BHV (Denis Bouwen, Guy De Boeck, Geert Stienissen, CongoForum)

Ce sera fatalement partiel et superficiel car,
pour expliquer à fond les questions linguistiques et communautaires belges, il
faudrait remonter à 1830 et faire toute l’histoire du pays. D’autre part, ces
questions sont fondamentalement institutionnelles c'est-à-dire qu’elles ne
concernent pas les rapports de classe qui sont les véritables moteurs de
l’histoire. Elles servent même en partie à les dissimuler.

Ainsi, il est faux de croire que le
communautaire, à lui seul, est cause de la très longue crise gouvernementale
belge. Il ne sert qu’à dissimuler des divergences profondes entre les partis
politiques, à propos des questions de fond, c'est-à-dire des questions sociales
et économiques.

Il faut dire aussi que la classe politique a du
mal à s’adapter à la réalité fédérale. Alors que les partis ont cessé d’être
« l’aile flamande » et « l’aile wallonne » de partis
nationaux et que les résultats électoraux sont très différents au Nord et au Sud du pays, on continue à chercher des
coalitions « symétriques », chacun hésitant à aller au gouvernement
sans le « petit frère » de l’autre groupe linguistique. Ceci alors
que, parallèlement, les membres de ces partis, y compris les
« ténors », se connaissent de moins en moins. Ainsi, il est fort
perceptible que, en marge du « communautaire » qui occupe le devant
de la scène, il y a tout un jeu libéral pour écarter non seulement le SP-A
(laminé par les élections) mais aussi le PS et un autre jeu, de la part de
celui-ci pour se refaire une virginité sur le terrain communautaire, en faisant
oublier certains incidents financiers d’une moralité assez élastique[1].

 

Ces réserves étant faites, et une certaine
superficialité admise à l’avance, qu’est-ce que « l’affaire BHV ».

 

Il faut, pour la comprendre, remonter à la
« Belgique de papa », celle des années ‘60.

A cette époque, la Belgique est un état
unitaire mais qui, bien évidemment est déjà habité par deux communautés. Il
n’est pas encore question de communautés ou de régions. Par contre, il existe
déjà une législation sur l’usage des langues. Il s’agissait d’une loi de 1932

 

Et cette législation – c’est là que se trouve
l’origine du problème – a pour résultat que la frontière linguistique est
MOBILE. Chaque fois que la
Belgique
procède au recensement[2]
de sa population (tous les 10 ans), le questionnaire comprend une partie, dite
« volet linguistique[3] »
où les personnes recensées doivent répondre à des questions sur l’usage qu’ils
font de l’une ou de l’autre des langues nationales. Lorsqu’il s’avère que, dans
une commune, unilingue jusqu’au recensement précédent, il existe au moins une
minorité significative (30%) de Belges appartenant à l’autre groupe
linguistique, cette commune devient obligatoirement bilingue, c'est-à-dire que
l’on peut y parler les deux langues au conseil communal, que tous les actes
officiels peuvent s’y poser dans les deux langues, que l’affichage communal y
est bilingue, que l’on doit y organiser des établissements d’enseignement dans
les deux langues, etc…

L’idée, au fond, était de ménager, entre les
parties unilingues du pays, une sorte de zone de transition ou de zone tampon,
qui serait bilingue à la manière de Bruxelles, plutôt que de séparer deux zones
unilingues par une ligne abrupte.

Bien que cette situation fût alors généralisée,
elle était cependant particulièrement sensible aux alentours de Bruxelles, tout
simplement parce que, là, le phénomène se trouvait grossi par la propension de
toutes les villes à « grignoter » leurs faubourgs et à s’étendre au
détriment des campagnes environnantes[4].
Ailleurs, la limite entre les deux langues nationales séparait parfois des
sapins wallons de conifères flamands, ou des troupeaux néerlandophones et
francophones. Et quand des migrations de populations se produisaient, elles
concernaient des zones à densités comparables : on avait affaire à une
évolution lente dans la population d’un milieu rural qui restait rural, donc à
densité assez faible.

Dans la périphérie bruxelloise, au contraire, il
s’agissait d’une urbanisation, et des communes autrefois flamandes et rurales
se voyaient transformées en quartiers urbains. Ce qui signifiait aussi le
passage d’un peuplement relativement clairsemé de néerlandophone à un
peuplement « bilingue» dense, souvent francophone. Enfin, comme toute
ville est tentaculaire, cela se produisait non plus le long d’une ligne, mais
tout autour de Bruxelles et concernait donc un grand nombre de communes à la
fois. Cette tendance de Bruxelles à s’étendre fut appelée « la tache
d’huile bruxelloise » ( « de
Brusselse olievlek
 »).

