Gratien Kitambala a signé une nouvelle intitulée: "Je la tuerai"

13/02/2006 11:14:16 – Publié par gkitambala@hotmail.com  

 
« Je la tuerai »

En partie arrivée, pensa Zaïna. A présent allait commencer la partie pédestre de son parcours quotidien. Elle aurait pu prendre un taxi. Mais, avec quel argent ? Les cinq francs qui lui restaient serviraient au transport du lendemain pour aller au travail. Dieu sait qu’elle aurait bien voulu rester à la maison au lieu de se rendre à ce travail ingrat et de courir derrière ce salaire de misère. Voilà déjà le deuxième jour qu’elle venait de passer à cette maudite banque. Sans avoir été servie.

« Mais, qu’est-ce qui les avait donc pris, à ces membres du gouvernement, pour qu’ils ordonnent que la paie des fonctionnaires de l’Etat se fasse à la banque ? », se demanda-t-elle. Elle comprenait bien les motivations premières. Empêcher la magouille des agents payeurs qui gonflaient les effectifs des agents de la Fonction publique et gardaient pour eux la différence due à tous les fictifs. Mais la nouvelle mesure, non seulement elle ne garantissait pas la transparence totale, mais en plus entraînait trop de désagréments pour les fonctionnaires en attente de leurs salaires. Pour preuve, aujourd’hui encore, elle revenait les mains vides. Pourtant, en sortant le matin, elle était convaincue que ce serait le bon jour. Elle avait autorisé sa mère à s’endetter ne fusse que pour le déjeuner du matin. La vendeuse de pain avait rechigné mais elle, Zaïna l’avait rassurée. « Dès que je reviens, le soir, tu auras ton argent », lui avait-elle dit. Et voilà qu’elle revenait les mains vides. Pas d’argent pour régler la facture. Et pire, rien pour le repas du soir. Or, elle était sure que sa mère n’aurait rien fait, attendant avec assurance ce fameux salaire qui, cette fois, avait été annoncé avec pompe.

Salaire. Ou quelque chose comme cela, se dit-elle. Dès qu’elle l’aurait perçu, elle aurait juste de quoi rembourser une ou deux dettes, d’acheter à manger pour deux jours, de payer le minerval – une partie d’ailleurs – pour sa petite sœur qui terminait cette année ses études secondaires, et il n’y aurait plus rien dans sa caisse. « Ils n’ont pas honte, ces membres du gouvernement, à me donner 400 Francs congolais pour que j’en vive pendant un mois ? », questionna-t-elle en connaissant déjà la réponse qu’elle donnerait. Si, ils ont honte mais la guerre les empêche de mieux faire. La meilleure. Même avant la guerre, les salaires étaient tout aussi modiques. A présent, avec l’inflation que connaissait l’économie du pays avec une constante dévalorisation du Franc congolais, une importante somme le matin ne représentait plus grand chose le soir.

Trente minutes de marche déjà, et Zaïna ne se trouvait qu’à mi-parcours. Heureusement qu’elle avait toutes ces pensées qui l’aidaient à oublier la fatigue de la journée et de cette marche. Il fallait continuer à progresser, monter cette colline avant d’atteindre le quartier Sanga-Mamba où elle habitait, elle et ses parents. Mais, qu’est-ce qui l’avait donc pris, son père, pour qu’il aille s’acheter une parcelle aussi loin de la vie. Il aurait pu en trouver une autre à un endroit plus accessible, à l’époque où la vie n’était pas encore aussi difficile. Zaïna connaissait déjà cette pente mentale. Quand elle commençait à penser à ce genre de choses, elle savait où elle terminait. Dans une dépression. Elle s’en prendrait à tout le monde, à son père, à sa mère, à ses frères, à son mari – si loin – et finalement à elle-même.

Et Dieu sait qu’elle avait des choses à reprocher à tout ce monde. A son père d’abord… « Mais de quel droit je peux me permettre de le juger ?, pensa-t-elle. Qui dit qu’à sa place j’aurais fait mieux ». Il n’empêche, se dit-elle, que s’il s’était bien débrouillé à l’époque, sa famille ne s’en trouverait pas là, habitant dans une bicoque sur le point de s’écrouler dans un des quartiers les plus pauvres de Kinshasa. Pourtant, à l’époque où il arrivait dans la capitale, la vie n’était pas encore aussi difficile !

