Le coût social des agrocarburants : le cas de la palme africaine en Colombie par François Houtart (houtart@espo.ucl.ac.be)

 

 

Centre Tricontinental Louvain-la-Neuve, le 23 août 2007

En Colombie, mon contact était la Commission Interecclésiale
Justice et Paix, qui se préoccupe surtout des violations des droits de
l’homme des populations paysannes expulsées de leur terre, notamment
pour l’extension des terres destinées aux agrocarburants. Un soir, nous
nous sommes rendus au Nord de Bogota, dans une communauté indigène, à
mi flanc d’une montagne pour passer une nuit de prière. Rassemblés dans
un lieu sacré circulaire, à la lumière d’un feu central, nous écoutons
un ancien nous raconter leur expulsion de leurs terres par les
compagnies agricoles, événement accompagné de massacres. On prie pour
les morts. Longs silences. Des membres de la communauté viennent se
joindre au groupe. Ils se saluent en se touchant le front (accueil par
la pensée) et en s’échangeant quelques feuilles de coca. Prise de
parole, les uns après les autres, car « la parole est l’âme ». L’ancien
qui préside me demande d’intervenir en premier lieu, car moi aussi je
suis un "abuelito". Partage spirituel, où s’expriment le respect de la
terre-mère et l’importance de la vie humaine. Reconnaissance aussi
envers le peuple frère qui les a accueillis sur ses terres. Contrastes
: le prénom de l’ancien était Victor Hugo et avant la cérémonie, il
avait demandé à chacun d’éteindre les téléphones portables ! Je ne
reste pas toute la nuit, car le lendemain, il faut travailler !

En effet, le lendemain matin s’ouvrait un séminaire international
sur les agrocarburants, où l’on m’avait demandé de donner la leçon
d’ouverture, thème que je suis en train de travailler pour le moment,
espérant terminer bientôt un ouvrage sur la question. Parmi les
participants, non seulement des Latinos-américains et des Européens,
mais également des Asiatiques. Le lendemain, je passe la journée avec
une délégation internationale près de la frontière du Venezuela, sur un
affluent de l’Orénoque à Arauca, pour entendre des témoignages des
personnes déplacées, surtout des paysans. C’est une "audiencia"
destinée à préparer une session du Tribunal Permanent des Peuples qui
aura lieu au mois de novembre à Bogota et que l’on m’a demandé de
présider. Pendant une demi journée les récits les plus dramatiques se
succèdent, bien des témoins devant parler derrière une porte dans le
local syndical : expulsions par les entreprises pétrolières, massacres
par les paramilitaires et l’armée, bombardement d’un village par un
hélycoptère d’une entreprise pétrolière américaine. Nous interrogeons
les témoins. Un parlementaire européen allemand qui nous accompagne est
pétrifié par l’émotion et incapable de poser la moindre question.
Pendant que nous attendons l’avion du retour, deux policiers de la DAS
(Département administratif de Sécurité) viennent prendre nos passeports
et nous accusent d’activités illégales en nous menaçant d’expulsion. La
réponse est claire : nous avons prévenu les autorités de Bogota. Un
coup de fil le confirme.

Le lendemain, à l’Université Nationale se tient un séminaire sur
les Orientations socio-politiques de la Colombie. Carlos Gaviria,
président de l’opposition et ancien candidat à la présidence et
moi-même introduisons le séminaire sur les principes orientant une
politique, face à la crise du modèle de développement.

C’est ensuite la visite dans Nord du Chocó, région à la frontière
du Panama et proche de la Côte Atlantique. Première escale de l’avion,
Medellín, qui est devenue une véritable métropole, dont on peut
comprendre à grands traits la structure sociale, en la survolant à
basse altitude et en atterrissant à l’aéroport, situé au centre même de
l’agglomération. Enorme développement des quartiers les plus riches,
avec beaucoup de bâtiments en hauteur et extensions à perte de vue des
quartiers pauvres. Cela n’a pas la dimension de Bogota, ville de 8
millions d’habitants, dont le Nord étale son opulence, tandis que le
Sud rassemble des quartiers où s’entassent des centaines de milliers de
gens, notamment les réfugiés intérieurs. De Medellín, nouvelle escale,
jusqu’à une petite ville, Atrato, située non loin de la frontière avec
le Panama. Nous sommes plusieurs à faire partie du voyage, notamment
quelques membres de la Commission Justice et Paix, dont une religieuse
du Sacré Coeur, et la Commission éthique, dont je fais partie avec
entre autres, un juriste espagnol et deux jeunes Américaines, dont
l’une vient de sortir de prison pour avoir manifesté face à l’Ecole des
Amériques en Géorgie (formation des militaires latino-américains de
bien triste réputation).

