Dis Bwana, tu n'as pas vu mon ethnie ? Guy De Boeck
Un concept obligatoire et universel ?
Aucun journaliste, fût il débutant et embarqué au pied levé et sans expérience préalable dans un reportage africain, n'est novice au point de ne pas savoir que ce qu'on attend de lui, dès qu'il aura déposé son ordinateur portatif dans un hôtel climatisé aussi loin que possible des zones dangereuses et commandé son premier whisky, c'est qu'il fournisse à ses lecteurs des information sur "l'aspect ethnique de la question". Faute de quoi, on n'aurait pas l'air sérieux, qu'il s'agisse de commenter des élections au Kenya, un coup d'état raté au Mali, une révolution réussie au Congo, des troubles sociaux en Afrique du Sud ou une insécurité de nature non-précisée dans un coin du Cameroun… Cela peut mener parfois à d'amusants quiproquos. Ainsi, au moment de l'indépendance du Zimbabwe, on se souviendra peut-être qu'il y avait deux partis "indépendantistes" en lice: le ZAPU et le ZANU, avec chacun une "locomotive" Joshua Nkomo d'une part et Robert Mugabe d'autre part. Les deux hommes étaient originaires des deux principaux "groupes ethniques" du pays: les Ndebele et les Shona. Les premiers font quelques 20% de la population contre un petit 80% pour les seconds. C'est le Shona Mugabe qui l'emporta par à peu près 80 % des suffrages exprimés. "Prévisible!!! s'exclamèrent maints commentateurs, Ils ont évidemment voté par tribus!" Or, c'était faux: l'examen des résultats détaillés montra que partout, tant chez les Ndebele que chez les Shona, Mugabe avait "fait" 80 % et Nkomo 20 %, et que donc l'électeur, loin d'obéir à un réflexe "ethnique" s'était bel et bien décidé sur base du programme des candidats… Ce qui veut aussi dire que la décision des électeurs a été tout à fait civique, moderne et bien informée, et qu'elle été prise sur une base "nationale" et aucunement, comme on est trop facilement porté à le croire, sur des références ethniques primitives, passéistes et surannées.
Avant même d'avoir examiné en quelque façon ce concept d'"ethnie", on peut déjà en savoir une chose par l'usage qu'en font les media: c'est sans aucun doute un des concepts les plus largement opératoires qui soient, puisque son champs d'application semble bien être universel. Rien d'humain qui se produise en Afrique ne lui est étranger.
Un concept récent.
Enfonçons donc gaiement une première porte ouverte: ce concept est relativement récent par rapport à nos contacts avec l'Afrique noire. Il est absent des récits et chroniques arabes (les plus anciens), ainsi que des documents européens jusqu'au XVIII° siècle, inclus. Toutes archives mises bout à bout – et même si l'on doit hélas déplorer le caractère définitivement lacunaire de notre information sur l'Afrique ancienne – cela fait tout de même un gros tas de papiers ! Les récits qu'on y fait concernent les domaines les plus divers: un voyageur de commerce, un marchand d'esclaves, un officier et un prêtre jetteront évidemment sur les choses des regards fort différents. Le géographe arabe Ibn Batuta serait peut-être celui qui retiendrait l'attention du plus grand nombre, car il documente ses lecteurs sur les habitudes érotiques locales… grâce semble-t-il à un effort tout personnel…
Mais, que le témoin ancien soit intéressé par la fesse, le commerce ou le salut des âmes, il n'utilisera, pendant des siècles, que des termes tels que "peuple, nation, royaume, cité…"pour parler des groupements africains…à moins qu' on utilise tout simplement le nom de la région, ou celui d'une rivière qui l'arrose, etc… En tous cas, aucune description ancienne ne donne l'impression que l'ethnie (quitte à ce qu'elle ne porte pas ce nom) joue un rôle central, fondateur de l'identité du groupe comme de la personne et déterminant en matière de décisions personnelles et politiques, comme on tend à l'expliquer depuis un peu plus d'un siècle.
