Kimpalanda ou le lac sulfurique. Une lecture philosophico-politique d'Antoine Tshitungu (JP Mbelu)

Fidèle à sa
tradition d'essayiste, de romancier, de poète et de nouvelliste, il vient de publier
Kimpalanda ou le lac sulfurique
aux éditions Mabiki (Wavre-Bruxelles). A travers quatre Nouvelles Kimpalanda,
Le
sacrifice
, A suivre, Métro, ce grand homme de Lettres
Congolais décrit, synthétiquement, l'une des faces politiques de notre pays aux
lendemains des indépendances, la descente aux enfers de notre Compagnie de
chemin de fer (à partir du Katanga), la misère que les Congolais(es) sont en train de côtoyer depuis la guerre de
libération et la dure réalité du rejet de l'altérité produit par l'ouverture
sélective de grandes métropoles de l'Europe "forteresse" aux autres
peuples du monde.

D'entrée de
jeu, Antoine Tshitungu explicite le titre de son ouvrage en notant que
"Kimpalanda avait été forgé par les indigènes pour désigner "la
prison centrale de Bulowo", en langage administratif. Et pour cause! Au
sens propre, il s'applique au lac artificiel qui jouxte la prison." (p.
8) Ce rapprochement entre
"Bulowo" et le lac artificiel la jouxtant s'explique dans la mesure
où " ses rives aux abords gercés par un mal irréversible font penser à une
plaie béante. Tout autour, le paysage est dénué de végétation. C'est une étendue sans vie où des
cailloux pétrifiés, des mottes de terres hérissées d'objets hirsutes, et des
roches effritées en lamelles se mélangent." (p.8-9). Aussi, "au-delà
du lac, à flanc de colline, se dresse une cheminée coiffant la toiture d'une
immense usine dévolue à la fabrication de l'acide sulfurique qui intervient
dans la sidérurgie du cuivre." (p.9) Un voyageur de passage dans ce coin
est pris d'un malaise certain. Pour cause! "Combien de cadavres de ceux
qui ont péris dans cette cuve? Combien atroce la mort des prisonniers tentés
par l'évasion dont le parcours s'est brutalement achevé ici? Combien de
victimes de la répression coloniale ont été jetées nuitamment dans les eaux
rouille de Kimpalanda par des sbires stipendiés, encagoulés, les mains gantées
caoutchouc, terrifiants dans les capotes épaisses, martelant de leurs pas les
ruelles tétanisées de peur dans les quartiers indigènes?" (p. 9-10) Bref
Kimpalanda est un mouroir.

 

I. Effacer
les traces de Lumumba

 

La répression
coloniale après avoir enlevé la vie au Père de notre indépendance nominale,
Patrice Emery Lumumba, a voulu effacer toutes ses traces après ladite
indépendance. Cela à travers les supplétifs de l'ordre néocolonial. Ressembler
à "ce diable" fut un péché
sévèrement puni. Tel fut le cas du papa de notre auteur qui se pose cette
question: " Qu'eût été le sort de ma famille sans cette étrange
ressemblance entre papa et Lumumba?" (p.11) Monsieur Kapongo démoli par son séjour à
Kimpalanda était le chouchou des messieurs et des dames qui l'identifiaient à
Lumumba. "On l'arrêtait volontiers aux coins de rue; on lui offrait de
l'argent, en pièces ou en billets de banque. On l'avait surnommé Lumumba. On le
traité comme le vrai. Dans les bars, il se voyait offrir des casiers de bière;
on le choyait, on le fêtait. Et pour couronner le tout, on lançait: vive
l'indépendance." (p.12)

Le (néo)colon
convaincu que le Katanga était "son éternel coffre-fort" ne pouvait supporter que "le
diable" y survive ou y renaisse. En
effet, "au Katanga, le nom de
Lumumba fut voué aux gémonies. Pour mon père, écrit Antoine Tshitungu, les
choses tournèrent au vinaigre. Son patron, un Flamand, le somma de s'habiller
autrement, de renoncer à sa raie, de raser sa barbichette. Bref d'effacer dans
son apparence toute ressemblance avec ce diable qui rêvait, c'était
l'expression récurrente, de recoloniser le Katanga!" (p.13-14)

