La culture comme frein et facteur du progrès

Si je me permets d’y revenir, c’est à cause de l’actualité et de la pertinence de ce propos tenu il y a aujourd’hui vingt ans de cela. Le lecteur est d’emblée frappé par les caractères antithétiques revêtus par une même réalité, la culture. Celle-ci, en effet, est considérée à la fois comme frein et facteur du progrès. Est-ce possible et conciliable ? Cependant, des esprits plus avisés comprennent aisément que le temps peut conférer à un même objet, un même être ou une même existence deux états contraires. Selon le moment, on peut passer de la jeunesse à la vieillesse, de sain à malsain, de vivant à mort, de viable à périmé et vice versa. Si le temps est le principal, il n’est pas le seul facteur de ces mutations. L’espace ou le milieu y contribue aussi.

Dans cet ordre d’idées, l’auteur considère la culture ici sous les deux aspects différents et opposés que lui confèrent le temps et le milieu. Selon qu’on se situe dans le temps le plus reculé ou dans le plus récent, les mêmes réalités présentent des aspects divers. Ce qui était détesté hier, ne l’est plus aujourd’hui car aujourd’hui a ses exigences qui rendent utile ce qui était nuisible auparavant. Gloire au temps qui rajeunit tout ! Mais, certains diraient « honni soit le temps qui corrompt tout ! Corruption et vieillesse précèdent ou suivent jeunesse et renouveau ». C’est un cycle continuel. C’est la loi de la vie.

QU’EST-CE QUE LA CULTURE ?

Le terme a fait l’objet de plusieurs définitions. Elle a fait fortune et on dirait même qu’il est aujourd’hui galvaudé. Qu’à cela ne tienne, il se maintient encore. Disons avec Paul Minon que la culture est « l’ensemble des modèles stables de comportement et de pensée qu’une société globale secrète et impose à ses membres » qui renvoient à l’idée de permanence et celle aussi de contrainte.

LA CULTURE COMME FREIN AU PROGRES

La culture telle qu’elle vient d’être définie au premier sens, constitue évidement un frein au progrès car elle est ennemie de tout changement et de tout comportement singulier. En tant que phénomène d’uniformisation des comportements et des pensées, la culture contraint tout le monde à agir de la même manière. Elle apparaît sous la forme des traditions. Et chacun de nous connaît le poids qu’exercent celles-ci sur les membres de sa société : l’enfant doit se comporter comme son père, son grand-père, son aïeul.

Pour parvenir à empêcher chacun de s’écarter des voies qui lui sont tracées, on a instauré des garde-fous en ordre hiérarchique. Au premier échelon se trouve le personnage du père. Celui-ci a un pouvoir quasi illimité sur ses enfants. Ceux-ci doivent lui vouer une obéissance aveugle, sinon ils sont exclus de la famille et deviennent malheureux durant toute leur vie. Au deuxième degré se situe le chef de clan qui possède le pouvoir magique de protéger tout le clan ; il jouit d’un prestige tel qu’aucun membre ne peut s’opposer à lui sans mettre sa vie en danger. Il est craint à cause de son âge et des pouvoirs temporel et magique qu’il détient. Au troisième niveau se trouvent les ancêtres qui, du fait même qu’ils sont déjà dans l’au-delà, ont acquis des forces surnaturelles et jouissent de l’ubiquité qui leur permet de surveiller chaque membre du clan pour l’aider ou le punir n’importe où qu’il se trouve et n’importe quel moment. Ils ont donc une capacité d’intervention plus large que celle du père et du chef de clan. Au sommet de l’échelle se situe, évidemment, le Créateur lui-même.

Comme l’a démontré le Père Tempels à propos des sociétés bantoues, cette hiérarchie s’établit suivant le degré croissant de la force. La mentalité bantoue admet facilement que le père doit être nécessairement plus fort que son fils, le chef de clan que le père, les ancêtres plus que le chef de clan et Dieu au –dessus de toutes ces catégories.

La crainte de tous ces êtres maintenait généralement la société dans sa stabilité. L’individu subissait leurs lois de gré ou de force. Toutefois, il existait quelques exceptions dues au sentiment de réaction contre la rigueur de la contrainte. Certains individus s’écartaient, malgré tout, des traditions en posant parfois des actes de façon indépendante. Mais, à ce moment là, pour décourager toute initiative individuelle de ce genre, on complétait les garde-fous par la sévérité des sanctions. A part les malheurs qui peuvent provenir de Dieu ou des ancêtres, les membres du clan eux-mêmes se chargeaient de punir le délinquant.