Avant d’atterrir nous survolons des plantations de bananes. Nous
les traversons ensuite en voiture avant de rejoindre la petite ville
locale. Du restaurant, j’observe les détails de la vie quotidienne et
me reviennent à la mémoire bien des éléments du roman de Gabriel García
Marquez : Cent ans de solitude. De là, nous reprenons deux voitures
pour nous rendre dans une autre petite ville de l’intérieur, où nous
sommes reçus dans le couvent des religieuses. Il s’agit d’une
congrégation colombienne, fondée par la Mère Laura, pour le travail
parmi les populations indigènes. On les appelle "les Lauritas" et elles
sont présentes dans plusieurs pays latino-américains pour du travail
social parmi les populations indigènes. Cette congrégation, très
engagée socialement, s’est fort développée en Colombie et a étendu son
action au milieu des plus pauvres notamment dans la région où nous nous
rendons. Nous passons une partie de la soirée avec les religieuses.
Elles nous racontent leur travail dans cette région où les grands
propriétaires possèdent des milliers d’hectares et où s’étendent
progressivement les plantations de palme africaine. Elles nous
décrivent l’arrivée massive de paysans chassés de leur terre dans les
différentes villes et notamment à l’endroit où nous sommes. On parle de
ville, mais la plupart des rues ne sont pas pavées et les services
généraux sont rudimentaires. Il y a un quartier de maisons bâti à la
hâte, avec des planches et des taules de zinc, qui abritent de nombreux
paysans réfugiés intérieurs.

Les religieuses, travaillant au quotidien et à la base, nous
racontent comment ces paysans qui affluent dans des localités urbaines,
ont été souvent dépossédés de leurs biens. N’ayant plus rien, ils sont
obligés de se débrouiller comme ils le peuvent. Aucune compensation
financière, aucune sécurité sociale, de grandes difficultés pour
envoyer leurs enfants à l’école, pas de travail pour les jeunes. Bref,
des situations souvent dramatiques et face auxquelles l’équipe des sept
religieuses ne parvient pas à faire face. Quatre d’entre elles
s’expriment: "parmi les réfugiés intérieurs, il y a de nombreux
afro-descendants (les populations noires) et aussi certaines
populations indigènes. Souvent c’est la terreur qui est utilisée pour
les faire sortir de leur terre. Les paramilitaires, groupes armés
informels, mais intimement liés avec l’armée, menacent et assassinent
simplement pour créer la peur". Une des religieuse nous dit : "les
paramilitaires sont un véritable appareil d’Etat, car la liaison avec
les pouvoirs militaires, politiques et économiques est patente. Le
gouvernement actuel prétend démobiliser les paramilitaires, mais en
fait ceux-ci sont aussi présents qu’auparavant et toujours aussi armés
et un certain nombre de ceux que l’on reverse dans la vie civile,
obtiennent pratiquement l’impunité et occupent des postes fort
importants dans le champ politique, y compris jusqu’au Parlement".

La Supérieure de la petite communauté nous explique que ces
pratiques politiques sont liées à l’extension constante de la grande
propriété terrienne. Il n’y a pas si longtemps, une grande partie des
terres était boisée. Le reste était cultivé par des petits paysans ou
par des communautés indigènes. Ce sont implantés d’abord les grands
élevages extensifs, puis les cultures de la banane et aujourd’hui la
palme à huile. Ce sont les militaires qui au départ ont exercé la force
pour aider les propriétaires à gagner progressivement les terres sur
les paysans. Ensuite, sont venus les paramilitaires, pour faire la sale
besogne que les militaires ne pouvaient pas accomplir.