 

Dans la pratique, cette législation tournait
entièrement au détriment des Flamands. En effet, alors que le français était,
depuis la fin de la Première Guerre
Mondiale, sérieusement en perte de
vitesse sur le plan international où il perdait chaque jour du terrain face à
l’anglais, il conservait un statut de prestige qui répondait de moins en moins
à la réalité. Il est à remarquer que les Belges ne furent pas seuls à se
tromper à ce propos : durant les premières années d’existence de la CEE, celle-ci eut le français
comme langue de travail, et ceci malgré la présence de négociateurs
britanniques.

Quoi qu’il en soit, c’était le français qui
était la langue socialement prestigieuse et, là où le bilinguisme était
instauré, le français ne tardait pas à occuper le haut du pavé de sorte qu’en
assez peu de temps, il y régnait, de fait sinon de droit, un quasi unilinguisme
francophone. Et les Flamands étaient fondés à se dire que, si l’on ne faisait
rien, cela s’arrêterait le jour où la
frontière linguistique aurait atteint la
Mer
du Nord !

 

Avant d’aller plus loin, il faut remarquer ici
que, dans la situation telle qu’elle se présentait à la fin des années 50,
le désir flamand d’arrêter ce phénomène était parfaitement raisonnable et
fondé. Bien sûr, sur le plan du droit, aucun Flamand n’était lésé par le
bilinguisme, puisqu’on lui parlait sa langue dans les administrations, qu’il
disposait d’écoles, de bibliothèques, etc… Mais il faut bien reconnaître que,
dans la pratique, à cette époque-là, le français exerçait encore, semble-t-il, un prestige tellement
fascinant sur les Flamands soucieux d’améliorer leur position sociale[5],
que le bilinguisme était toujours synonyme de francisation.

Le seul moyen de l’éviter, c’était de ne pas
s’exposer aux vertigineuses tentations
du bilinguisme, d’avoir un territoire unilingue. Cela apparaissait comme une
condition indispensable pour que la
Flandre
puisse conserver son individualité et développer sa
propre culture. D’où une revendication logique : que l’on stoppe cette
frontière linguistique mobile et que l’on s’en tienne, une fois pour toute, à
une frontière FIXE. Et qu’on le fasse, en particulier, là où cela fâchait et
faisait mal : dans la périphérie bruxelloise.

 

Puisque tout était réglé par une loi de 1932,
il aurait fallu modifier cette loi. Mais il ne se trouva pas une majorité au
Parlement pour le faire.

Il y avait bien eu une tentative, sous forme
d’un projet de loi de 1936, pour établir en Belgique le bilinguisme généralisé.
Ce projet est souvent présenté comme « l’occasion
ratée par les francophones qui n’en ont pas voulu 
». On peut douter
que c’ait été une occasion de quoi que ce soit, car on voit mal comment, à
l’époque et hors des villes, les communes (non encore fusionnées[6]),
y auraient fait face. Et un « refus francophone » était déjà, à
l’époque, chose impossible. Les Flamands représentent la majorité dans les
Assemblées depuis que les élections se font au suffrage universel, fût-il
plural et uniquement masculin, c'est-à-dire depuis 1897. Quand bien même il y
avait une forte propension des francophones à rejeter ce projet utopique, les
Flamands ne forcèrent pas le passage en faisant bloc, parce que les milieux
dirigeants flamands ont longtemps été divisés sur l’usage qu’il fallait faire
de la situation majoritaire des Flamands en Belgique, qui leur donnait un rôle
prépondérant dans les institutions législatives et exécutives du pays.

On resta donc avec la loi de 1962 et la
frontière linguistique mobile. Ce qui eut pour résultat une sorte de guérilla,
riche en incidents de procédure et en incidents comiques, visant à
« gripper » le principal rouage de la francisation : le
« volet linguistique » du recensement décennal. On réussit par
exemple à retarder jusqu’en 1954 la publication des résultats du recensement de
1947 ! Il faut citer en particulier la résistance des bourgmestres
flamands de la périphérie bruxelloise, qui refusèrent le recensement, ou plus
exactement y procédèrent à l’aide de documents amputés du « volet »
litigieux. Bien entendu, ces bourgmestres se virent traités d’inciviques d’un
côté, cependant que de l’autre on exaltait leur courageux acte de désobéissance
civile.

