Du franc congolais au franc congolais, la spirale de l’irrationalité

Préambule

A l’instar de toutes les péripéties polysémiques qu’a subies le pays au lendemain du 30 juin 1960, la monnaie congolaise n’a pas échappé aux tribulations des contradictions intrinsèques et récurrentes de son invraisemblable histoire. Aussi, afin de permettre une fine compréhension des causes profondes des difficultés monétaires de la RDC, une généalogie des réformes monétaires dans ce pays s'impose.

Jouissant d’une économie florissante, le Congo belge, jusqu'en 1956, non seulement s'autofinançait mais a même aussi connu des périodes où son budget était excédentaire. Après la seconde guerre mondiale, sa monnaie, le franc congolais, était, avec la livre sterling et le dollar, l'une des monnaies les plus fortes de la planète. C’était une monnaie indépendante par rapport au franc de sa métropole. (Cette indépendance fut une mesure de prudence prise par la métropole au moment de la reprise pour ne pas hypothéquer son propre système économique).

A partir de 1957, les problèmes financiers de l’État se firent aigus à cause de la conjonction de l’accroissement constante de ses charges courantes et de la stagnation ou diminution de ses recettes.

Ce qui marqua les débuts d’un déficit structurel des finances publiques dont a hérité le jeune Etat indépendant. Cette  situation financière empira au cours des trois premières années de l’indépendance.

D’une part, la sécession du Katanga et la proclamation de l’Etat autonome du Sud-Kasaï affaiblirent sensiblement le pouvoir central, en le sevrant des recettes fiscales provenant de ces deux riches provinces minières et, le manque de professionnels et experts nationaux en matière  d’organisation administrative ne lui permettait plus de mobiliser efficacement les recettes conséquentes dans la partie sous son contrôle.

D’autre part, les multiples revendications corporatives et aspirations sociales, suscitées au lendemain de l’indépendance, ont donné lieu à de nombreuses promotions et augmentations salariales intempestives tant dans l’armée que dans la fonction publique. Le recours au financement monétaire pour éponger les déficits publics, créèrent de fait les principales conditions génératrices de la dépréciation monétaire et de l’inflation. Cette pratique devenue un tradition conduisit le pays à vivre, dès les années septante, au rythme d’au moins deux réformes monétaires par décennie.

Dès cette époque, les signes avant coureurs des réformes monétaires ont invariablement été les mêmes: la dégradation prononcée des activités de production; la détérioration des finances publiques; l’aggravation de l’inflation; la précarité des réserves de change; l’accumulation des arriérés du service de la dette. Et à chaque épisode de redressement, les mêmes mesures suicidaires ont été systématiquement prises. Les émissions monétaires pour éponger les déficits budgétaires  étaient faites sans contrepartie. On figeait le taux  de change alors que la Banque centrale ne disposait pas de réserves de change pour le défendre. On laissait coexister deux taux l’officiel et l’officieux alors que le marché parallèle de change offrait nettement plus aux détenteurs de devises que le marché officiel.

Le blocage des prix de certains produits jugés stratégiques comme le carburant  a  été décrété sans que le gouvernement ne dispose des ressources pour les subventionner. Dans le même ordre d’idées, les prix de certains biens de première nécessité ont été  plafonnés en l’absence des stocks régulateurs. En moins d’un demi siècle l’unité monétaire nationale changea trois fois de nom et de forme scripturaire. Hallucinant!

Cependant, depuis le 30 juin 1998 jusqu’à ce jour, une nouvelle monnaie, le franc congolais, a remplacé le "nouveau zaïre". Tout semble indiquer que la RDC s’oriente dans la voie d’une  meilleure maîtrise des subtilités bancaires et de la gestion des finances publiques.

Brève analyse des réformes

Réforme monétaire de novembre 1963

Il s’agissait de la  première dévaluation officielle du franc visant essentiellement à transférer les ressources des circuits spéculatifs à l’Etat et aux secteurs productifs ainsi qu’à rétablir l’équilibre des finances publiques. A cette fin, il fut instauré d’un double taux de change: 150 FC = 1$ USA  à l’achat, et 180 FC = 1$ USA à la vente.  L’écart de 20% entre les deux taux constituait une taxe, le bénéfice de change, de la même ampleur sur toute sortie de devises, automatiquement ponctionnée par la Banque Centrale. En 1964, le bénéfice de change a fourni à l’État 36% de ses recettes fiscales, 34%, en 1965, et 25%, en 1966. Cette dévaluation fut accompagnée d’une hausse généralisée des salaires qui a entraîné très rapidement des déficits budgétaires qui furent couverts par d’importantes avances de la Banque centrale. Ce qui fit fortement fondre les réserves de change. La hausse subséquente des prix acheva de faire sauter cet édifice de stabilisation monétaire.