Nous leur demandons si la guérilla est active dans la région.
Elles répondent qu’elle a été fort active dans les années 90, mais
qu’elle s’est réfugiée maintenant dans les montagnes. Il s’agissait au
début de paysans dépouillés de leur terre, s’organisant en résistance
armée. Au cours des 40 dernières années, cette résistance, notamment
les FARCS se sont transformées en une organisation militaire, recourant
pour pouvoir continuer à s’armer, à l’impôt sur le narco-trafic et à la
séquestration. Dans la région, en tous les cas ils ne rencontrent pas
une sympathie particulière de la population, même déplacée, mais ils ne
sont pas non plus considérés comme des ennemis, car dans les régions
qu’ils contrôlent, la situation du paysannat est bien meilleure.

Le narco-trafic est présent partout. Les paramilitaires vivent du
narco-trafic. Les militaires sont souvent impliqués également et la
guérilla lève des impôts sur le trafic de drogue, pour pouvoir
subsister. Des membres de la Commission Justice et Paix nous disent :
le narco-trafic a pénétré toute la société colombienne. Une partie
importante des investissements que l’on voit dans les constructions
urbaines de Bogota ou de Medellín, proviennent en fait de cette source.
Le gouvernement, aidé par les Américains, détruit des cultures de coca,
surtout dans les zones montagneuses et éloignées des villes, par voie
de fumigation, mais cela ne s’avère guère efficace et par contre, cela
produit des effets écologiques désastreux. On s’attaque aux petits
paysans, qui souvent déplacés de leurs cultures traditionnelles n’ont
plus d’autres moyens d’existence, mais les grands trafiquants
parviennent à se faire une place dans la société.

Le soir nous logeons dans un local paroissial, des matelas de
mousse mis sur le sol. Privilège de l’âge, on m’accorde un lit en
planches et après une courte nuit, nous reprenons la route. Tout
d’abord la grande route qui mène vers Medellín et qui traverse, à perte
de vue, des élevages extensifs, s’étendant sur des milliers d’hectares.
Le bétail est dispersé et relativement peu nombreux. Nous allons passer
16 barrages militaires au cours des deux jours, signe de la
militarisation de la région. A deux d’entre eux, nous devrons décliner
nos identités. Les jeeps s’engagent ensuite dans des chemins de
campagne, où l’on voit le long des routes des implantations nouvelles
de petites maisons de bois de chaume et de taules. Ce sont des groupes
de famille de paramilitaires, provenant d’autres régions. Après environ
75 km, nous arrivons dans la zone de la palme africaine. Cette fois,
nous nous engageons dans des chemins complètement entourés de
plantations de palmiers, plantes relativement basses et dont les fruits
se situent à la base. Tout le long d’une de ces routes, les fruits des
palmiers sont rassemblés sur la route et des camions viennent les
prendre pour les apporter à une rafinerie, que nous avons croisée. Un
hectare de palmiers donne 5 000 litres d’agrodiesel. C’est donc une
production très rentable. Le travail n’exige qu’une main-d’oeuvre assez
réduite, qui est amenée en camion chaque jour. Les fertilisants et les
pesticides utilisés pour les plantations sont chimiquement très
destructeurs. Il n’y a plus un seul oiseau. Les paysans nous disent que
les ruisseaux et rivières n’ont plus de poissons. L’un d’entre eux, me
montre les traces de brûlures de la peau qu’il a subies en s’étant
baigné dans la rivière. Les produits chimiques sont épandus par
avionnette et ne respectent rien, ni les sols, ni l’eau, ni les rares
espaces où il y a encore un habitat.

Nous arrivons finalement dans un lieu indiqué par un grand panneau
réalisé à la main : Zone humanitaire. Après 10 ans de luttes sanglantes
menées par la Brigade 17 de l’armée et les paramilitaires agissant pour
les entreprises de la palme, et ensuite à partir de 2001, de
déplacements forcés successifs, un groupe de paysans s’est rassemblé
pour cultiver quelques hectares de terre à la lisière des plantations
de palme. Ils ont été expropriés de leurs propriétés ancestrales datant
pour certains de plus de 120 ans. Ils ont constitué ce qu’ils appellent
une "zone humanitaire de biodiversité". Ils sont accompagnés de membres
de la brigade internationale de paix pour les protéger. Une Commission
éthique internationale a été constituée pour alerter les instances
internationales, en cas de violations graves de leurs droits. J’en suis
membre, avec d’autres européens et nord-américains, les autorités de
Bogota ont été prévenues de notre mission sur place par la Commission
interecclésiale Justice et Paix.