Nombreux sont les romanciers africains qui fustigent cette sévérité paternelle. On rencontre dans leurs œuvres des personnages de pères qui font survivre la dictature domestique sur leurs enfants et souvent aussi sur leurs épouses, et cela malgré la présence du colonisateur (Une vie de boy et Chemin d’Europe de Ferdinand Oyono ; L’Hramattan de Sembene Ousmane, etc.)

Les éléments ci-haut évoqués, étaient des avantages pour des sociétés bien connues et bien limitées dans le temps. Transposés dans un autre temps (par exemple le nôtre aujourd’hui), ils perdent leur qualité : ils ne seront plus des avantages. En effet, ils seront nuisibles à un temps comme le nôtre puisque ce dernier exige le changement, l’évolution, le progrès, le développement.

LA CULTURE, FACTEUR DE PROGRES

Toute société contient en son sein des forces conservatrices opposées au changement. Mais il y a des degrés suivant le temps et l’espace.

L’histoire nous apprend que les sociétés qui étaient réceptives aux changements ont connu le progrès, tandis que l’immobilisme maintenait les autres dans la stagnation. L’Europe occidentale a traversé aussi une période où les forces conservatrices dominaient la société. Les novateurs comme Socrate, Epicure, Copernic et Galilée ont été persécutés. Jusqu’au dix-neuvième siècle, les pouvoirs établis, l’Eglise et la masse du peuple n’acceptaient guère les innovations que l’élite introduisait dans la société. Qu’on se souvienne de nombreux actes d’intolérance que les philosophes comme Voltaire ont visiblement critiqués. On admet généralement que c’est à partir du dix-neuvième siècle que la mentalité européenne a évolué à un rythme accéléré. Les forces conservatrices avaient subi, à ce moment là, une lourde défaite. On s’est posé la question de savoir quel facteur avait favorisé une telle victoire des forces novatrices. Les spécialistes y ont refondu avec beaucoup de pertinence : l’explosion de la science et de la technique avec leurs résultats manifestes et vérifiables a eu comme conséquence que l’élite et la masse du peuple plaçaient de plus en plus leur confiance en elles. Les miracles de la science s’imposaient à eux et remplaçaient, dans leur esprit et dans la réalité, les miracles de la religion. C’est dans ce contexte que nous devons comprendre ce célèbre cri : « Dieu est mort ». Il signifie tout simplement qu’il y a eu transfert d’allégeance de Dieu à la toute puissance science. La science était devenue le seul « maître incontesté ». Il ne s’agit pas tant de l’abandon de Dieu comme personne, mais de la méfiance vis-à-vis de toute pensée ou doctrine créant un dieu invisible, du mépris de toute superstition et toute naïveté. La foi est placée uniquement dans ce q’on peut expérimenter. C’est à partir de ce moment que la société européenne a beaucoup évolué. Elle y est arrivée parce que la majorité de sa population avait, grâce aux merveilles de la science et de la technique qu’elle voyait, abandonné une mentalité hostile au changement et avait acquis une autre favorable au progrès. L’élite de ce temps avait montré à la masse par des exemples palpables que la science et la technologie étaient capables de résoudre leurs problèmes de la misère et de la faim.

C’est pourquoi il va de soi que le même facteur qui avait infusé de façon très rapide une vision nouvelle dans les têtes des Européens peut et doit le faire aussi ici chez nous. C’est l’imposition de la science et de la technologie. Une science et une technologie efficaces parleurs résultats convaincants. Une telle science ne s’acquiert que par la culture universitaire, la science qui s’avère aujourd’hui très favorable au progrès. QUE CONCLURE ?

Contre vents et marées, le progrès est devenu l’élément fondamental et essentiel de toute société, développée et sous-développée. Blancs et Noirs, Jaunes et Rouges, nous sommes tous contraints de changer, d’accepter des mutations, d’aller vers le progrès. C’est la réalité de ce temps. Cette nécessité, apparue chez nous dès les premiers contacts avec les Blancs, a évolué et s’est renforcée au cours de ces dernières années.

L’Africain en général et le Congolais en particulier sentent donc que leurs valeurs culturelles conçues par un autre temps et très valables en ce temps là, constituent aujourd’hui des entraves pour la société moderne, tendue vers le progrès. Même s’il ne l’avoue pas, il le vit implicitement. Il est animé d’aspiration au changement mais oublie d’avouer que nombreuses valeurs culturelles qu’il prêche par fierté « épidermique » constituent un handicap sérieux au but qu’il poursuit. C’est pourquoi aussi nos efforts d’adaptation de nos valeurs ancestrales au monde moderne s’avèrent souvent vains.

PROFESSEUR ALPHONSE MBUYAMBA KANKOLONGO Université de Kinshasa

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