Réforme monétaire de juin 1967

Politiquement, le pays avait retrouvé son unité, le pouvoir dictatorial de Mobutu était à son apogée et l’administration publique était relativement outillée pour appliquer un programme économique et financier. Sur le plan économique, la remontée du cours du cuivre, principale source des recettes fiscales et devises, fut un atout majeur. Le Congo reçut aussi l’assurance du Fonds Monétaire International d’accéder à un crédit « stand-by » de 27 millions de $ USA.

Sous-tendue par l’ambition de doter le pays, qui allait peu après changer de nom, d’une nouvelle monnaie, la réforme se caractérisa par: la création d’une nouvelle unité monétaire, le zaïre, s’échangeant contre 1.000 francs congolais et 2 $ USA; la suppression du bénéfice de change instauré en 1963; l’assouplissement considérable des formalités d’importation. Les résultats engrangés furent positifs. Les finances publiques furent rapidement redressées et le pays connut une croissance économique.

Réforme monétaire du 12 mars 1976

Les années 1970 marquèrent le début d’une catastrophique récession économique, corollaire de multiples facteurs cumulés. Les plus significatifs furent: la  chute des cours des produits d’exportation; la hausse vertigineuse du prix du pétrole; les lois de zaïrianisation et de radicalisation édictées en 1973-1974. Ces deux opérations menées en dépit du bon sens précipitèrent le pays dans le marasme. Par la suite, l’incurie croissante dans la gestion des finances publiques va se traduire par des mesures plus fréquentes et plus débiles de redressement monétaire.
 
L’amenuisement progressif des réserves de change officiel ne permettait plus de maintenir le taux fixe de change officiel, en vigueur cette époque. Entre-temps, le zaïre subissait aussi des baisses induites par les dévaluations du dollar américain à cause de son rattachement forcé au Droits de Tirage Spéciaux (DTS). Le DTS, constituant un ensemble de principales devises y compris le dollar américain, fut imposé comme l’unité de compte au sein du Fonds Monétair International (FMI), depuis la décision américaine du 15 août 1971 d’arrêter la convertibilité du dollar par rapport à l’or monétaire. Le rattachement du zaïre au DTS fut maintenu même lorsque les pays industrialisés décidèrent à la suite des accords dits de Jamaïque, en janvier 1976, de laisser flotter  leurs monnaies.

Cette troisième réforme monétaire s’est opérée au motif du rattachement du zaïre au DTS (1 Z = 1 DTS), qui valait à l’époque 1,17 dollar US. Par rapport à la parité antérieure de 1 Z = 2 $ USA, cet alignement avait comporté une dévaluation de la monnaie nationale de l’ordre de 42%. L’opération s’était inscrite dans un processus de mise en place d’un programme de stabilisation appuyé par le FMI.

A partir de ce moment, le zaïre  va connaître une période de dévaluations en cascade. De 1 Z = 1 DTS = 1,16 $US = 44,89 FB, en 1976, on est passé à  1 Z = 0,2625 DTS = 0,34 $US = 10,19 FB, en 1980.

Réforme monétaire de décembre 1979

Cette réforme fut caractérisée par la démonétisation et le gel les liquidités en vue de décourager la détention des coupures à valeurs faciales élevées à des fins spéculatives et d’éponger une partie des liquidités. Les billets de 5 et 10 zaïres furent démonétisés et remplacés par d’autres billets de même valeur faciale. En même temps, il fut question d’opérer une importante déflation des moyens de paiement sans pour autant affecter la valeur externe de la monnaie nationale. L’échange manuel pour les particuliers devait se limiter à 3.000 zaïres par personne âgée de 18 ans et plus, à 5.000 zaïres (dont 50% à verser en compte) pour les petites et moyennes entreprises, et à 20.000 zaïres (dont 50% à verser en compte bancaire) pour les entreprises de grande taille. Dans un premier temps, les avoirs en comptes à vue étaient disponibles à concurrence de 10% tandis que le reste était libéré progressivement suivant les besoins de l’économie.