Il faut dire qu’un petit paysan dans ces régions, est quelqu’un
qui possède entre 50 et 100 hectares. Les cultures étaient
diversifiées, l’élevage relativement extensif, les bois abondants, ce
qui permettait à ces paysans de poursuivre une vie relativement
normale, même si les conditions de travail étaient dures. Le Chocó
était la région de la plus grande biodiversité du pays. Il y avait à
quelques kilomètres de là un village, avec école primaire, centre de
santé, aqueduc amenant l’eau de la montagne, une série d’églises et de
temples de différentes dénominations chrétiennes. Aujourd’hui, il ne
reste presque plus rien de cette agglomération : l’école, le centre de
santé, l’aqueduc ont été détruits, pour l’extension des cultures de la
palme. Chaque extension de la culture de la palme entraîne de nouveaux
massacres. En décembre 2005, à Pueblo Nuevo et en octobre 2006, à
Brisas, c’est un nouveau groupe paramilitaire, appelé "Aguilas Negras"
(les Aigles Noirs) qui est entré en action, en connexion avec l’armée
et la police.

Nous descendons des jeeps et nous nous rendons vers un petit
groupe d’habitations à peine édifiées. Il y a seulement quelques mois
que les paysans se sont installés sur ces terres. Déjà, ils font
l’objet d’une procédure judiciaire, comme "envahisseurs". Or, tous
avaient des terres dont ils ont été expulsés. Quelques compagnies de
palmes sont actives dans la région et à l’endroit où nous sommes, il
s’agit de Urapalma, société anonyme.

Comme les paysans ne voulaient pas céder leurs terres, les menaces
ont immédiatement suivies. On leur disait: "si vous ne voulez pas
vendre vos terres, nous les achèterons à vos veuves". Malheureusement,
les faits ont suivi. Dans la communauté que nous visitons, 113
personnes ont été assassinées, d’abord par l’armée et ensuite par les
paramilitaires. Il en a été de même dans bien d’autres endroits. Je ne
décrirai pas la manière dont ils ont été massacrés, car cela dépasse
les limites du supportable. Dernièrement, l’un d’entre eux, un noir qui
devait assister à une réunion internationale à Chicago pour dénoncer
les injustices commises en Colombie, a été assassiné quelques jours
avant son départ. Son corps a été retrouvé dans la rivière, par la
religieuse du Sacré-Coeur présente avec nous. C’était un avertissement
pour les autres.

Sur place également, un certain nombre de membres de la Brigade
internationale de la paix, des jeunes italiens, espagnols, américains,
canadiens, français, qui se relayent pour vivre avec la communauté,
travaillant avec eux et prenant tous les risques, afin de les protéger.
C’est là le sens de la "Zone humanitaire et de biodiversité", en
d’autres mots une aire symboliquement protégée, établie sur 5 hectares
récupérés par un des paysans, en bordure des palmeraies. La visite que
nous faisons au nom de la "Commission éthique" est aussi destinée à
éviter que les exactions continuent dans le silence et l’ignorance. Le
gouvernement est soucieux de sa réputation internationale, ce qui
explique la crainte des révélations.

L’après-midi nous nous rendons ensemble à environ deux km de là,
vers le cimetière. Ce dernier se trouve en bordure des plantations. Il
a été complètement détruit par les bulldozers, toutes les tombes
profanées et sur un petit morceau de terre qui se trouvait en dehors de
la plantation, les paysans ont replanté de petites croix de bois
peintes en blanc. En arrivant, sur le sentier, rempli d’eau et de boue,
un des paysans tue une vipère. Sur place, nous nous rassemblons en
silence. Ils me demandent de prier pour les morts. Un des paysans prend
aussi la parole. Il explique l’histoire du cimetière. "Nous avions ici
un village. Il n’en reste pratiquement plus rien. Les machines ont
complètement bouleversé le cimetière. Nous ne savons plus qui de nos
êtres chers se trouvent ici et c’est pour cela que nous avons remis
quelques croix symboliquement, sans savoir qui se trouve en dessous".
C’est une grande émotion. Ils me demandent de bénir ce lieu. Nous
récitons ensemble le Notre Père, puis restons encore un long moment à
prier en silence, non seulement pour les parents et grands-parents
enterrés en ce lieu, mais également pour tous ceux qui ont été
massacrés. Au loin retentit le chant des tronçonneuses qui opèrent dans
la forêt voisine.