 

Cette affaire du « volet
linguistique » appelle deux remarques.

 

La première : ce fut le premier cas où
l’on vit se produire un fait qui émaille à l’infini les « incidents
linguistiques » belges et qu’on pourrait appeler la « réponse par l’institution
inadéquate ». Autrement dit, devant ce qui apparaît comme l’immobilisme ou
l’attentisme (voire la lâcheté ou la trahison) d’un échelon du pouvoir, qui
aurait la compétence légale de régler un problème, d’autres échelons, dont ce
n’est pas la compétence, s’en mêlent d’une manière qui au minimum flirte avec
l’illégalité quand elle n’y entre pas à pieds joints. En l’occurrence, les
bourgmestres se substituaient au pouvoir législatif pour décider, en toute
illégalité, de modifier le recensement. Ce n’est pas une exclusivité
flamande : quand José Happart gagnera des élections communales au nom du
« Retour à Liège », alors que la question échappe à la compétence des
communes, il ne se comportera pas autrement.

Et cette situation sera la source d’imbroglios
particulièrement compliqués parce que, en Belgique, la majorité linguistique se
renverse presque toujours lorsqu’on monte d’un échelon.

Sur le plan européen, il y a plus de
francophones que de néerlandophones. Mais, en Belgique, il y a plus de Flamands
que de francophones Toutefois, dans la capitale, cette proportion s’inverse. Il
en résulte des choses qui paraissent absurdes vues de l’extérieur : des
hommes politiques qui, sur le plan national, n’ont que la démocratie,
c'est-à-dire la loi du nombre, à la bouche, mais refusent d’en tenir compte au
niveau local, allant jusqu’à opprimer des majorités, alors que d’autre part ils
se comportent, au plan de l’UE, en minorité opprimée, ou susceptible de l’être.

Rien n’est donc plus évanescent, en Belgique,
que la notion de « majorité », car presque toujours une majorité
locale se verra opposer une majorité régionale en sens inverse.

 

Cette disposition particulière aura aussi pour
conséquence la fréquente impunité de ces divers « incivismes » et
« illégalités ». En effet, la sanction devrait venir du niveau de
pouvoir immédiatement supérieur. Mais, à celui-ci précisément, la majorité
s’inverse… La « réponse par
l’institution inadéquate » fut rarement sanctionnée. Elle aurait du
l’être. Il n’appartient pas à un pouvoir local de se substituer au pouvoir
législatif national, pas plus qu’il n’est permis à un citoyen de se faire
justice soi-même. Et cela vaut même si l’on peut comprendre, voire approuver,
celui qui commet l’abus. Entendre le signal, c’est bien. Remédier à la
situation dénoncée, c’est encore mieux. Mais laisser un pouvoir subordonné
anticiper le changement, c’était aller trop loin !

 

Deuxièmement, ce « tripotage » du recensement
linguistique a eu pour résultat de créer la pire situation qui puisse
s’imaginer quand il s’agit de la loi : le flou. Le « clichage »
de la frontière linguistique (qui avait pour conséquence de substituer une
ligne abrupte aux zones tampon, partout sauf à Bruxelles) intervint en 1963.
Cela mettait officiellement fin à la loi de 1932 et à la « frontière
linguistique mobile ».

Mais cela signifie aussi, a contrario, que
jusqu’en 1963 la loi de 1932 était toujours d’application et qu’une commune comptant
une minorité linguistique de 30 % devait devenir bilingue. Il était légitime de
se dire, jusqu’en 1963 : « Je
vais aller habiter telle commune. Il y a suffisamment de gens qui parlent ma
langue pour qu’elle devienne bilingue sous peu
 ». C’était toujours la
loi ! Seulement, cette loi avait besoin de s’appuyer sur les données du
recensement, qu’on ne lui avait pas fournies, pour les raisons qui viennent
d’être exposées. Si le « clichage » de 1963 avait rendu définitives
et obligatoires les situations de 1963, faisant en quelque sorte une dernière
application des règles de 32 avant de le jeter à la poubelle, il n’y aurait
rien à y redire. Mais on s’est basé sur le dernier recensement disponible,
datant de 54 ou de 47, fixant donc la frontière là où elle n’était plus !