Cela veut donc dire que l'ethnie ne fait son apparition comme élément obligatoire du discours de description de l'Afrique qu'au XIX° siècle, qu'au moment de la colonisation "lourde", soit la prise du contrôle politique direct, plein et entier de tout le continent par les puissances européennes – d'abord concurrentes pendant le "scramble", puis finalement amenées à s'entendre sur un partage pacifique en marge de la Conférence de Berlin de 1885.
Et son apparition ne va pas sans quelques touches comiques: alors que, très anciennement (le mot figure dans les chroniques arabes), le terme de "Bambara"[1] était usité pour désigner très vaguement certaines populations d'AOF, le groupe se voit soudain défini et cartographié de façon précise par un Monsieur Delafosse en 1912. Il indique même qu'ils sont 538.450. Et comme un renseignement précis est fait pour être recopié, ils seront toujours 538.450 en 1924 chez Monsieur Monteil, en 1927 et en 1942 chez Monsieur Tauxier. Il faut croire que les Bambara se sont donc abstenus de faire l'amour, de naître et de mourir pendant 30 ans.[2]
Etonnante Afrique !
L'appareil conceptuel colonial.
Une chose est d'avoir, entre des individus, ou des groupes, ou des états, des rapports inégaux basés sur la force. Une autre est de donner à ces rapports une auréole de légitimité, une justification hiérarchique. Passer de "Faites ceci, sinon gare !" à "Faites ceci au nom de ma supériorité reconnue de civilisé" n'est pas toujours simple, peut exiger le recours aux canons, mais aussi à des "armes conceptuelles" non moins lourdes.
Et tout d'abord on créa une sorte de fantastique vertige du vide: "taches blanches", "terra incognita", "Dark Continent" et "terres vacantes". Stanley, par exemple, semble avoir voulu faire croire à ses lecteurs qu'il lui était arrivé une aventure analogue à celle de Christophe Colomb partant pour les Indes et arrivant en Amérique. L'intérêt – bien entendu purement noble et scientifique – de son voyage qui lui fit traverser l'Afrique d'Est en Ouest aurait résidé dans une tentative pour savoir si le Lualaba (cours supérieur du Congo) pouvait être le Nil (après les ténèbres, la légende dorée des Pharaons !). Mais contrairement à Colomb, il ne partait pas vers l'inconnu : il utilisa des guides arabisés qui non seulement connaissaient, mais contrôlaient le pays pratiquement jusqu'à ce qui est aujourd'hui Kisangani… Et il ne pouvait ignorer le récit de Cameron qui avait traversé le Lualaba et donné un renseignement primordial: le point le plus septentrional connu (par les Blancs) du cours du Lualaba était déjà plus bas que le point le plus méridional connu du cours du Nil! Bref, en jouant les géographes désintéressés, Stanley se foutait du monde. La brusque démangeaison de contacts directs et de visite sur place, toutes choses dont on s'était fort bien passé jusque là, s'explique par le fait qu'il ne s'agit plus, comme par le passé de commercer, mais de contrôler, voire d'occuper, ce qui suppose, non plus de se contenter d'intermédiaires, mais d'être soi-même présent. L'ennui, c'est que sur les "terres vacantes" de ces "taches blanches", il y a déjà du monde. Et maintes fois du monde déjà organisé en entités diverses, parfois importantes. Plus question de leur accorder par le biais de mots comme "nation, état, peuple" une sorte de reconnaissance linguistique qui ressemblerait bien trop à une reconnaissance juridique. Mais voilà ! On ne peut pas non plus les nier ![3]
Qui pis est, on ne peut pas nier la présence d'un certain nombre d'individus sur les terres à coloniser, mais on ne se trouve même pas en mesure d'éviter de faire état de leur organisation en entités Pourquoi ? Par respect des faits ou de leur dignité d'hommes ? On peut bien sûr tenir des propos élevés sur la dignité humaine. On ne s'en est pas fait faute, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le problème immédiat auquel il faut faire face c'est que l'on n'est plus au XV° siècle (heureuse époque, durent penser certains) où il suffisait qu'un peuple ne soit pas chrétien pour qu'il n'aie aucun droit, si ce n'est celui de se convertir, et où le simple fait de brandir la croix suffisait à légitimer l'acte du conquérant. La légitimité du colonisateur, d'où viendra-t-elle ? Il reste bien entendu qu'il s'agit de la légitimité reconnue par les autres nations coloniales. Ce que le Nègre peut bien en penser, on s'en bat l'oeil ! Elle ne pourra venir que d'un "suicide juridique" de l'entité indigène pré-coloniale, qualifié de "ralliement, pacification, demande de protection, protectorat, etc…" par lequel l'entité indigène "passe le flambeau" à l'autorité coloniale, lui abandonne en bonne et due forme tout (si possible) ou partie de sa souveraineté, lui concède en toute propriété des terres et leurs sous-sol, etc…. Nous ne nous proposons pas ici de poser les multiples questions que soulève la valeur juridique de tels "traités"[4].La teneur de ceux-ci était d'ailleurs bien moins importante que le fait même qu'ils aient été signés, prouvant ainsi que le candidat colonisateur "occupait réellement" le terrain sur lequel il émettait des prétentions.