Sa mère… Trente ans de mariage et dix enfants. Un pratiquement tous les trois ans, en tenant compte des écarts entre les naissances. De sorte que, à cinquante ans, elle semblait avoir dix ans de plus. Laminée par l’usure du temps, par les nombreuses couches et par la pauvreté. Alors qu’elle avait des enfants de l’âge de Zaïna, elle se permettait encore d’en faire d’autres. Comme si la vie n’était déjà pas assez difficile ainsi. Et c’est elle, Zaïna, qui devait supporter la charge de cette inconséquence. Sa mère, immobilisée, ne pouvait même pas se débrouiller comme le faisaient celles des autres. Et qui portait l’essentiel de la charge de la survie de la famille ? « Moi, bien sûr », se répondit-elle comme si elle parlait à quelqu’un.

Et son mari… Des sentiments divers lui passèrent à l’esprit. Avec une constante : la rage. « Ai-je raison de me sentir aussi enragée, se demanda Zaïna. Peut-être est-ce à tort que je le condamne ». Voilà en effet cinq ans qu’il était rentré dans da ville natale, à Kisangani. Et depuis, elle avait dû prendre seule la charge des enfants. Pire, elle avait perdu son statut de femme mariée. De plus en plus, on la considérait comme une fille. Elle avait dû apprendre à voir la vie comme tel. A ne compter que sur elle-même. Dur, très dur pour une jeune femme qui avait cru avoir enfin trouver l’homme de sa vie. « La chair de ma chair, l’os de mes os ». Encore une fois, elle sourit. Un sourire ambigu, qui aurait pu être pris comme un signe de contentement mais qui, dans le cœur de Zaïna, exprimait mille sentiments contradictoires.

La liste des récriminations contre les uns et les autres était longue. Et l’arme de la culpabilisation, après avoir passé tous les autres en revue, revenait à elle-même, telle un boomerang. Mais pourquoi s’en voudrait-elle donc ? Plutôt, elle se dit qu’elle était à plaindre. La vie, à vrai dire, n’avait pas tellement voulu d’elle. Bien de ses amies avaient pu se caser dans des foyers plus tranquilles, avec des maris qui gagnaient bien leurs vies. Et pour elle, rien de tout ça. Une famille qui tirait continuellement le diable par la queue, un mari vivant à deux mille kilomètres et des enfants qu’elle ne voyait plus que tous les trois ou quatre mois. Et on pouvait appeler ça un bilan ? « Pas grand chose à mon actif », murmura-t-elle. Ou plutôt si. Une croix si lourde qu’il lui devenait de plus en plus difficile de la porter. « Acceptez de porter votre croix », rappelait constamment un prédicateur. Sauf que le Christ lui-même avait eu besoin de se faire aider pour supporter la charge de sa lourde croix. Elle, elle ne voyait autour d’elle personne capable de l’aider à tenir.
Enfin, la dernière descente. De là où elle se trouvait, Zaïna voyait la maison. Bientôt allait commencer le cycle des salutations. Aucune femme du quartier n’oserait la laisser passer sans lui dire bonsoir, lui demander ses nouvelles. Avec les unes, c’était très mécanique, pour respecter les usages du coin. Avec d’autres, un peu plus proches, elle échangeait les dernières. Mais il faut dire qu’aujourd’hui, elle n’avait pas le cœur aux familiarités. Pourvu que personne ne l’interpelle parce qu’elle serait obligée de faire semblant, d’afficher de faux sourires. A moins qu’elle ne décide de faire la sourde oreille. Ce qui lui vaudrait, dans les jours qui suivraient, la « une » des conseils que tenaient les commères du quartier tous les matins au petit marché.
Et puis, après tout, je m’en fous ! Elles diront ce qu’elles voudront. Elle hâta le pas, les yeux rivés au sol, les sourcils froncés. De là où elle se trouvait, elle pouvait à présent voir ce qui se passait dans la concession familiale. Sa mère était assise sur la chaise longue paternelle à coté de ses deux derniers frères, allongés sur une natte sous le manguier, le petit chien Max à leurs pieds. Aucune activité notable à signaler. Un coup d’œil à gauche lui fit comprendre le pourquoi de cette inaction. Le feu n’avait pas été allumé alors que la nuit ne tarderait pas à tomber. Conclusion : il n’y avait rien à manger. « Zut ! Raté pour la tranquille soirée que je voulais passer à ne penser à rien », regretta Zaïna. A présent, il faudrait encore se trouer les méninges pour trouver de quoi faire manger son monde.
Elle dit bonsoir sans s’arrêter et entra directement dans la maison, non sans avoir perçu les regards interrogateurs que lui avaient lancé sa mère et ses deux frères. Le temps de se changer et de faire les calculs. Elle n’avait pas envie de faire de miracles aujourd’hui. Elle n’en avait d’ailleurs pas les moyens.
– Qu’on achète du sucre et de la farine de maïs pour la bouillie, dit-elle en tendant à sa mère un billet de 10 francs.
Les regards se firent plus interrogateurs. « C’est tout ? », semblaient-ils demander. Mais personne n’osait poser la question. Ils voyaient bien que ce n’était pas le moment de jouer aux syndicalistes.
– Tantine Bijou a envoyé quelqu’un ici tout à l’heure, lança Michael, son avant-dernier frère.
– Et qu’a-t-elle dit, demanda Zaïna soudain inquiète. Bijou était la sœur de son mari auprès de qui vivaient ses enfants depuis deux ans.
– Que tu ne manques pas de passer là-bas demain.
– Pourquoi ? Les enfants sont malades ?
– Elle n’a rien dit en dehors du message qu’elle a laissé.
Voilà. Il ne manquait plus que ça. A quoi cette convocation pouvait-elle encore rimer ? Il faut dire qu’elle n’était plus en très bons termes avec sa belle-sœur. Celle-ci en voulait à Zaïna de n’avoir pas accepté de suivre son mari à Kisangani lorsqu’il en avait exprimé le désir. Quand, enfin, elle s’était déterminée à faire le voyage, la guerre avait commencé, coupant le pays en deux et rendant Kisangani inaccessible. Depuis lors, Zaïna lui rendait très peu visite, sentant que ses yeux lui rappelaient constamment son erreur. Mais son message, tout laconique qu’il soit, laissait transparaître une certaine urgence. Et la décision fut vite prise.
– Je vais à Kasa-Vubu.
– A cette heure ?, demanda sa mère avec une pointe d’inquiétude. Il va bientôt faire nuit !
– Je risque de ne pas avoir du temps demain. Alors, je préfère voir Tantine Bijou ce soir.
– Tu y passes la nuit ?
– Sans doute.
Le temps de se rhabiller, de prendre son sac à main et elle se retrouvait sur la route de tout à l’heure, sous les regards encore plus interrogateurs de sa famille. Qu’importe. Elle n’aurait pas réussi à dormir avec ce suspense à l’esprit. Si sa belle-sœur voulait la voir, c’est qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.

