou de La Rochelle. Il est évident que l’industrialisation et la prospérité de l’Angleterre puis de la France n’auraient pas été possibles sans l’esclavage. J’en veux pour preuve le cas de l’Espagne, qui n’a pas été mêlée à la traite et dont l’industrialisation a de ce fait pris du retard par rapport aux grands pays esclavagistes de l’Europe.

5. Comment concilier les deux mémoires ?

Il faut absolument mettre à plat les différentes histoires, sans demander de comptes ni exiger la repentance. La lamentation, la repentance n’ont jamais fait avancer la compréhension de l’Histoire. Il faut pouvoir remonter à l’origine du mal, grâce à l’éducation et la recherche. C’est seulement quand on aura compris ce qui s’est passé qu’on pourra enfin s’entendre. La décision de s’approprier la mémoire des esclavages doit procéder d’une adhésion nationale, car il faut que ce soit le peuple français tout entier qui s’engage dans cette mémoire. Le futur Centre national, qui sera basé à Paris et dont je précise les contours dans mon livre, pourra justement jouer ce rôle de catalyseur et de conciliateur des mémoires.

 

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