(C'était une exigence formelle de l'Acte de Berlin). Si vous voulez prouver que vous êtes allés quelque part, le mieux est encore d'en ramener l'attestation autographe de la main de l'autochtone. Sans le savoir, les dignitaires africains se voyaient investis du rôle de contrôleurs d'une sorte de "rallye-paper" dont les résultats concrets s'évaluaient dans les chancelleries occidentales. Ce qui importe, pour notre propos, c'est de souligner le fait que coloniser impliquait non pas la négation, mais au contraire l'affirmation des entités dont on se proposait de prendre la place. Bien plus, le colonisateur avait tout à gagner à ce que ces entités soient vastes et à ce que ceux qui les dominaient y aient un pouvoir étendu. Mieux valait, en effet, soumettre des Chefs importants, exerçant leur pouvoir sur de vastes étendues, susceptibles d'aliéner de nombreux hectares d'un trait de plume. Et il fallait aussi que le Chef aie précisément ce pouvoir d'aliénation.[5] En fait, comme ce qu'on attendait de lui était qu'il obtienne de ses administrés tout ce qu'il plairait au colonisateur de demander, on aimait autant voir en lui le dépositaire d'un pouvoir absolu. Et ici aussi, le colonisateur s'est souvent montré du plus haut comique: les officiers et administrateurs se plaisent à souligner la grande importance des dignitaires dont ils reçoivent la soumission … quitte à annoncer plusieurs fois le ralliement de groupes importants ou, comme cela survint durant la campagne Ngwana dans l'EIC, à traiter Mpania Mutombo, un chef auxiliaire des esclavagistes, lui-même d'origine Songye et commandant un ramassis indécis de desperados du Kasai de "grand chef de tous les Baluba"[6]. Les métropoles, parfois, n'étaient d'ailleurs pas en retard de pantalonnades sur leurs représentants locaux: on vit l'EIC de Léopold II d'une part, le gouvernement et le Parlement français d'autre part, s'empoigner verbalement avec une rare violence sur des questions de hiérarchie coutumières à propos du "traité Makoko" ![7]
Il fallait cependant éviter d'aller trop loin. Il fallait qu'il soit clair pour chacun, constamment, que les entités indigènes n'avaient rien de comparables aux nôtres, qu'elles étaient différentes, inférieures, subordonnées. C'est pourquoi des mots aussi dangereux que "Nation" ou "Etat" se devaient de passer à la trappe. Pour que cela soit clair en permanence dans la pensée de chacun, il importait de disposer de l'instrument adéquat de la pensée correcte: un vocabulaire adapté qui rendrait désormais cette hiérarchie évidente.[8]
Aussi les "sauvages" (par opposition aux "civilisés") n'ont-ils pas de lois mais des coutumes [9], pas de religion avec un clergé mais des superstitions ridicules entretenues par des sorciers barbares, pas d'état ou de peuples, mais des tribus et des ethnies…, pas de magistrats, de rois ou de présidents, ni d'assemblées délibérantes mais de vagues "Chefs" entourés de non moins vagues "conseillers, notables ou Anciens" … toutes gens sur qui on s'empresse d'ailleurs de faire planer les pires suspicions: polygames et paillards jusqu'au priapisme, tyranniques et cruels à faire pâlir le Marquis de Sade, imbibés de bière et de chanvre tous les jours que Dieu fait et manifestant une gourmandise gloutonne pour la chair de leurs semblables… Le "Chef", qui ne se serait peut-être pas reconnu aisément dans ce portrait dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'est pas flatté, est en effet désormais promu au douteux honneur de servir d'échelon inférieur à l'administration coloniale[10]. Le vocabulaire spécial que l'on élabore au sujet des entités coutumières servira à en montrer le caractère "différent" (Non-Blanc, donc inférieur). Le portrait inquiétant que l'on fait des détenteurs de l'autorité coutumière servira à justifier qu'on encadre et surveille avec soin d'aussi suspects personnages.