Cette vision me bouleverse profondément. C’est presque la rage qui
vient au coeur lorsque l’on voit des choses de ce genre. Le capitalisme
n’a aucun respect pour quoi que ce soit. Il faut gagner de l’argent. Il
faut tout transformer en marchandise. C’est la valeur suprême. Les
êtres humains ne comptent plus, même pas ceux qui reposaient en paix
dans ce cimetière de campagne. Nous retraversons le chemin entouré de
palmiers : les palmiers de la mort.

Le soir, repas partagé ensemble : soupe de frijoles. La soirée
s’organise pour un échange de témoignages, de chants, de partage. Sont
venus aussi nous rejoindre des communautés venant de la région de
Cacarica. Ce sont de jeunes noirs, de descendance africaine. D’autres
paysans sont aussi venus des environs, des hommes, des femmes, des
enfants. Ils ont fait deux, trois ou quatre heures de marche pour
pouvoir passer ces quelques heures ensemble. Ceux de Cacarica ont fait
une journée entière de voyage, notamment en descendant la rivière
Curvarado qui passe à une vingtaine de kilomètres de là.

La soirée commence par des témoignages. Le rappel des expulsions,
des massacres. L’un après l’autre, des paysans et des paysannes
viennent raconter leur histoire. Ce sont les menaces des militaires,
les massacres des paramilitaires. Un homme vient dire : même mon enfant
de trois ans a été tué sous mes yeux. Un jeune vient raconter comment
ses deux parents ont été tués par les paramilitaires. Et les uns après
les autres donnent, à voix tranquille, triste, leurs témoignages. C’est
véritablement poignant. L’assistance est silencieuse. Une vieille dame
d’origine africaine vient prendre la parole : "Je suis une grand-mère
et j’ai 29 petits-enfants. J’ai été chassée de mes terres. Mes
petits-enfants ne peuvent plus aller à l’école. Nous n’avons pas de
service médical, même pas un petit centre de santé. Nous sommes des
paysans. Nous voulons travailler la terre. Je voudrais tellement que
mes petits-enfants puissent eux aussi étudier, se développer dans la
vie. Qu’est-ce que nous avons fait pour subir un sort pareil ? Nous
désirons vivre en paix, cultiver nos terres. Il y avait ici de la vie
et maintenant c’est la mort. Et cependant nous n’avons pas perdu
l’espoir. Nous pensons que le Seigneur ne nous a pas oublié. Nous
continuons à lutter. Nous ne nous laisserons pas décourager par les
menaces et par la violence. Nous voulons vivre en paix".

Des jeunes venus de Cacarica, viennent exprimer leur sentiment par
des chants. C’est du rap, dont l’un d’entre eux est l’auteur des
paroles. Il explique que le rap a son origine chez les noirs américains
et qu’il s’agit de chants de protestation. A plusieurs reprises, ils
apportent ainsi leur contribution à cette soirée, qui se passe sous un
toit de taules, avec un sol en terre battue. Leurs chants sont
impressionnants. Un rythme saccadé, qui exprime l’histoire de leur
communauté. Eux aussi ont vu leurs parents expulsés de leurs terres.
Ils demandent la justice. Ils accusent les grands propriétaires et les
compagnies de l’agrobusiness. Ils dénoncent les paramilitaires qui ont
massacré bien des leurs. Ils accusent l’armée, le gouvernement et en
particulier le président Uribe, lui-même grand propriétaire de terres
et de mines et artisan de l’impunité des paramilitaires. Certaines de
ces chansons sont très dures. Elles se terminent cependant sur un désir
de lutte et non de désespoir.