Les enfants venaient de se coucher. « Le message ne va plus tarder », pensa Zaïna. Déjà, le mari de Bijou s’était installé à l’extérieur, sous la véranda. La causerie ne pouvant avoir lieu au salon, encore occupé par les garçons qui suivaient les informations à la télévision.
– On peut s’installer dehors, décréta plus que ne demanda Bijou.
– O.K. Je viens.
Trois chaises blanches étaient déjà disposées, deux cote à cote – dont l’une déjà occupée par le mari de Bijou – et l’une en face, visiblement destinée à Zaïna. La disposition fut d’ailleurs confirmée par Bijou qui s’installa à la gauche de son mari.
– Je crois que tu as dû être étonnée par le laconisme du message que nous t’avons envoyé, commença Henri, le mari de Bijou avec un léger sourire comme pour s’excuser.
– En effet, ce qui explique que je sois venue dès que je l’ai reçu, répondit Zaïna sans rien laisser transparaître.
– La situation est assez grave, reprit Henri de sa voix habituelle, calme et posée. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Jessica a la sorcellerie.
Zaïna crut n’avoir pas bien entendu. La gravité de la révélation la laissait perplexe. Et elle ne trouvait que dire. Les yeux ouverts, elle regardait son interlocuteur avec une fixité qui dut l’inquiéter.
– En tout cas, se hâta-t-il de préciser, elle a elle-même reconnu les faits, aussi bien ici que devant le pasteur à l’église où nous l’avons conduite.
Zaïna ne trouvait toujours rien à dire. Que pouvait-elle d’ailleurs dire ? Elle n’avait pas encore réussi à assimiler ce qu’elle venait d’entendre. Jessica. Sorcière. Ces mots, qu’elle connaissait pourtant très bien, semblaient avoir perdu leur sens. Ou plutôt, elle n’arrivait pas à établir entre eux une corrélation.
– Voilà trois jours que nous avons constaté les faits, enchaîna Bijou, comme pour venir au secours de son mari, face à l’énigmatique silence de Zaïna. La réaction de la jeune mère figurait d’ailleurs parmi la panoplie de celles auxquelles ils s’étaient attendus. A sa place, comment aurais-je réagi ?, se demanda-t-elle avant de poursuivre. C’est une sœur avec qui nous prions qui nous a d’abord fait part de ce qu’elle avait perçu. Un esprit qui se trouvait en Jessica empêchait en effet les cultes de bien se tenir. Elle a tenté de s’en occuper seule sans nous faire part de la situation. Mais lorsqu’elle s’est rendue compte que le niveau atteint par la petite ne relevait plus de sa capacité, elle a dû s’en ouvrir au pasteur qui nous a convoqué pour nous informer.