Un élément du contrôle et de l'intégration coloniales.
Administration et contrôle, surtout dans un esprit européen, impliquent un quadrillage spatial. Une ethnie ou une tribu c'est, d'abord et avant tout, quelque chose qui s'inscrit sur une carte. C'est aussi quelque chose que l'on conçoit comme un ensemble clos, voire hostile aux autres ethnies. "Diviser pour régner" était loin d'être un principe inconnu des colonisateurs. Au Congo belge, à tort ou à raison, le colonisateur était si bien persuadé du contrôle qu'il exerçait sur ce qui était ethnique ou tribal, que pendant longtemps les associations à base ethnique furent les seules associations indigènes autorisées. On va d'ailleurs en profiter aussi pour manipuler quelque peu les ensembles indigènes, quand ceux-ci semblent trop grands ou trop petits. Des entités trop grandes pourraient être difficiles à maîtriser, et de trop petits, trop difficiles à contrôler. On va donc assister, en même temps qu'à un véritable travail de recherche sur les sociétés indigènes, à un travail de clichage et de classification qui prendra souvent l'allure de grands travaux de remembrement et de ravalement de l'Afrique indigène. C'est pourquoi j'ai qualifié ce travail d'ingénierie. Et le but de ce travail est moins d'effectuer un "bilan du passé" de l'ethnie, que d'incorporer le groupe dans les structures coloniales. Voyons par exemple ce qu'il en fut des Tetela.
L'entrée des Tetela dans l'information coloniale est la plus fracassante qui se puisse faire, puisqu'elle se fait au son du canon. Ce sont en effet les événements de la campagne contre les Ngwana qui vont amener les troupes de l'EIC dans les parages de la Sankuru et de la Lomami, d'abord pour combattre Ngongo Leteta, puis pour s'attaquer, avec ce nouvel allié, aux Ngwana de Kasongo. Ensuite, on devait qualifier de "Révolte des Batetela" plusieurs mouvements de révolte dans la Force Publique. Le fait que le mot ait donc été synonyme de valeur militaire, puis d'appartenance à un groupe que les Européens considéraient comme redoutable, contribua sans aucun doute à ce que les gens acceptassent de porter cette "étiquette."