A la fin de ces témoignages, ils me demandent d’intervenir par une
prière. Toute l’assemblée est silencieuse. Il faut se rappeler les
morts et les victimes. Il faut cependant surtout rappeler que la vie
est plus forte que la mort. Le symbole de la résurrection est
précisément celui de la victoire de la vie. Dieu est présent. Il est
celui qui veut la vie. Jésus lui aussi a été persécuté pour la justice
et finalement exécuté, parce qu’il s’était opposé à la domination et
l’exploitation des puissants sur les pauvres. Mais il est ressuscité et
c’est là la source de l’espoir.

Une jeune femme noire entonne une chanson : la vierge noire. C’est
une longue mélopée, chantée doucement, dans l’écoute attentive et émue
de toute l’assemblée. "La vierge est celle qui a aimé, qui a souffert.
Elle a aimé aussi le peuple noir. C’est pour cela que nous l’appelons
la vierge noire. C’est elle qui nous donne l’espérance. C’est elle qui
pense à nous comme une mère. La vierge noire. La vierge noire". Un long
silence se poursuit, chacun se rappelant son histoire.

Mais, la joie de vivre va reprendre le dessus. Alors tous sont
invités à présenter une chanson, à raconter une histoire. C’est la vie
qui s’affirme sur la mort, la joie sur la tristesse. Les uns et les
autres, des différentes communautés, s’efforcent à participer à la
fête. Certains, avec beaucoup de maladresse, chantent absolument faux.
Tout le monde éclate de rire. Les enfants ont préparé une chanson, qui
n’en finit plus, mais qui leur a permis d’intervenir eux aussi. Comme
il y a quelques étrangers, on demande aux deux Américaines présentes de
chanter. C’est une véritable catastrophe. Les Italiens s’y mêlent, avec
un peu plus de brio. On me demande également d’apporter ma
contribution. N’étant pas très doué dans ce domaine, je choisis de leur
apprendre le canon français "Frère Jacques". Au début cela ne va pas
trop mal. Quelle surprise de voir que tout le monde peut chanter en
français. Inutile de dire que le canon se termine en cacophonie. Mais
tout le monde rit à coeur joie et c’est vraiment la fête. Cela dure
ainsi jusque assez tard le soir, mais comme le matin, il va falloir se
lever tôt, finalement tout le monde rentre dans les masures ou dans les
petites tentes et la seule lumière est celle d’une lune à peine visible
à travers les nuages.

Je dors sur quelques planches, heureusement avec une moustiquaire,
car ces bestioles s’étaient jointes à la fête ! A côté de moi, un
couple catalan ronfle à qui mieux mieux. Pas très facile de trouver le
sommeil, mais la fatigue aidant, cela vient quand même. A quatre heures
et demi le matin, je suis réveillé en sursaut par le chant tonitruant
d’un coq ayant aperçu les premiers rayons du soleil. Il se trouvait à
côté de moi de l’autre côté de la bâche de plastique. Nous nous levons
tous. Il a plu toute la nuit. La terre battue, même des maisons, s’est
transformée en boue. Pas facile de s’habiller. Heureusement, une énorme
bassine de café a été préparée. Cela fait du bien pour se réveiller.

A six heures tout le monde doit être prêt pour une opération de
destruction des palmiers. Nous suivons le sentier qui mène à la route.
Une bonne centaine de personnes sont présentes, des paysans, des
membres des brigades, des jeunes et des vieux. Tous avons entre les
mains une machette. Avant de se mettre en route pour cette opération,
l’un des paysans dépossédé de ses terres, prend la parole. Il est
membre d’une Eglise chrétienne, qui s’appelle l’Eglise quadrangulaire
(les quatre angles de la terre). Il demande à tout le monde de se
recueillir. Je suis à ses côtés. Il commence ensuite par la récitation
du Notre Père à laquelle il m’associe. Ensuite, les yeux baissés, dans
une attitude de recueillement, il demande la bénédiction de Dieu sur
tout ceux qui veulent la justice. "Que Dieu nous donne la force de
continuer à lutter, de rétablir la justice, de lutter pour notre
famille, pour la vie, pour la fraternité entre les hommes. Et
maintenant, tous avec nos machettes, nous allons détruire ce qui est
l’oeuvre de la mort". Le groupe s’avance dans les plantations. Chacun
choisit un arbre et les machettes s’exécutent pour détruire les
palmiers.