 

On a fait, à propos de BHV et des questions
linguistiques, une consommation effrénée de la notion d’illégalité, opposant,
par exemple, l’illégalité de convoquer les électeurs en français à l’illégalité
de ne pas nommer un bourgmestre élu par les citoyens, les circulaires du
Ministre Peeters ou les décisions du Ministre Keulen, etc…

Et, comme presque toujours dans ce genre de
contexte, on confondit allégrement des questions différentes : « L’acte est-il conforme à la
loi ? »
et «  La loi
est-elle juste ? »
, ce n’est pas fois pas du tout la même
chose !

Le plus simple ne serait-il pas de remonter à
la source et de constater que la première illégalité, qui a entraîné toutes les
autres, a été le clichage de la frontière linguistique ? Il ne s’agit pas
de ce clichage lui-même qui correspondait à une demande légitime de la
communauté flamande. Il s’agit du fait que l’on a entériné ainsi le refus de
procéder aux recensements linguistiques alors que la loi de ’32 était toujours
en vigueur, amenant par là un clichage qui ne correspondait plus à la réalité.
Il faut, soit le reconnaître, corriger l’erreur et parler de légalité, soit
cesser de mettre en avant d’hypocrites notions légales et proclamer ouvertement
que la force prime le droit.

 

De plus, pour corser encore ce plat déjà indigeste,
on inventa la notion de « facilités » (jamais sans doute un mot n’a
été employé autant à contresens !), ce qui revenait à dire que l’on
séparait la Belgique
en deux zones unilingues et que le bilinguisme devenait un jeu réservé aux
seuls Bruxellois, mais qu’en même temps qu’on instaurait l‘unilinguisme absolu, on instituait aussi
par endroit un bilinguisme relatif et conditionnel !

Et à peine avait-on accouché de cette
monstruosité, qu’on la mettait « au frigo ». Comme elle n’en est
ressortie qu’en 2007, ce « frigo » devait être en fait un puissant
surgélateur.

 

Or, en l’espace de 40 ans, bien des choses se
sont passées.

 

D’abord, le
linguistique
est devenu communautaire.
Ce n’est pas un simple changement de mot, ou un euphémisme permettant d’éviter
un gros mot !

Les disputes d’avant 1963 étaient effectivement
des conflits linguistiques : ils portaient sur « l’emploi des langues
en matières administratives » (c’était le libellé officiel de la loi)
entre des Belges supposés par ailleurs identiques. C’étaient donc des problèmes
individuels et locaux. A partir de 63, il s’agira au contraire d’aménager
l’état belge de manière à tenir compte de l’existence de plusieurs communautés.
Il s’agissait donc désormais de questions collectives à l’échelle du pays.  (Et, il faut le rappeler, en Belgique, changer
d’échelon, c’est changer de majorité !) Cela intéressa donc beaucoup plus
de monde mais, en même temps, les problèmes locaux furent un peu oubliés, mis à
l’écart ou, pire, devinrent des enjeux de négociations globales.

 

La régionalisation, qui allait être un
véritable feuilleton à rebondissements multiples qui occupa le devant de la
scène belge, était voulue par les deux communautés, mais pour des raisons qui
n’étaient pas les mêmes. Elles n’étaient pas opposées, mais radicalement
différentes.

Les revendications flamandes étaient avant tout
culturelles et, souvenir de temps révolus, la défense et la promotion de leur
culture ne leur paraissait possible que dans un espace unilingue, comme c’est
encore le cas aujourd’hui. D’autre part, et en particulier avec la
« question de Louvain », où les évêques belges, « patrons »
de l’Université catholique se prirent assez majestueusement les pieds dans le
tapis il apparut pour la première fois que le mouvement flamand, qui pendant un
bon siècle s’était pratiquement confondu avec le catholicisme, devenait au
contraire de plus en plus autonome par rapport à l’Eglise.

Le mouvement wallon, au contraire, se souciait
assez peu de questions linguistiques ou culturelles. Inspiré par la
radicalisation syndicale des grèves de l’hiver 60, il était fondé avant tout
sur l’idée que l’on obtiendrait plus facilement dans une Wallonie autonome des
mesures de démocratisation économique. Cette idée se basait sur le fait que
politiquement, la Flandre
était dominée par le parti catholique de droite et constituait donc un frein à
des mesures nationales. (Là aussi, comme on le voit, on se référait à une
situation passée).