Il apparaît en effet que l'usage de ce terme "ethnique" a été introduit par les esclavagistes Ngwana d'abord, par les colonisateurs ensuite, et que la détermination stricte du "pays Tetela", les caractéristiques du Tetela "pur sang" et de la véritable "culture coutumière Tetela" ait été l'oeuvre… d'administrateurs belges et surtout des Pères de Scheut. Il semble bien que les intéressés eux-mêmes, avant que la colonie ne les invite à endosser cette étiquette, se désignaient comme "Nkutshu", "Ankutshu" ou "Amembele". Il se peut d'ailleurs que "Tetela" et "Kusu" soient tout simplement des déformations de ces termes plus anciens. Ces gens appartiennent au très vaste ensemble des peuples Mongo, qui sont les principaux occupants de la grande cuvette centrale du Congo. La parenté de ces peuples entre eux doit être réelle, car elle se reflète dans une parenté linguistique. Les Tetela se disent d'ailleurs descendants de l'ancêtre Mongo, commun à tous ces peuples. Celui-ci aurait eu un fils, Membele, qui serait plus particulièrement l'ancêtre des Tetela. La dispersion de ceux-ci, à partir d'un lieu, réel et nommément désigné, à savoir Enyamba, non loin de Katako-Kombe, résulterait d'une dispute entre les trois fils de Membele: Ngandu, Ndjovu et Watambulu. Ils sont pratiquement les seuls Mongo à avoir quitté la forêt de la cuvette pour aborder la savane. Du moins pour une partie d'entre eux, d'où la distinction supplémentaire en Eswe et Ekonda, habitant respectivement la savane et la forêt.[11] La dénomination "Kusu" quant à elle, est purement topologique: on désigne ainsi les membres du même groupe qui, toujours à l'époque de la "traite arabe" se sont trouvés déplacés au-delà de la Lomami. C'est pourquoi il est souvent question des "Tetela-Kusu".
On est donc amené parfois à dire des choses fort bizarres. Par exemple qu'il y a une bonne centaine d'années, les Tetela se sont vus incorporés dans l'EIC et dans sa politique globale, d'abord militaire en ce qui les concerne puisque c'est à l'occasion des campagnes contre Ngongo Leteta, puis en compagnie de Ngongo Leteta contre les esclavagistes Ngwana que cette incorporation s'effectue, puis économique. Dire cela suppose évidemment que les Tetela existaient déjà. Mais on se trouvera contraint de dire, en même temps, que cette même période a été celle d'une ethnogenèse: les Tetela ont commencé d'exister. En effet, les processus d'incorporation à l'ensemble colonial, d'une part, et d'ethnogenèse d'autre part, sont en relation étroite et, d'une certaine façon, dialectique.
Le doute qui règne quant à la date à laquelle une appellation ethnique a commencé à être utilisée et acceptée fait que l'on a parfois recouru à des appellation telles que "futurs Tetela" ou "proto-Tetela", ce qui n'est pas dépourvu de signification, en effet, lorsqu'on évoque des faits anciens, à la limite des années 1890, mais mène surtout à embrouiller les choses. A quand, en effet les "futurs proto-Tetela anciens" ?…
Incorporation et intégration sociale ont créé des identités, notamment celle de "Congolais", diverses identités de classe, diverses identités religieuses, et une série d'identités ethniques. Ces identités ne sont pas de même étendue et se rapportent à des domaines différents: elles seront donc "à tiroirs": dans des contextes différents, une même personne pouvait s'identifier en tant que l'une quelconque de ces innombrables identités. L'ethnie à eu ses "bâtisseurs", parmi lesquels des étrangers, surtout missionnaires, ont joué un grand rôle. Précisons même qu'en ce qui concerne le cas précis de la "création culturelle" Tetela, il n'est pas indifférent que ces missionnaires aient de plus été flamands. Ces intervenants Blancs vont répertorier les Tetela et leurs voisins dans un vaste éventail d'activités, allant des mouvements religieux aux mobilisations politiques en vue d'une guerre.