Menée précipitamment et dans le contexte d’un réseau bancaire très clairsemée, l’opération d’échange de billets s’est révélée totalement inefficace. En janvier 1980, l’on assistait à de massives émissions monétaires qui ont abouti, en février 1980, à une dévaluation de 30%.

Réforme monétaire de septembre 1983

Ce fut une réforme du régime du taux de change. Elle a comporté trois opérations principales: la modification du taux de change, l’adhésion au régime des taux flottants et la libéralisation de la réglementation des changes. La révision décidée de la parité de la monnaie consacra une dévaluation de 77,5%, partant de la parité de 1 zaïre = 0,1575 DTS en vigueur, depuis le 22 juin 1981, à 1 zaïre = 0,03542 DTS.

Jusqu’à la fin de l’année 1983, le zaïre ne s’était que très lentement déprécié par rapport au dollar américain. L’écart entre le taux du marché officiel et celui du marché parallèle s’était progressivement réduit grâce à une amélioration des apports en devises favorisée par une certaine libéralisation des échanges extérieurs. Les mesures de septembre 1983 s’étaient inscrites dans le cadre d’un programme d’ajustement économique et financier qui, en fin d’exercice, avait reçu le soutien du FMI. Deux autres programmes initiés, en 1987 et 1988, ont été interrompus à cause de leur exécution insatisfaisante au regard des critères de performance définis par le FMI. Ainsi lâché par le FMI, la République du Zaîre pataugeant déjà dans une entropie avancée, se retrouva avec un gonflement malsain des dépôts bancaires et l’incapacité croissante des banques et autres agences agréées à répondre aux demandes de retraits des fonds exprimées par la clientèle. Ce qui conduisit, dès l’orée des années 90, à la prolifération des cambistes de rue. Le développement de ces banquiers de fortune a totalement fragilisé le système bancaire officiel.

Réforme monétaire d’octobre 1993

Ce fut une  réforme de fin de règne, réalisée sans préparation et dans une folle précipitation.  Le pays ne bénéficiait plus d’aucune aide extérieure ni financière ni en ressources humaines. Il y avait une grave pénurie de devises ainsi qu’une insuffisance de concertation technique.

Les objectifs furent à la fois multiples et contradictoires: faciliter la comptabilisation et le dénouement des transactions par la suppression de six zéros sur les billets existants et leur remplacement par d’autres dénominations, 1 NZ équivalait 3.000.000 Z; réajuster la parité externe par l’émission d’une nouvelle unité monétaire, le  nouveau zaïre (NZ), au taux officiel de 1 $ USA = 3 NZ; réduire fortement le niveau de l’inflation par la résorption partielle des liquidités; comprimer les coûts d’impression des signes monétaires; créer un environnement économique favorable à la relance de l’activité économique.

Les vendeurs profitèrent de l’absence de sous-multiples annoncés du NZ pour ramener automatiquement à la hauteur de 1 NZ tous les prix des articles valant moins que cette somme en zaïre. Par ailleurs, le gouvernement avait fixé à quatre semaines la période d’échange des anciens billets contre les nouveaux sans pour autant en approvisionner tout l’intérieur du pays en quantité suffisante. Cette ineptie fut l’une des principales causes du fractionnement de l’espace monétaire national en deux zones: l’une utilisant le nouveau zaïre et l’autre usant des zaïres démonétisés. Aucun contrôle strict ne fut exercé sur l’expansion des liquidités: à la veille de la réforme, la circulation fiduciaire hors banques et autres agences accréditées totalisait 27% de la masse monétaire et 35 jours plus tard, elle s’élevait à 70%.

Le gouvernement fixa le taux de change à 1 $ USA = 3 NZ le jour de la réforme monétaire tout en déclarant de le faire passer à 1 $ USA = 15 NZ pour fin décembre 1993. Ce qui favorisa la spéculation et des anticipations sur le cours de la monnaie. L’on assista à l’emballement des prix, à l’envol des taux de change, à la coexistence de divers signes monétaires: coupures de 500.000 NZ et 1.000.000 NZ dans la province du Katanga, des coupures de 100.000NZ de couleur verte et orange ailleurs et, à la démonétisation  de l’économie. Le rôle d’intermédiaire financier des banques devint caduc tandis que l’usage du dollar monta en flèche. C’est au faîte de ce cafouillage débilitant  que le Zaïre changea et de nom et de dirigeant, en mai 1997.