Dans ce
contexte, "peu après la mort violente du Premier ministre (Lumumba), toute
organisation se réclamant de son nom fut bannie sur l'ensemble de la province qui se donnait les allures d'un
Etat indépendant." (p.14) Les individus se réclamant de Lumumba aussi. Car
comme leur "sosie", ils étaient des insoumis aux lois
néocoloniales. Refusant de signer un
procès-verbal de son bannissement de la vie publique sans un interrogatoire au
préalable, "le Lumumba luba", entendra ses propos de "son colonel
Henri" : "Un insoumis. Voilà qui vous êtes. Et les insoumis, c'est
mon affaire. Vous êtes au Katanga, un Etat souverain. On ne tolérera plus sur
son sol des individus dans votre genre. Des individus qui ne respectent pas nos
lois! Les réunions politiques sont strictement interdites (…)" (p.15) Face
au refus de cet insoumis d'obtempérer aux ordres (néo)coloniaux (après
l'indépendance nominale), "le colonel laissa tomber comme une sentence
sans appel: "Vous irez tout droit à Kimpalanda." (p.16) Les soldats se chargeront de l'arrestation de
cet "insoumis" en gâchant la
fête de ceux et celles qui, dans un bar où il se retrouvait, dansaient au
rythme de "indépendance cha-cha", croyant le temps de la colonie déjà
révolue.

A en croire
Antoine Tshitungu qui revoit cette scène "encore comme si c'était hier,
(…) les soldats cassèrent la porte et firent voler à coups de crosse les
vitres. Ils s'engouffrèrent dans la salle où l'on jouait "indépendance
cha-cha", de Joseph Kabasele et son African Jazz. (…) Les soldats y mirent
toute la brutalité qui leur avait valu depuis des lustres une sinistre
réputation. (…) Deux malabars le soulevèrent et le jetèrent dans un des camions
(…) C'est cette dernière image de mon père, défait de sa superbe, balancé comme
un sac sur ce camion de malheur que j'ai gardée de cette journée maudite."
(p.17…19) Elle ne sera pas la dernière…

 

II. Après
Lumumba, le temps du "sacrifice"

 

Même si les
Nouvelles d'Antoine Tshitungu ne sont pas un récit historico-politique  relatant les faits tels qu'ils se sont
déroulés depuis les indépendances jusqu'à ce jour, il y a lieu de les lier
historiquement. Le néocolonialisme a
consolidé ses bases en se servant des fils et filles du pays imaginairement
"évolués" en en faisant une caste de dinosaures égoïstes et cyniques
dont l'immoralité a fini par précipiter la descente de notre pays aux enfers.

Recrutant les
agents de services publics moyennant le fric ou "le droit de
cuissage", ils pouvaient les assainir en suivant les diktats des
Institutions Financières Internationales sans tenir compte du fait qu'
"assainir était synonyme de briser des ménages, (de) semer la désolation
dans les familles." (p.22) Tel fut le cas de l'Office national des chemins
de fer (du Katanga) où "gabegie et pléthore d'agents se tenaient la
main." (p.22) Pour ces dinosaures, le salut à leurs mesures
d'assainissement se moquait des compétences. Pour leurs agents, vivre dans la
sérénité à l'annonce de ces mesures ne pouvait se satisfaire ni de la prière,
ni du maraboutage. Antoine Tshitungu
"ne pouvait s'expliquer cela que par les révélations de Mwamba. Qui pour
avoir offert chèvres ou cabris à un directeur, qui pour avoir rendu un service
important à ceux d'en haut, qui pour avoir sacrifié une jeune sœur, tous
exhibaient une assurance qui se riait de l'épée de Damoclès suspendue sur nos
têtes." (p.35)

Ces
dinosaures sadiques ont mis le Congo/Zaïre en coupe réglée au point de réduire
la grande masse de ses fils et filles à l'état de cadavres-vivants, survivant
des miettes tombant de la table de "ces nouveaux riches" et du troc.
La guerre dite de libération n'a pas su tirer les Congolais(es) de cette
malédiction. Plusieurs d'entre eux lient
leur survie aux hypothétiques passages de train à travers leur cité ou village.