Economiquement, d’autre part, la Wallonie avait commencé à
perdre son rôle de « locomotive industrielle » de la Belgique. C’était dû
avant tout à l’épuisement de ses gisements miniers. Et dès lors que l’on
importe tant les combustibles que les minerais, on a tout avantage à rapprocher
les industries de la mer (en Flandre) plutôt que de les laisser sur des mines
vides (en Wallonie). Certains Wallons ont voulu y voir une manœuvre du patronat
flamand (dominant dans l’économie belge) finançant le développement flamand à
l’aide des bénéfices faits autrefois en Wallonie. C’est exact, mais le
« communautaire » n’a rien à y voir : les capitalistes ont
simplement suivi leur logique naturelle : celle du profit.

Parallèlement à ce « leyim’plorisme »[7]
wallon, et de façon tout aussi peu réaliste, se développait un discours flamand
attribuant aux vertus et au dynamisme flamand les succès économiques qui
étaient dus en grande partie à un changement conjoncturel.

 

Il faut tout de même remarquer, avant d’aller
plus loin, quelques caractéristiques qui rendent le « communautaire »
belge à peu près unique au monde.

1 – Il s’agit non d’agglomérer en une
fédération des entités séparées, ni de dissoudre une fédération en plusieurs
états indépendants. Il s’agit au contraire de transformer un état unitaire en
état fédéral. Tous les problèmes que peuvent rencontrer des états fédéraux s’y
rencontrent, et notamment le choix entre
fédération et confédération, mais ils s’y posent dans le sens inverse de celui
qui jusqu’ici s’est présenté dans l’histoire d’autres peuples.

2- Il y a bien en Belgique une majorité et une
minorité, mais elles sont dans une proportion (6 contre 4 environ) très proche
de l’égalité et, si la Flandre
a le nombre, la Wallonie
a la superficie et Bruxelles le statut de capitale belge et même européenne. On
n’a donc pas vraiment l’impression de se trouver devant un problème de
minorité, ou en tous cas on l’a de manière moins aiguë que, disons, envers les
Basques ou les Bretons. Il y a bien une minorité au sens ordinaire en Belgique,
mais ce sont les germanophones, qui ne font problème pour personne !

3 – Peut-être doit-on même considérer comme une
circonstance malheureuse que la
Belgique
ne compte pas plus de deux communautés  de taille importante. Si les trois communautés
suisses, par exemple, font nettement moins parler d’elles que les Flamands et
les Wallons, c’est peut-être tout simplement qu’à trois, les rapports et les
combinaisons de forces sont complexes et variés et que, quand deux
interlocuteurs vont en venir aux mains, le troisième peut toujours jouer les
arbitres et calmer le jeu.

4 – Si par bien des côtés le comportement des
Flamands peut faire penser à celui des Bretons, des Basques ou des Québécois,
en ce sens que leur régionalisme est surtout à base linguistique et culturelle,
ils ne sont pas en Belgique une minorité, mais bien le groupe majoritaire de la
population. Et cela explique des épisodes comme ce que nous avons appelé plus
haut la « réponse par l’institution inadéquate ».

 

En effet, les milieux dirigeants flamands ont
longtemps été divisés sur l’usage qu’il fallait faire de la situation
majoritaire des Flamands en Belgique, qui leur donnait un rôle prépondérant
dans les institutions législatives et exécutives du pays. Les uns estimaient
qu’il fallait en profiter, au profit de la Flandre mais dans le cadre belge inchangé. Les
autres, au contraire, estimaient qu’il fallait utiliser cette prépondérance
numérique pour imposer des réformes allant dans le sens du fédéralisme. Disons,
pour rester simples, que la première tendance l’emportait dans les années 50,
cependant que la seconde finit par l’emporter dans les décennies ’70 – ’80.
Cette valse-hésitation explique que, au lieu de s’en prendre directement à ce
qui faisait problème, à savoir la législation linguistique de 1932 et sa
frontière mobile, on ait longtemps hésité et laissé les choses suivre leurs cours, sans toutefois sanctionner les
bourgmestres qui refusaient le « volet linguistique », ce qui faisait
que le recensement perdait toute signification du point de vue communautaire. On
laissa, jusqu’en 1963, subsister une législation sans l’appliquer. De là, en
1963, le clichage, non de la frontière linguistique de 1963, mais de la
frontière linguistique de 20 ou 30 ans plus tôt !!! Entre temps, tout
simplement, l’expansion naturelle de la région urbaine de Bruxelles avait, de
fait, absorbé six communes de la périphérie, qui étaient devenues
sociologiquement bruxelloises, notamment sur le plan linguistique, c'est-à-dire
qu’elles étaient bilingues avec une forte prédominance numérique des francophones.
Elles furent donc incluses dans la région unilingue flamande avec le monstrueux
régime des « facilités ».