Progressivement, Zaïna se rendait compte de la dimension qu’avait pris l’affaire. Il s’agissait effectivement d’une « affaire », avec plein de protagonistes et qui échappait désormais de tout contrôle. Sa propre fille, accusée de sorcellerie. Se rendaient-ils compte de ce qu’ils disaient, cet homme et cette femme assis en face d’elle ? Elle les regardait et semblait à présent ne plus les reconnaître. Qu’avaient-ils donc inventé pour se débarrasser de sa fille ? N’aurait-il pas été simple qu’ils disent qu’ils n’avaient plus les moyens pour subvenir à ses besoins ? Elle comprendrait. Henri était au chômage depuis plusieurs mois et le petit commerce de sa femme ne tournait plus très bien. La situation dans la maison n’était plus comme à la belle époque.
– Jessica elle-même a reconnu les faits, précisa Henri, comme pour lever tout équivoque dans l’esprit de Zaïna. A la fin d’un jeûne de trois jours que nous avons fait avec tous les enfants, elle a tout avoué.
– Qu’a-t-elle dit ?, parvint enfin à articuler Zaïna avec peine .
– Elle nous a raconté comment on lui a transmis la sorcellerie, toutes les « opérations » qu’elle a faites depuis…
– Qui est-ce qui la lui a transmis ?
Elle sentit une hésitation en face d’elle. Après une fraction de seconde, Bijou reprit la parole.
– D’après ce qu’elle nous a dit devant le pasteur, c’est son grand-père.
– Son grand-père !
– Ton père, dut préciser Bijou, bien que sachant que sa belle-sœur l’avait clairement compris.
Nouveau silence, cette fois plus lourd que le précédent. C’était en effet le moment que Henri et sa femme appréhendaient le plus. Toute la journée durant, ils s’étaient demandés comment ils allaient pouvoir annoncer la nouvelle à Zaïna. Puis Bijou, toujours aussi impulsive, avait décidé qu’il ne servait à rien de porter des gants puisque, de toutes les façons, si le fameux grand-père disposait réellement de pouvoirs maléfiques, il valait les dénoncer au plus tôt et en neutraliser les effets.
Zaïna se mit enfin à secouer la tête. L’histoire qu’on lui racontait l’emmenait au-delà de son seuil de compréhension. Qu’était-il donc arrivé à Henri et Bijou ? Etaient-ils vraiment sérieux dans ce qu’ils racontaient. Contrairement à ses habitudes, elle se surprit en train de regarder chacun de ses interlocuteurs droit dans les yeux, avec l’espoir de pouvoir y lire le contraire de ce que disaient leurs bouches. Ou, au moins de vérifier de la sincérité de leurs déclarations. Et de leurs convictions. Et, visiblement, ils croyaient en ce qu’ils disaient.
– En tout cas, je ne comprends pas encore très bien ce que vous me dites.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas, lâcha Bijou, une pointe d’énervement dans la voix. Nous te disons que Jessica a attrapé la sorcellerie et que les faits sont attestés. C’est nous qui vivons avec elle au quotidien. Nous avons eu le temps de mesurer la nocivité des pouvoirs qui sont en elle. Tu pourras l’interroger de ton coté si tu veux. Je crois qu’elle te dira la même chose que ce que nous venons de te dire.
– Vous croyez vraiment que mon père peut transmettre la sorcellerie à sa petite-fille ?
– Nous ne croyons rien. Nous te transmettons seulement ce que nous avons appris. Et si nous avons décidé de te mettre au courant, c’est parce que toutes nos tentatives pour l’exorciser ont échoué. Jusqu’ici nous avions pensé qu’elle accepterait de renoncer. Mais nous ne comprenons pas pourquoi elle tient à garder ses pouvoirs. Elle nous a dit que « ceux-là » viennent la menacer de mort chaque fois qu’elle se décide à renoncer. Que pouvons-nous encore faire avec une enfant qui représente un danger pour nous tous ? Tu sais qu’elle était sur le point de transmettre la sorcellerie à tous les autres enfants ? N’eut-été l’offensive de prières que nous avons menées, nous alignerions aujourd’hui cinq ou six enfants sorciers. Tu te rends compte !