Avènement du franc congolais

Entre mai 1997 et juin 1998, le nouveau gouvernement a entrepris des actions en vue d’arrêter l’hyperinflation  et de stabiliser la monnaie: l’unification progressive de l’espace monétaire national, l’harmonisation de l’éventail fiduciaire et la réduction de la disparité des taux de change. II s’astreignit à l’application d’une politique budgétaire rigoureuse et à un contrôle strict des émissions monétaires. Le taux d’inflation qui était de 656,8%, en 1996, est descendu  à 13,7%,  en 1997,  et à  7,3% , fin juin 1998.

Le 30 juin 1998 fut mis en circulation une nouvelle monnaie, le franc congolais. Il était échangé au taux de 1 FC = 100.000 NZ à Kinshasa et partout où circulaient les nouveaux zaïres et, au taux de 1 FC = 14.000.000Z dans les deux provinces du Kasaï où circulaient les  zaïres. Cette mise en circulation a été étalée sur toute une année. La parité externe du franc congolais était déterminée en fonction des forces du marché. Le taux de change officiel  était de 1 $ US = 1,3 FC et  celui en vigueur au marché  parallèle  de 1 $ US = 1,48 FC.

L’éclatement de la seconde guerre  d’invasion en août 1998 stoppa net cette dynamique d’assainissement monétaire et provoqua une profonde dégradation des activités économiques.

Le 26 mars 1999, le gouvernement décida de suspendre la délivrance des agréments des bureaux de change par la Banque Centrale, de rétablir des licences d’importation et d’exportation, et, de rapatrier les devises au taux officiel fixé par la Banque Centrale,  figé à 4,5 FC pour 1 $ US jusqu’au 25 janvier 2000. Le 17 septembre 1999, le gouvernement interdit la détention des devises et ordonna la fermeture des bureaux de change. Des dispositions supplémentaires telles le bocage du prix du carburant et le plafonnage des prix de certains produits de première nécessité accompagnèrent ces mesures. Mais sans succès.

Face à l’échec en matière d’attraction des devises étrangères, le gouvernement promulgua, le 9 mars 2000, la création des zones de libre circulation monétaire localisées principalement dans les aéroports tout en maintenant le taux de change officiel figé alors que celui du marché parallèle continuait d’évoluer  librement. Forcément, le résultat escompté ne fut guerre atteint et  le franc demeura dans la turbulence.  Il enregistra plusieurs fluctuations : il fut échangé  à 311,5  FC pour 1 $ USA,  en 2001, à  382,14 FC, en 2002. Il est actuellement établi à 425 FC pour 1 $ USA.
Lors du lancement du Franc congolais en 1998, la valeur faciale la plus élevée était  le billet de 100  FC  qui valait 72,46 $ USA et qui ne vaut plus aujourd’hui que 0,22  $ USA. Afin d’ éviter la manipulation de trop grandes quantités de billets pour le dénouement des transactions financières et de lutter contre la dollarisation de l’économie, en octobre 2004, la Banque Centrale mit en circulation, au compte-goutte, les billets de 200 FC. Au  début  de  2005 suivirent les coupures de 500 FC.
Nouvelle tendance, signe d’une proche embellie ?
L’on observe pour la première fois dans l’évolution de ce pays que la Banque Centrale s’est résolument engagée dans la voie de la professionnalisation afin de répondre judicieusement aux besoins des clients tout en les incitant à reprendre de bonnes pratiques  et de préserver  efficacement la santé de la monnaie. Par ailleurs, il y a enfin une concertation entre le gouvernement et la Banque Centrale.
L’expérience de la gestion du Programme Intérimaire Renforcé et du Programme Economique du Gouvernement avec le soutien financier et aussi surtout l’appui technique des partenaires, notamment le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, la Banque Africaine de Développement, la Banque Nationale de Belgique et l’Agence Canadienne pour le développement International ainsi que le Cabinet d’audit international Ernst & Young ont contribué au renforcement des capacités tant organisationnelles que fonctionnelles de la Banque Centrale. Puissent ces efforts perdurer durablement pour qu’enfin la RDC perçoive le bout du tunnel.

© CongoForum, Hélène Madinda, septembre 2005

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