 

Nous disons « monstrueux » parce que,
même si l’on n’en fait pas, comme c’est le cas, l’objet d’une guérilla
administrative en multipliant les mesquineries, cela ne tient pas compte d’une
composante du problème, qui est que pour les Flamands, dont on ne peut pas
négliger l’avis puisqu’ils sont majoritaires, la régionalisation n’a de sens
que si elle crée des entités UNILINGUES. C’est peut-être une composante
purement psychologique, mais elle existe ! Et si l’on en veut une preuve,
la voici : les « facilités » ne posent problème que quand elles
sont accordées, dans une commune flamande, aux habitants francophones. Elles
n’en posent aucun quand elles doivent être appliquées aux néerlandophones par
une commune d’expression française. Qui a jamais entendu parler de querelles
linguistiques à Mouscron (Moeskroen) ou Flobecq (Vloesberg)[8] ?
A moins de tomber dans l’idiotie complète avec des explications du type
« Les Flamands sont méchants », cela montre simplement que les
francophones ne perçoivent pas le bilinguisme comme une menace, les Flamands,
bien !

 

Il y a là quelque chose qui relève du blocage
psychologique, car il y a bel et bien un décalage entre la réalité telle
qu’elle est et la réalité telle qu’elle est perçue, semble-t-il, par l’opinion
flamande. Et, entendons-nous bien : affirmer qu’un obstacle est
psychologique ne revient nullement à dire qu’il est dérisoire ou inexistant. Un
obstacle psychologique est un obstacle bien réel. Pour sauter en parachute, il
faut vaincre sa peur du vide. Il s’agit bien là d’un effort, même si l’obstacle
n’est « que » psychologique.

Le français a continué sa dégringolade et est
tout simplement rentré dans le rang des langues de moyenne importance. Il ne
fait plus de doute pour personne que la langue internationale, aujourd’hui, est
l’anglais. La classe bourgeoise flamande ne croit plus devoir arborer son
standing en parlant français. L’existence, à Bruxelles, de florissantes
institutions culturelles flamandes a prouvé que la « fascination du
français » ne s’exerce plus sur les Flamands de la capitale. Le
« danger » est donc aujourd’hui parfaitement illusoire, mais on se
comporte comme s’il existait !

 

De 1963 à 2007, cette question des
« facilités » fut la « patate chaude » que personne ne
voulait prendre en main. Et tant qu’à faire, le frigo où l’on avait enfoui les
« communes à facilités » reçut quelques surgelés supplémentaires,
sous la forme de BHV (Bruxelles – Hal –Vilvorde). Si l’on considère que toute
la régionalisation est partie, à l’origine, de la question de la périphérie de
Bruxelles, on doit bien constater que la mise au frigo revenait à laisser le
plus dur pour la fin. Et le résultat est
que la régionalisation, qui dans l’ensemble a été faite de manière sommes
toutes raisonnable, se trouve compromise et empoisonnée par ce seul point,
qu’en 1963 on a mal fixé des limites et qu’ensuite on a décidé de ne plus en
parler pendant vingt ans !

 

Entre temps, on avait procédé au reste de la
transformation de la Belgique
en fédération, appliquant en fait la formule de Jules Destrée : « la
Flandre
est aux
Flamands, la Wallonie,
aux Wallons et Bruxelles est à tout le monde ».
Il faut remarquer en
passant que les lois nécessaires pour cette régionalisation, si elles furent
bien entendu votées par le Parlement, furent élaborées presque toujours par des
« conclaves », « comites des sages » et autres assemblées
« parallèles », en dehors donc du fonctionnement ordinaire des
institutions.

Il en résulta une nouvelle aberration. La
région bruxelloise, qui est une région au même titre que la Flandre et la Wallonie, se trouve
imbriquée, pour les élections fédérales, dans une circonscription électorale
qui inclut aussi deux arrondissements faisant partie de la région flamande. Le
but de la chose est de permettre aux habitants des communes « à
facilités » de voter pour des candidats francophones bruxellois (ce qui
revient bien à reconnaître qu’en fait ces communes font partie de Bruxelles)
mais étend du même coup la mesure à des communes comme Gooik, par exemple, où
l’on chercherait en vain un francophone.