Comme nous devons, à quelques-uns, rentrer à Bogota, ma
participation n’a été que très symbolique. Il va falloir se mettre en
route pour retourner à la capitale. Je dis au revoir, avec émotion, à
ceux avec lesquels j’avais partagé ces quelques heures très
intensément. Mais, problème ! Pendant la nuit, une forte tornade a
couché de nombreux arbres sur la seule route permettant d’arriver à la
"zone humanitaire". Plus moyen de faire passer des véhicules. Il va
donc falloir partir à pieds. Avec quelques-uns nous nous mettons en
route. Malheureusement, j’avais fait un mauvais mouvement deux jours
avant à Bogota, en entrant dans une voiture. Ma jambe droite n’est pas
en très bonne forme. Mais, j’ai un parapluie qui me sert de canne et
voilà la route entamée, sur des chemins remplis de bosses et de boue.
Les kilomètres se succèdent monotones entre des rangées de palmiers. Un
camion transportant des travailleurs nous croise. Il était resté à
l’intérieur du périmètre des routes barrées par les arbres abattus.
Après près de 10 kilomètres de marche, voilà qu’arrive une
motocyclette. Nous faisons du moto-stop. C’était un des paysans locaux.
De nouveau, privilège de l’âge, je suis désigné pour monter sur la moto
et continuer les dix autres kilomètres qu’il fallait parcourir pour
arriver jusqu’à la rivière. Je me demande encore comment je n’ai pas
pris plusieurs bains dans les caniveaux des chemins ! Je pense au film
"La motocyclette" et j’ai failli me prendre pour le Che !

Arrivé finalement à bon port, celui qui m’avait véhiculé téléphone
avec son portable à la petite ville de l’autre côté de la rivière. Il
fait appel à deux autres motos, qui finissent par venir prendre les
autres qui avaient continué à pieds, alors que le soleil commençait
véritablement à taper fort. Finalement, nous nous retrouvons tous
ensemble et nous prenons une pirogue pour traverser la rivière et
rejoindre une jeep de l’autre côté. Nouveau barrage militaire. Plus de
70 km en jeep sur des routes impossibles. Camions embourbés, bref tout
ce qu’il fallait pour que nous rations l’avion, car le trajet nous a
évidemment pris beaucoup plus de temps que prévu. Finalement, nous
rejoignons la grande route. La jeep ne parvient pas à dépasser les 40
km heure, car elle a du chimmy et à chaque instant, surtout à chaque
caniveau, elle se met à se secouer dans tous les sens. Nous changeons
de voiture à la ville où nous avions passé la première nuit. A toute
vitesse nous fonçons vers l’aéroport et heureusement l’avion a une
heure de retard, sinon il aurait fallu rester sur place.

Le retour se passe, comme à l’aller : arrêt et changement d’avion
à Medellín et finalement atterrissage à Bogota. Durant le voyage, je ne
puis m’empêcher de penser à tout ce que j’ai vécu pendant les deux
jours précédents. Le film des événements me revient constamment à
l’esprit. Comment peut-on accepter des situations semblables ? Comment
est-ce possible que l’Eglise hiérarchique ne soit pas présente pour
défendre la justice ? Comment une société peut-elle se construire sur
de tels paramètres ? En passant à Medellín, je pense à la société
Urapalma, dont le siège se trouve dans cette ville. Qui sont les
actionnaires ? Probablement, d’excellentes personnes, de bons pères de
famille, de bons chrétiens, qui se trouvent autour d’une table à tapis
vert et qui prennent des décisions économiques, en fonction de la
logique du profit, sans se poser d’autres questions. Il faut dénoncer
ce système. Il faut trouver qui sont les actionnaires ? Il faut savoir
quelles sont les banques qui les financent et quelles sont leurs
connexions internationales ? Il faut oser dire qu’ils sont responsables
de la mort, qu’ils réduisent à la misère des milliers de personnes,
qu’ils empêchent les talents humains de se développer, qu’ils sont les
obstacles à ce que des enfants puissent un jour contribuer au bien-être
de l’humanité, qu’ils représentent des intérêts matériels contre des
valeurs humaines.