La
description de ce train trahit l'état de
déliquescence très avancé où le pays est plongé (jusqu'à ce jour). "Un
train, un tas de ferraille bosselée et rouillée, plutôt. Mieux encore, un
pandémonium ambulant, brinquebalant sur des essieux cagneux à travers des
savanes étrangement silencieuses, jalonnées de gares ferroviaires fantomatiques."(p.
42) Ce tas de ferraille qui s'arrête à
"des gares de nulle part (…) sur des semaines entières sans que les voyageurs eussent l'ombre d'une
explication plausible" (p.42) permet à un certain moment que "ses
prisonniers" se métamorphosent en chalands presque nonchalants."
(p.42) D'une part, ces marchands ambulants, "amaigris, mal lotis,
humiliés, jetés manu militari sur ce train d'infortune, les citadins
déboussolés découvrent avec soulagement une misère incommensurable qui rend
supportable leur propre détresse. Du moins pour un temps." (p.43) D'autre part, "surgis en masse de la
brousse où ils se tenaient cois depuis la dernière guerre de libération, passé
l'ultime salve des pillages, au terme de la énième ronde de massacres commis
par la chère soldatesque, les villageois redécouvrent, eux aussi, les joies du
troc. Depuis l'avènement des indépendances tronquées, ils ont connu que la loi
inique des razzias, que leurs affres mémorables." (p.43) Souvent, ces
joies de troc ne sont que de courte durée, eu égard au nombre élevé d'accidents
que connaît de genre de trains. Il arrive que, souvent, les rares voyages à
bord de ces tas de ferraille se soldent par ceci: "Corps sans nombres
électrocutés sur les caténaires, s'éteignant sans un râle superflu. Corps jetés
sur les rails tronçonnés sous les essieux. Corps enterrés à la sauvette. Comme si
le destin égrenait quelque chapelé maudit." (p.44)

 

 

 

 

 

III. Où
aller pour vivre en paix?

 

Face à cette
réalité angoissante de misère et de détresse, beaucoup de Congolais(es)
choisissent la voie de l'exil. Beaucoup
se retrouvent dans leur ex-métropole où, souvent, comme tous les autres
Africains, ils sont mal vus.

Pour une
bévue commise par l'un d'entre eux, ils peuvent s'entendre dire: " Ces
Africains ne sont jamais en règle. Tous des fraudeurs!" (p. 53) Petits
fils "des insoumis", certains répliquent sans coup férir.

L'un d'entre
eux, réagissant aux propos de ce monsieur réclamant le respect des lois et
règlements de son pays, lui dit: " Et vous Monsieur, avez-vous payé pour
tout le mal que vos ancêtres ont fait à mon pays? Dites-moi, que seriez-vous
sans le Congo?" (p.54) Cette réplique provoque un dialogue que Tshitungu
qualifie "des sourds, absolument révélateur de la mauvaise foi réciproque
ainsi que des hantises des uns et des autres et davantage encore des visions
figées et tronquées en arrière-plan." (p.55) Au Belge posant cette
question: "Que venez-vous chercher chez nous puisque vous ne voulez pas
vous pliez à nos règles?", le Congolais répond: " Vos règles,
lesquelles donc? Piller nos matières premières, soutenir à bras le corps des
dictateurs débiles…C'est ça vos foutues règles." (p.54) La suite de ce
"dialogue des sourds" aborde la question du chômage de l'élite
congolaise en Europe et des "prétendus apports positifs de la colonisation"
au Congo. Et la
dernière Nouvelle
"Métro" est aussi révélatrice de
l'indifférence dans laquelle sont enfermés tous ceux et toutes celles qui ne
savent pas lire; tous ces malheureux mendiant leur pain quotidien dans les
transports en commun et que la société néolibérale a décidé de laisser sur le
bord du chemin.