A deux reprises (en 1975, sous un gouvernement
Tindemans, et en 2005, sous un gouvernement Verhofstadt), on tenta de mettre fin
à cette absurdité. On se heurta toutefois à des résistances insurmontables,
entre autres du Conseil d’Etat, lequel a déclaré  contraire à la Constitution ET
la situation existante ET toutes les tentatives de solutions qu’on a voulu y
apporter. Encore une fois, si l’on veut parler de légalité, il faut retourner à
l’illégalité première : le sabotage du recensement et la fixation
irréaliste de la frontière de ’63.

 

La solution qui consiste à faire trancher le
litige par le Parlement, donc par la majorité flamande du pays a au moins le
mérite de faire légiférer par ceux dont c’est la tâche et de résoudre le
problème. Même si cette solution est apportée au mépris des droits des
habitants des six communes « à facilités ». Il reste à savoir si
cette « solution » sera jamais traduite dans les faits.

 

En tous cas, cela aura fait apparaître un
certain nombre de faits :

– La régionalisation telle qu’elle a été
effectuée présente de graves défauts. En particulier, elle a laissé subsister
un parlement fédéral, censé chapeauter l’ensemble du système, qui est encore
composé « à la belge », c'est-à-dire en fonction de l’importance
démographique nationale. On ne peut exposer une minorité à subir la loi d’une
majorité numérique à partir du moment où l’on n’est plus dans un ensemble
unitaire. Il faut donc soit rendre ce Parlement paritaire, soit le supprimer
ou, à tout le moins rendre son fonctionnement plus sensible à la réalité de
deux communautés égales en droits (par exemple, exiger pour certaines matières
non pas une majorité simple de toute l’assemblée, mais la majorité dans chacune
des communautés).

 

– Il faut revoir de fond en comble les limites
et les attributions de la capitale. On l’a identifiée avec 19 communes et
gratifiée d’un statut de région alors qu’on aurait pu faire tout autre chose.
L’on aura toujours besoin d’un lieu de rencontre, et celui-ci, fatalement, sera
bilingue. Mais le lieu de rencontre devrait aussi être en communication directe
et physique avec les deux régions censées s’y rencontrer, c'est-à-dire que
Bruxelles ne devrait pas être cerné par une seule région. Il serait souhaitable
aussi que ce bilinguisme soit plus
naturel, c’est à dire que Bruxelles ait parmi sa population plus de Flamands,
ce qui ne pourrait se faire qu’en élargissant ses limites actuelles.

Car les Flamands sont en partie eux-mêmes
responsables de l’inconfort dont ils se plaignent à Bruxelles. Nommé à
Bruxelles, un Verviétois déménage, cependant qu’un Hasseltois fait la
navette ! On aura beau multiplier à Bruxelles les bureaux d’organismes
flamands, on n’en aura pas plus de Bruxellois flamands pour cela, si tous les
employés de ces bureaux y restent huit
heures puis foncent vers la gare[9].
Une présence flamande à Bruxelles, cela devrait vouloir dire la présence de
Flamands habitant Bruxelles.

L’état ne peut légiférer que pour ses propres
services[10]. Il ne peut pas imposer
le bilinguisme du personnel, par exemple, aux serveuses de l’HORECA ou aux
vendeurs des divers commerces. Ceux-ci réagiront toujours à la composition de
leur clientèle et uniquement à cela. Ils penseront donc au bilinguisme quand
les clients flamands seront cinq sur dix. A deux contre huit, le commerce
restera inerte. Encore une fois, un élargissement de Bruxelles ferait
progresser les choses en direction de la parité. Et, cette parité, les Flamands
ont raison de la souhaiter, mais ils ont tort de croire qu’on pourrait
l’imposer par la loi. La loi contrôle les guichets. Au comptoir, c’est le
nombre réel qui compte !