On pourrait penser que tout ceci signifie arrêter le progrès, qui
pour un bien supérieur exige des sacrifices. Mais quels progrès et
quels sacrifices ? Continuer un modèle énergétique qui congestionne nos
villes et permet que le 18 août de cette année, il y ait 580 km de
bouchon en France, pour ne citer que des exemples faciles ? Au prix de
dommages irréparables à la biodiversité, aux réserves d’eau, aux sols,
au climat, au détriment de l’agriculture paysanne et au profit des
l’agro-business dominée par quelques grandes entreprises, et plus grave
encore, au prix de sacrifices humains, sociaux et culturels qui
affectent des millions de gens. Or, un autre modèle est possible, de
respect de la biodiversité, des droits humains et du climat, mais cela
exige une volonté politique.

A Bogota, une collègue de l’Université vient me prendre pour
rencontrer un groupe de personnes déplacées venant de l’ensemble du
pays, afin de préparer une session du Tribunal des Peuples que je dois
présider en novembre. C’est chez elle que je loge. En un an et demi,
c’est le troisième appartement qu’elle occupe à Bogota, car elle est
constamment menacée. Pendant la réunion un de ses collaborateurs vient
discrètement prendre mes souliers, pour les lustrer, car je suis rempli
de boue des pieds à la tête. Je change ensuite de pantalon, car le soir
nous avons une rencontre avec l’Ambassadeur du Venezuela.

Le lendemain de notre retour, la police et l’armée sont descendues
dans la "zone humanitaire". Dix hectares de palmiers ont été détruits
(sur 25 000, dont la plus grande partie majorité a exigé la destruction
d’une forêt originale, vieille de milliers d’années). Les paysans
coupeurs de palmes seront traduits en justice "pour destruction de
l’environnement". Un comble ! La présence internationale empêche pour
le moment que des massacres se produisent. La semaine suivante, lors du
séminaire sur les agro-carburants, une discussion a lieu avec le
vice-ministre de l’agriculture et un représentant de la Fédération des
planteurs de palmes. Ce dernier déclare que Urapalma n’est pas membre
de la Fédération et qu’il ne peut assumer aucune responsabilité à son
sujet. Par contre, dit-il, les autres plantations répondent à un
véritable esprit d’entreprise, respectant leur responsabilité sociale
et disposant d’un code de conduite. Quant aux titres de propriété des
paysans et des communautés indigènes et noires, c’est une question
complexe, car beaucoup sont des faux. Vérifier tout cela prend du temps
et l’Etat colombien qui a subsidié ces plantations doit veiller,
pendant ce temps, à récupérer sa mise. Bref, la langue de bois, face
aux paysans dépossédés et sans défense. Curieux discours, quand on sait
que rien qu’entre 2001 et 2005, 263 000 familles de paysans ont été
expropriées de 2,6 millions d’hectares, soit par les compagnies de
l’agro-business, soit par les paramilitaires eux-mêmes et que la
pauvreté rurale est passée de 66 à 69% entre 2003 et 2004 !

Le vice-ministre, pour sa part, arguant d’études scientifique,
affirme que la Colombie est un modèle de respect de la biodiversité
dans le domaine des palmeraies. Dire le contraire est faire injure au
pays. On croirait entendre parler d’une autre planète ! Quelle est la
logique présidant à ces discours et à ces pratiques ? Celle du progrès
représenté par les monocultures destinées à répondre à la consommation
des plus riches dans le monde et bientôt à l’"énergie verte" dont on
parle tant, mais qui dans son processus détruit plus écologiquement et
socialement, qu’elle ne produit d’avantages. C’est aussi la logique du
profit, car les plantations représentent bien plus de valeur ajoutée
que l’agriculture paysanne et contribuent ainsi à l’accumulation du
capital.

Voilà ce que je voulais partager avec vous, cet écrit étant un
minimum d’expressions de fidélité envers les hommes, les femmes, les
enfants rencontrés pendant ces deux jours.

François HOUTART

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