– Lors du dernier interrogatoire, enchaîna Henri, elle nous a fait des révélations qui nous ont fait frissonner. Elle nous a expliqué que c’est elle qui freinait le commerce de sa tante. Nous ne pouvons pas ne pas la croire parce que toutes les initiatives commerciales que nous avons lancées ont échoué. Que penserais-tu à notre place ? Quand nous lui avons demandé pourquoi elle faisait cela, tu sais ce qu’elle nous a répondu ?
– Qu’elle se vengeait moi parce que j’étais méchante avec elle, je la grondais.
– Elle a aussi reconnu avoir jeté un mauvais sort sur les dossiers de ses cousins qui cherchent des emplois. Nous sommes tentés de la croire parce que toutes les tentatives de ceux-ci ne donnent aucun résultat alors que ce ne sont pas les diplômes ni les compétences qui leur manquent. Nous lui avons aussi demandé ce que les pauvres garçons lui avaient fait pour qu’elle leur bloque la voie comme cela, elle n’a pas répondu.
Plus les accusations pleuvaient, plus le scepticisme de Bijou s‘accroissait. Non pas tellement parce qu’elle ne croyait pas aux griefs retenus contre sa fille mais plus du fait de l’impression d’acharnement sur elle. Qu’ont-ils donc tous les deux à déverser sur elle tout ce flot d’accusations, se demanda-t-elle. Après tout, c’est ma fille. Si je ne la défends pas, auprès de qui d’autre peut-elle encore se réfugier ? Le réflexe de mère prenait le dessus sur toute autre considération, doublé d’un sentiment de mépris et d’un certain degré de condescendance à l’endroit de ce couple qui voyait en une petite fille la source de tous ses malheurs. Comment peuvent-ils lui attribuer, à elle seule, ce qui ne marche pas dans la vie de tant de gens. Est-elle vraiment capable de réaliser tant de choses. Non, je ne crois pas. Je sais que ma petite Jessica n’a pas toujours été comme les autres enfants. Elle a eu une croissance difficile, confrontée à diverses maladies, ce qui se ressent dans son être et son paraître. Est-ce pour autant qu’on doit lui attribuer tous les péchés d’Israël ?
Toutes ces réflexions personnelles, elle se rendait bien compte qu’elle ne pouvait pas leur en faire part. Ils étaient si convaincus de leur fait qu’ils la trouveraient sûrement animée de mauvaise foi si elle se mettait à tout rejeter en bloc. A moins qu’ils ne considèrent tout simplement qu’elle en savait quelque chose ou qu’elle partageait ces pouvoirs. Et puis, à quoi bon résister ? Ils avaient déjà leurs idées arrêtées et, visiblement, rien au monde ne les ramènerait à une autre conviction. Le mieux, se dit Zaïna, est d’afficher profil bas et de les laisser aller jusqu’au bout de leur déballage. Ensuite, on avisera.
– Face à une telle situation, et après avoir mûrement réfléchi, reprit Bijou, nous avons été dans l’obligation de prendre une décision. Ayant tenté sans succès toutes les autres possibilités, tout ce qui nous reste à faire est d’éloigner Jessica d’ici. C’est d’ailleurs pourquoi nous t’avons fait venir. Il faudra que tu repartes avec Jessica. Nous avons pris cette décision malgré nous mais nous n’avions pas le choix. C’est le seul moyen en notre possession pour le moment pour mettre un terme à cette situation.
Zaïna resta sans voix. Elle s’était attendue au pire, mais pas à cette décision-là. Henri et Bijou ne remarquèrent pas sa surprise. Ils mirent sans doute son silence sur le compte de sa réserve habituelle.
– Nous nous sommes renseignés pour savoir comment on peut continuer le combat, enchaîna Henri. Parce qu’il ne faudra pas que tu laisses tomber après, à moins que tu ne veuilles voir les pouvoirs de la petite continuer à faire du mal aux autres. Voilà donc ce que nous te conseillons. L’église où nous l’avons amené compte une cellule à Sanga Mamba. Dès ton retour, il faudra donc que tu prennes contact avec cette cellule. Elle te guidera dans la procédure de lutte contre la sorcellerie.