 

Par contre, on pourrait se poser la question, à
propos de certaines parties de communes bruxelloises très vastes, comme
Anderlecht, du rattachement à la
Flandre
de leur partie rurale la plus périphérique, qui est
unilingue flamande et ne présente guère de caractère urbain. Bruxelles pourrait
alors relever de l’une et l’autre communauté pour les questions qui sont de
leur compétence (ce qui est déjà le cas) et d’un organe propre pour les
compétences régionales. Celui-ci, au lieu d’être comme aujourd’hui un
gouvernement régional comportant obligatoirement un certain nombre de ministres
flamands, serait paritaire à l’instar des institutions fédérales. Bruxelles
agrandi pourrait ne plus être une région mais, comme cela se fait dans beaucoup
de fédérations, un district fédéral. Cela ne diminuerait, nulle part, les
droits des membres d’aucune communauté puisque, pour les élections qui les
regardent, les habitants auraient les mêmes droits que les Bruxellois
aujourd’hui : voter pour les candidats des deux communautés.

 

Car en fait, BHV est la seule question qui soulève
des mouvements passionnels de cette envergure. Pour le reste, on peut supposer
que tout le monde, quelle que soit la langue qu’il parle, est disposé à
admettre que l’œuvre des législateurs de la transformation fédérale qui a eu
lieu est, comme toute œuvre humaine, perfectible. Et que ce perfectionnement
peut être cherché (pas toujours et systématiquement, mais parfois sans aucun
doute, et sans doute même souvent)  dans
des transferts de compétences aux régions. En dehors des campagnes électorales,
on est en droit de supposer que les politiciens se rappelleront un certain
nombre de faits élémentaires, par exemple, qu’en matière d’assurances (et la
sécurité sociale en est une) il y a avantage à avoir le plus de cotisants
possible pour répartir les risques, que les chemins de fer coûteront toujours
plus cher en Wallonie, plus étendue et dotée d’un relief tourmenté qui exige
des engins puissant et des ouvrages d’art, que dans les plaines flamandes ou
que, la mer se trouvant baigner un
littoral flamand, c’est toujours là
qu’on aura à faire des dépenses portuaires.

 

Cela supposerait simplement que les Flamands
perdent, devant le bilinguisme, la réaction de rejet qui remonte à des
situations révolues depuis cinquante ans. Sans cela, la frontière linguistique pourrait
bien devenir celle de la
République
française.

 



[1] On pourrait aussi se
demander si, sur le plan des médias, on n’a pas atteint le point du « trop
is te veel ». A force de chercher à enregistrer la petite phrase assassine
ou la déclaration maladroite, les journalistes ont fini par être non plus des
observateurs, mais des acteurs du jeu politique.

[2] Ce recensement a disparu
parce, avec les nouvelles techniques informatiques, il est maintenant possible
de disposer de données statistiques
tenues constamment à jour.

[3] « volet » parce que le questionnaire
(qui portait sur une infinité d’autres choses également) se présentait comme
une sorte d’immense dépliant, évoquant la forme d’un volet.

[4] Avec pour corollaire que
les prix de l’immobilier, dans ces communes, faisait un bond pour rejoindre les
hauts prix bruxellois. D’où parfois des loyers qui devenaient hors de portée
des habitants défavorisés, même s’ils
étaient nés dans cette commune.

[5] ils étaient bien obligés de connaître le
français pour (pouvoir) faire une carrière

[6] Cela veut dire que, en
1936, dans un très grand nombre de communes, les personnel communal se
réduisait au bourgmestre, au secrétaire communal et au garde champêtre. On peut
tout de même avoir des doutes légitimes sur les possibilités, dans ces
conditions, d’appliquer le bilinguisme partout !

[7] « Leyi m’plorer » (Laissez-moi
pleurer) est le titre d’une célèbre chanson wallonne. Il s’agit d’une longue
lamentation d’un amoureux déçu. On a donné ce nom, par dérision, aux discours
politiques qui consistaient à énumérer
longuement les malheurs de la
Wallonie.

[8] On pourrait nous objecter qu’il s’agit là de
petites entités où le pourcentage de néerlandophones est minime. Minime,
peut-être, mais croissant. Cela illustre en tous cas bien le fait que les
incidents ne se produisent que là où, en 1963, on a fixé la frontière en dépit
de la réalité.

[9] Outre un attachement
sentimental à son clocher, cette
attitude est aussi motivée par les prix très dissuasif de l’immobilier à
Bruxelles. Il va de soi que l’élargissement, en augmentant significativement
l’offre immobilière, serait une pression dans le sens de la baisse de ces prix.

[10] Encore qu’il y ait, selon toute apparence, un
réel problème dans les hôpitaux et services de santé (qui, pour une bonne
partie, ne relèvent d’ailleurs pas directement des pouvoirs publics).

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