Plusieurs identités ethniques (ou tribales ou sous-ethniques) ont reçu une empreinte idéologique. Certaines s'appliquent à l'ensemble des gens dont la langue maternelle est le Tetela[12]. Ce parler est parfois appelé "kitetela", parfois "otetela", voire "otetela-kikusu" ("doublet" linguistique de l'appellation ethnique "Tetela-Kusu"). D'autres identités sont plus larges (Anamongo, par exemple) ou plus restreinte. C'est typique du Congo, où les dénominations, ethniques et autres, ont tendance à être multiples et conjoncturelles; l'ennemi dans un tel contexte est un frère dans tel autre. Catégories et appellations ethniques sont ainsi des instruments, voire des armes, dont on peut se servir pour susciter un conflit ou pour en favoriser l'apaisement. L'ingénierie ethnique est donc aussi, par certains aspects, fabrication d'armes…
En même temps qu'on délimite spatialement une ethnie, on lui attribue une quasi-éternité (on a dit ironiquement que l'anthropologie, à une certaine époque, semble avoir considéré les ethnies comme des "essences subsistantes"… et ce n'est sans doute pas par hasard que le terme est repris à la philosophie thomiste, compte tenu du rôle important que les auteurs missionnaires ont joué dans cette "ingéniérie"). Plus exactement, on suppose que les groupes et institutions que l'on a "trouvés" – il vaudrait parfois mieux dire "découpés" – remontent à un passé fort lointain et que, si histoire il y a eu, elle était cyclique et répétitive: "étant posé qu'il y a des A et des B et qu'ils sont ennemis héréditaires, ils se sont fait la guerre x fois par siècle dans le passé… heureusement, maintenant nous sommes là pour les en empêcher". La situation ainsi supposée éternelle n'est même pas forcément celle qu'on rencontrée les premiers explorateurs. Elle peut même être carrément en contradiction avec elle. L'ethnographie s'est ainsi plus à "découvrir" non le Rwanda ancien, mais… celui des années 30, quitte à tourner le dos aux archives décrivant des situations différentes [13]
Cette pacification n'est pas forcément perdue pour tout le monde. Dès 1a période coloniale, un ethnologue anglais, W.Watson[14] montrait qu'avant la colonisation britannique, les Mambwe de Zambie n'avaient en fait aucune "cohésion tribale". C'étaient de petits groupes indépendants, sans autre organisation que la communauté villageoise, où la "guerre", c'est à dire les razzia au détriment des groupes voisins, était la principale occupation des hommes. L'intervention britannique, renforçant l'autorité des Chefs, a fait que cette région antérieurement segmentée s'est muée en un ensemble politiquement centralisé et doué d'une conscience collective. Mais la "pax anglica" n'a pas seulement fait émerger une identité Mambwe et mis fin aux affrontements. Libérant les hommes des tâches guerrières, elle les a aussi rendus disponibles pour le travail dans le Copperbelt ! La préoccupation pour la main-dœuvre fait elle aussi partie des attributs de l'ingénierie ethnique.
Faits inexpliqués.
On pourrait bien sûr, là où nous avons des documents anciens qui rendent la chose possible, demander tout simplement pourquoi un fait aussi central, indispensable et universellement explicatif que l'ethnie, évident en 1880, ne l'était pas cent ans plus tôt, avec des observateurs d'une qualité égale. Je me bornerai cependant à citer un certain nombre de faits, récents et avérés, qui ne s'expliquent pas par l'ethnie immobile, homogène et fermée décrite depuis la colonisation:
Lorsque l'ethnie fait la "Une" des journaux, c'est presque toujours pour accompagner des termes comme "haine, querelle, massacre, etc…" et l'on ne peut s'empêcher d'avoir l'impression qu'il faut lire entre les lignes "Ils (ces sauvages!) continuent à se massacrer pour des raisons incompréhensibles". Or, ces "haines tribales héréditaires", lorsqu'on se donne la peine d'en retracer les causes, ne remontent pas à la nuit des temps mais… à la colonisation et à l'introduction même du concept d'ethnies. J'ai mentionné plus haut l'opposition Eswe / Ekonda chez les Tetela, qui a même attendu que l'on soit après l'indépendance pour développer ses aspects ravageurs ! On aurait fait mieux, toujours suivant la même clé de lecture "ethnique", au Rwanda et au Burundi puisque Tutsi et Hutu auraient attendu près de 800 ans pour s'apercevoir qu'ils se haïssent à mort depuis la nuit