Zaïna ne disait toujours rien. Qu’aurait-elle d’ailleurs pu ajouter. La pièce était jouée. Tout ce qui lui restait à faire, ce serait de prendre sa petite fille dès le lendemain et de repartir. En face d’elle, on croyait avoir tout dit.
– Si le processus est mené à terme avec succès, nous sommes disposés à reprendre Jessica avec nous. Elle s’était déjà intégrée avec ses cousins et elle a toujours une place ici.
– J’ai pris bonne note de tout ce que vous avez dit, commença Zaïna, dont le long silence avait permis de remettre les idées en place et d’avoir une réponse à donner à sa belle-sœur et à son mari. Vous avez fait un constat. Dès demain soir, je vais prendre contact avec la cellule de l’église dont vous avez parlé.
Briser le silence qui suivit cette conclusion fut très difficile. Chacun des trois se rendait compte que cette situation introduisait une nouvelle donne dans leurs relations. Avec, en toile de fond, ce sentiment de suspicion que Zaïna savait qu’elle porterait désormais devant sa belle-famille. N’est-ce pas son père qu’on accusait d’avoir transmis la sorcellerie à sa petite-fille ? Du père à la fille, le pas n’était pas très difficile à franchir. En fait, à leurs yeux, elle était mère et fille de sorcier. Et même si on ne l’accusait pas directement de posséder ces pouvoirs maléfiques, elle comprenait qu’elle devrait désormais se tenir à distance. Elle l’avait déjà fait, jusqu’ici, pour des raisons qui lui étaient propres. Mais, à présent, elle ne pouvait plus s’enorgueillir de sa position. Tout juste pouvait-elle accepter son sort, à moins qu’elle ne réussisse à le changer, à revenir dans les bonnes grâces de ceux qui font les règles. Y arriverait-elle ? Elle n’en savait trop rien. Elle ne contrôlait aucun fil de la nouvelle trame dans laquelle elle évoluait désormais. Si elle tenait à se réhabiliter, ce qui lui restait à faire, c’était de s’inscrire jusqu’au bout dans la nouvelle logique. Ils avaient pris contact avec une cellule de l’église située à Nsanga-Mamba. Elle irait sur place et verrait le pasteur ou le commis à l’exorcisme. Elle se soumettrait à toutes ses recommandations jusqu’à ce que la petite Jessica redevienne une enfant ordinaire. Et puis, zut ! Qu’est-ce que c’est que ce défaitisme ? Après tout, la petite n’était peut-être pas ce qu’on disait d’elle. Comment allait-elle accepter la culpabilité de sa propre fille sans pourvoir le vérifier par elle-même. Qui sait si ce qu’on lui avait dit reflétait la stricte vérité.
Tu dois d’abord écouter Jessica et te faire une opinion par toi-même, se dit Zaïna. Et cela devait être fait pas plus tard que cette nuit.
– Je crois que je vais avoir un entretien avec Jessica, lança Zaïna, brisant le silence qui s’était installé depuis sa dernière réponse.
– Il vaut mieux en effet, approuva Henri, soulagé d’une certaine manière que Zaïna ait « bien » réagi à l’information qui lui avait été donnée et se soit inscrite dans la bonne logique.
– Comme ça nous vous laissons ici, ajouta à son tour Bijou, sentant déjà s’alléger le poids qu’elle portait sur le cœur depuis la révélation de la « possession » de Jessica. De toutes les façons, la petite allait partir. Au moins, elle serait à distance, même si rien ne garantissait que ses pouvoirs ne puissent agir au loin. N’avait-on pas appris que des personnes parties en Europe étaient rattrapées par la sorcellerie opérée à partir de Kinshasa ou du village de leurs parents ? Au moins, à distance, elle ne saurait pas épier les gestes des uns et des autres, attendant leurs moments de faiblesse spirituelle pour frapper, sûre qu’ils ne sauraient bénéficier de l’immunité divine. Les Ecritures ne recommandent-elles pas de se tenir à distance de l’ennemi?