 

V. Un
petit et riche livre à lire

 

Kimpalanda
est un petit et riche livre à lire et à faire lire. Témoignage du grand niveau  d'érudition, ce petit livre (66 pages) pose,
en filigrane, la question de l'Africain (et du Congolais) qui ne semble être
nulle part chez lui. Au Congo comme en Belgique, ce sont les mêmes (ou leurs
collabos) qui édictent les règles à suivre. Hier comme aujourd'hui. Ce petit
livre pose la question de la continuité de la culture et su système colonial
dans un Congo/Zaïre indépendant.

Le
néocolonial et ses supplétifs ont opté pour la manière forte afin d'étouffer
toute velléité d'insoumission à leurs diktats. "Les Lumumba" d'hier
et d'aujourd'hui continuent d'être assimilés au "diable". L'un des
problèmes majeurs du Congo est là. Mzee Kabila le résumait en ces termes (en se
confiant à ses compatriotes): "Vous devez être maîtres chez vous,
là." Tous ceux et toutes celles qui s'engagent sur cette voie sont bannis.
Monsieur Kapongo en est l'exemple (dans le livre).

Le
bannissement fait partie de sales besognes confiées nos prisons et à nos
soldats d'hier et d'aujourd'hui. Les récents rapports de l'ONU, de Human Right
Watch et d'Amnesty International en disent long.

Pour asseoir
ce système de bannissement de l'insoumission, les différents lieux de la
culture éthique du pouvoir sont brisés. Tel est le cas des ménages et familles
ayant subi les contrecoups de l'assainissement de l'Office national des chemins
de fer.

Briser les
ménages et les familles, transformer les hommes et les femmes qui les
constituent en simples clients vendant leurs services ou/et  achetant l'accès aux postes de la fonction
publique, corrompre et se laisser corrompre, tels sont les maux ayant précipité
notre pays au fond du gouffre où il gît aujourd'hui sans grand espoir de voir d'ici-là
le soleil de la liberté et du bonheur.

Lire Antoine
Tshitungu peut pousser à poser entre  cette autre question: "Quand est-ce que nos
écoles et nos universités penseront-elles à intégrer à 80 %, dans leurs
programmes de cours, les écrits de tous ces fils et de toutes ces filles du
Congo dont l'érudition n'est plus à prouver. Et cela dans tous les
domaines?"

A n'en pas
douter, il appartient à l'intellectuel congolais et à ses collectifs –nous ne
parlons pas de techniciens du savoir vendant leur science à vil prix comme
griots du pouvoir politique avilissant- de penser la réorganisation de
l'éducation et de la formation au Congo. Il leur appartient de penser à
accorder une place de choix à la lecture et à l'étude des Antoine Tshitungu, Kä
Mana, Djungu Simba, Mbaya Kankwenda, Ilunga Kabongo, Augustin Mampuya, Kalamba
Nsapo, Bilolo Mubabinge, etc. s'il veut recréer une autre culture indispensable
à l'avènement d'un autre Congo. Les études de ces messieurs ont l'avantage
d'intégrer les réalités littéraires, économiques, philosophiques, théologiques,
judiciaires congolaises, etc. de manière critique et prospective. Les étudier
aiderait au reformatage de l'imaginaire congolais, pierre angulaire de
l'édification d'un autre Congo.

Il est fou
qu'après la longue et grave déstabilisation des ménages et des familles chez
nous, l'école et l'université poursuivent la triste œuvre de décervelage en
enseignant à nos enfants que nous ancêtres sont des gaulois et qu'en
construisant le chemin de fer pour écouler nos matières premières vers la mer, "les
colons" et leur progéniture demeurent éternellement nos bienfaiteurs…Nous
avons besoin d'une autre école et d'une autre université: celles qui
enseigneront à nos enfants et à nos jeunes "l'hérésie de l'insoumission"
à un ordre néolibéral cynique pour en faire des fers de lance d'un Congo
souverain fondé sur les valeurs de la créativité, de l'inventivité et de
l'imagination.

 

J.-P. Mbelu

 

 

 

 

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