des temps ![15] Il en est d'autres: l'opposition, toujours au Congo, entre Luba et Lulua remonte à l'établissement du camp de l'EIC à Luluabourg et à des privilèges, jugés excessifs par les autochtones, accordés aux populations déplacées fixées autour de ce camp[16].. Les oppositions Bete / Baoulé en Côte d'Ivoire ressemblent curieusement à des querelles de bornage entre paysans, co-extensives au développement des cultures de plantation sous le régime français. La "haine tribale" des "vrais Katangais" de Tshombé contre les Luba-Kasai, quant à elle, ressemble furieusement à une "ratonnade" dirigée contre les travailleurs immigrés amenés par les mines. Et il était bien commode, aux temps coloniaux, de disposer d'étiquettes ethniques pour désigner les événements: parler de "révolte des Batetela" ou de "soulèvement des Bayaka et des Bapende" renvoyait au "passé obscur " quant aux motifs d'un mouvement supposé irrationnel. "Mutinerie des soldats indigènes" ou "Jacquerie des coupeurs de palme des plantations Unilever" aurait pu susciter la réflexion sur des analogies avec des événements européens… Présentée comme remontant à la nuit des temps, l'ethnie sert en fait de clé de lecture à des phénomènes récents et induits par la société moderne (coloniale ou post-coloniale)…
Les traditions mêmes des groupes africains font sans cesse état de faits qui montrent que ces groupes étaient ouverts sur l'extérieur et que leur composition même a été fluctuante. Rois et chefs sont souvent décrits comme "venus d'ailleurs". La coutume prévoit que tel ou tel groupe aura un statut spécial comme "premiers occupants du lieu", ce qui revient à dire que le groupe a conscience de se composer de strates successives de population.[17] Et les guerres sont maintes fois liées au contrôle de routes et itinéraires commerciaux: plusieurs guerres opposèrent ainsi les Tio et les Bobangui pour le contrôle du pool de Kinshasa, et ces litiges furent parfois soumis à un arbitrage pour lequel on fit appel à un arbitre extérieur aux deux ethnies. [18] Tout cela fait bien international dans un monde de monades sans portes ni fenêtres !
D'autre part, si l'appartenance ethnique a un statut aussi prépondérant dans la conscience de l'Africain et dans ses motivations, à tel point que même dans un contexte moderne il continuerait à réagir en fonction de ces appartenances, on voit mal comment s'explique le fait que, très tôt, on a vu apparaître des références plus larges. Et puisqu'il faut balayer devant sa porte, je citerai mon propre exemple. Lorsque je cherchais sur le terrain des traces de traditions orales ou simplement de souvenirs de famille concernant les révoltes militaires de la fin du XIX° siècle, je me suis adressé, par la force des choses, à beaucoup de personnes âgées appartenant à l'ethnie Tetela, ainsi qu'à d'autres groupes de l'Est. Ces gens avaient été influencés, à l'époque où une certaine vie politique libre a existé au Congo, soit directement par le MNC / Lumumba, soit par d'autres partis faisant partie du cartel lumumbiste. Et, au départ, j'avais tendance à considérer tous propos tendant à attribuer aux mutinés des conceptions relevant du nationalisme congolais ou du panafricanisme comme une sorte d'interpolation, l'informateur projetant, pensais-je, ses idées et celles du héros de l'indépendance dans l'esprit de résistants anti-coloniaux du passé. Au cours d'une phase ultérieure de travail, je me plongeai dans les archives missionnaires relatives à cette même période. J'y trouvai la lettre du Père Achte à son évêque, dans laquelle il explique qu'il a été capturé, puis relâché par les rebelles et s'est entretenu avec leurs chefs. Ce document est unique : le P. Achte est le seul Européen à être revenu de chez les Baoni[19] Et son entretien avec Mulamba est pratiquement la seule occasion iù l'on dispose d'une "interview" du leader Noir à mettre en parallèle avec les dires de ses adversaires Blancs. Or, Mulamba y tient effectivement ces mêmes propos, parlant de libérer tous les Noirs de l'EIC, puis ceux du reste de l'Afrique. Donc, un peu plus de dix ans à peine après la création de l'EIC, l'espace congolais et l'identité congolaise avaient été suffisamment intériorisés par un sergent de la Force Publique pour lui servir de référence politique et les révoltes de la F.P. font figure de premier acte politique congolais !