Henri et Bijou se levèrent presqu’en même temps et rentrèrent au salon pendant que, derrière eux, Zaïna faisait signe à Jessica de la rejoindre à l’extérieur. La mère et la fille se regardèrent dans les yeux. Le visage de Jessica affichait une certaine appréhension, en même temps qu’une expression que Zaïna ne put définir, mélange d’innocence et de cette candeur qui attendrit toujours les adultes. La conviction que Zaïna commençait à avoir tout à l’heure retomba. Non, ma fille n’est pas une sorcière, se dit-elle intérieurement. Je l’aurais déjà senti. Je suis tout de même une mère. Et je crois qu’il n’y a personne qui connaît Jessica autant que moi.

Des moments très difficiles passés ensemble avaient en effet tissé des liens d’une certaine intensité entre la mère et la fille. Jessica aurait pu aujourd’hui n’être qu’un simple souvenir. Sa faible constitution physique et la misère qui avait frappé la famille de sa mère la première année de sa naissance semblaient avoir scellé son sort. Victime de la malnutrition, elle n’eut la vie sauve que grâce à la détermination de sa mère qui l’avait, près d’une année durant, emmenée au programme pour les enfants malnutris d’un centre tenu par des religieuses catholiques. Dieu sait qu’elles avaient passé ensemble des nuits difficiles. A plusieurs reprises, Zaïna avait cru qu’elle n’arriverait pas au matin. Et, toutes les fois, la pauvre petite, montrée du doigt dans tout le quartier et enterrée dans plusieurs esprits, avait fait mentir tous les pronostics. Parmi les séquelles de cette triste époque, elle avait gardé son retard de croissance et son ventre bombé, donnant l’impression qu’elle avait l’estomac constamment plein. Ainsi, on lui donnait facilement six ans alors qu’elle en avait déjà neuf. Et son langage d’adulte différait non seulement d’avec son âge réel mais aussi d’avec son aspect physique, la faisant toujours remarquer partout où elle passait.
– Jessica, nous avons à nous dire, commença Zaïna en essayant de trouver les mots les mieux adaptés, ceux qui déclencheraient la bonne réaction chez la petite fille. Jessica, je suis ta mère, la personne auprès de qui tu as toutes les raisons d’ouvrir ton coeur et de parler en toute liberté et sincérité. Ne me cache rien parce que je voudrais t’aider pour qu’on en finisse une fois pour toutes avec ce problème. Je vais te poser des questions auxquelles je voudrais que tu répondes clairement. Est-ce que tu reconnais ce problème de sorcellerie.
– Tu sais maman, ces gens-là, ils viennent me chercher chaque nuit.
– Qui ?
– Je ne sais pas les identifier…
– Que faites-vous exactement ensemble ?
– Ils viennent me prendre, nous sortons de la maison et allons à plusieurs endroits ?
– Tu as déjà mangé de la chair humaine avec eux ?
La petite hocha la tête sans rien dire, avec une certaine hésitation.
– Tu en es certaine ? Ecoutes, il ne faut pas affirmer des choses pour le plaisir ou parce qu’on te les a suggérées.
– C’est la vérité, maman.
Zaïna marqua un temps d’arrêt. En entamant la conversation, elle pensait que ses craintes seraient balayées rapidement et qu’elle réussirait à démontrer que sa fille n’était rien de ce que l’on racontait. Mais, l’assurance avec laquelle Jessica répondait à ses questions érodait seconde après seconde la conviction qu’elle affichait au départ. Pour autant, elle se dit que tout n’était pas perdu et qu’elle pouvait encore tenter une ultime attaque, question de briser le sortilège dans lequel la petite semblait être enfermée.
– Ecoutes Jessica, j’ai entendu tout ce que tu as dit. Mais, te rends-tu compte de la gravité de tes déclarations. Cela veut dire que tu es une sorcière, quelqu’un qui fait du mal aux autres, même à sa famille. Tu acceptes que tu es responsable des choses qui arrivent même à moi ta mère, même aux autres membres de la famille…
– Je refuse toujours de partir avec eux mais ils me menacent. Ils disent qu’ils vont me tuer.
– Jessica…
– Je t’assure maman. Je fais un effort pour me libérer mais je n’y arrive pas.
– Mais pourquoi n’en avais-tu jamais parlé avant ? On t’aurait peut-être aidé avant que ça ne devienne plus grave ?
– J’avais peur.
– De qui ?
– De ces gens là. Ils ont dit qu’ils vont me tuer…
Une fois de plus Zaïna eut l’impression de se trouver face à une implacable vérité. Et si ce que disait la petite fille était la stricte vérité ? Elle oscillait entre le doute et l’exaspération. Sa fille, assise en face d’elle aurait pu être à l’origine de biens de malheurs qu’elle et bon nombre de membres de sa famille avaient connus. L’assurance avec laquelle elle avait assumé les accusations formulées contre elle la laissait perplexe. Avait-elle conscience de la gravité des faits qu’elle prenait à sa charge ? Ce n’était pas évident, à voir comment elle en parlait. Peut-être aussi, se dit Zaïna, trouvant là une occasion d’étouffer sa douleur de mère, peut-être aussi ne fait-elle que répéter ce que les adultes ne cessent de lui répéter depuis des jours. A son âge, ça ne serait pas étonnant. Seulement, des décisions avaient déjà été prises et il fallait lui en faire part.
– Tu sais pourquoi on m’a fait venir ?
– Pour t’informer ?
– Non. Demain matin, toi et moi rentrons à Nsanga-Mamba. Nous irons nous battre là-bas contre ces gens-là qui viennent te faire sortir la nuit.

Zaïna se retint. Elle n’allait tout de même pas dire à la petite qu’on la renvoyait parce qu’elle représentait un danger pour les autres ! Pouvait-elle le comprendre ? D’autre part, l’obstination de Jessica à reconnaître la responsabilité des actes lui reprochés l’étonnait, l’énervait quelque peu. Zaïna reconnut que, pour son âge, sa fille faisait par moment preuve d’une telle maturité dans sa façon de penser, de parler. « Sûrement une conséquence du difficile contexte dans lequel elle avait passé la plus grande partie des premières années de sa vie, plus avec des adultes que des enfants de son âge », murmura intérieurement la jeune mère. Et de ce fait, se dit-elle de fil en aiguille, elle doit avoir un sens de responsabilité plus élevé que les enfants de son âge. Donc… Zaïna s’interdit de tirer la conclusion logique qui découlait de son raisonnement. Sans succès. Le doute ne faisait que grandir dans son esprit. Il prenait des proportions. Plus que le doute, la colère refaisait surface. Les interrogations du début de l’après-midi, lorsqu’elle rentrait du boulot s’imposèrent à nouveau à elle. Tous les drames, toutes les privations qu’elle avait connus depuis tant d’années pouvaient-ils être le fait de cette idiote qui mettait toute sa famille en danger ? L’acharnement avec lequel les malheurs – ainsi considérait-elle une bonne partie de sa vie – lui tombaient dessus lui avaient fait penser à une malédiction. Et, à présent, sa propre fille était accusée de sorcellerie. Elle aurait pu, depuis toutes ces années, faire tant de mal à celle qui lui avait donné la vie ! Zaïna regarda de nouveau Jessica assise à coté d’elle avec son air d’enfant, d’innocent. Un air simplement, qui pouvait cacher bien de réalités. Ces réalités, c’était tous ces problèmes qui avaient déferlé sur elle alors qu’elle considérait qu’elle ne méritait pas tout ça, qu’elle aussi, autant que les autres humains, avait droit à une portion de bonheur sur cette terre. Il lui paraissait de plus en plus évident que si, malgré tous les efforts qu’elle avait fourni, sa situation n’avait fait que se détériorer, c’est que, réellement, elle avait fait les frais de l’envoûtement de la part de sa propre fille. De la part de Jessica. Coupable d’avoir gâché la vie de sa mère, d’avoir disloqué le mariage de ses parents et de bien d’autres maux… Coupable de traîner le malheur partout où elle passait comme en attestait la réaction de sa tante. Une telle enfant méritait-elle compassion ? Sous ses airs angéliques se cachait un véritable démon. Un être malfaisant qu’il fallait absolument mettre hors d’état de nuire. Mais, comment faire, si déjà elle avait autant résisté à tous les efforts fournis pour l’aider à se libérer ? Peut-être n’était-elle plus récupérable ? Valait-il la peine de continuer à s’encombrer d’un tel être malfaisant ? Au fil de ces questions, de ce raisonnement, la détermination de Zaïna grandissait. « Si elle est vraiment ce qu’on dit, si c’est le seul moyen de l’empêcher de nous faire du mal à moi et au reste de la famille, je la tuerai », se promit-elle à elle-même, avec une sourde rage.
– Jessica, va emballer tes affaires, demande à ta sœur de t’aider. Demain, nous partons très tôt.
– Oui maman.

Gratien KITAMBALA K. DUNIA
Rue Luanga n° 1524 Bon Marché, Commune de Barumbu
E-mail : gkitambala@hotmail.com
Kinshasa – République Démocratique du Congo

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