Il y a donc une série de signes importants non pas que les ethnies n'existeraient pas, car il est un fait que des groupes humains précoloniaux en Afrique noire, cela existe, mais qu'elles ne devaient pas avoir exactement le visage que l'ethnographie coloniale leur prète. Nier l'existence, en Afrique, de groupes ethniques serait absurde, et reviendrait à dire que ce continent n'est pas peuplé de peuples. (Notons en passant que les mots africains que nous traduisons par "ethnie" ou "tribu", par exemple le Swahili "kabila"[20] signifient en fait "peuple" ou "nation"). Ce qui est en cause ici, c'est la manière dont la colonisation en a fait un instrument de domination en entourant cette notion de toute une série de présupposés dont pratiquement aucun n'est ni évident, ni démontré.
La guerre est idiote partout, mais pas plus en Afrique qu'ailleurs.
Ainsi, souvent au prix d'une violence caractérisée vis-à-vis de faits patents, on a voulu considérer les ethnies comme closes, repliées sur elles-mêmes, systématiquement méfiantes, sinon hostiles vis-à-vis de l'extérieur. Certes, on rencontre dans l'histoire africaine, comme dans les autres, des guerres de longue durée ou à répétition entre les mêmes peuples. Ce qui mène parfois à les considérer comme des "ennemis héréditaires". Mais c'est tout à fait analogue à ce que l'on peut voir dans l'histoire européenne[21], par exemple entre la France et l'Angleterre, puis la France et l'Allemagne. Cela n'implique pas que les Français conservent ad vitam aeternam le soupçon que la "perfide Albion" va toujours leur chercher des "querelles d'Allemand"! Et les causes de ces guerres à répétition étaient aussi compréhensibles que la querelle successorale qui a donné la guerre de Cent Ans, ou la concurrence hégémonique et commerciale qui fut à l'origine de tant d'autres guerres. La place manque pour faire le tour du continent, mais voici au moins trois exemples.
A. – Pendant pratiquement toute la période précoloniale, le Rwanda a été en guerre, de manière quasi-incessante, avec le Bunyabungo (dénomination rwandaise de l'état des Shi, au Kivu), sans d'ailleurs jamais réussir à le conquérir. Cette obstination s'explique par le fait que les Shi constituaient une sorte de "bouchon", s'opposant à une expansion rwandaise contournant le lac Kivu par le Sud. Les Rwandais auraient eu besoin de cet "espace vital" du fait de leur surplus démographique. Ils ne réussirent qu'à éliminer par la guerre une partie dudit surplus. Faut-il rappeler que le "Lebensraum" ou le "Spazzio Vitale" sont des arguments que l'on a avancé dans d'autres guerres, sous d'autres latitudes ?[22]
B. -Avec une non moins belle régularité, l'empire Luba et l'ethnie Tabwa, peuplant la région montagneuse des Marungu le long du lac Tanganyika, se sont fait la guerre. lEmpire aurait souhaité disposer d'une voie de communication transafricaine. Il était en effet tributaire, pour son approvisionnement en armes et marchandises de traite, des marchands d'esclaves portugais d'Angola. L'accès au lac l'aurait mis en contact aisé avec la traite "arabisée" venant de la côte Est. Dès lors, une "politique de la bascule" serait devenue possible et aurait rendu la position de lEmpire infiniment plus confortable. Même la guerre, soit avec les "Arabisés", soit avec les Portugais, serait devenue pensable, puisqu'on aurait eu un autre fournisseur d'armes. Malencontreusement, les Tabwa disposaient de l'avantage de positions faciles à défendre et se montraient irréductiblement hostiles, non pas tellement à la "nationalité" Luba (les mariages entre les deux tribus étaient même assez fréquents), mais à l'idée de s'intégrer dans un vaste état centralisé, marqué de plus par un pouvoir personnel prépondérant de l'Empereur. Dans l'esprit des Tabwa, un minimum de démocratie n'était possible que dans leur propre système, polysegmentaire[23]. (Disons d'ailleurs, à leur décharge, que, si des souverains Luba ont manifesté , comme Kasongo Nyembo qui mourut en relégation pour que les exactions contre son peuple cessent, une haute tenue morale, certains Empereurs, comme Kasongo Kalombo, ont été des personnages autoritaires et plus qu'inquiétants).Trouvera-t-on que je force ou viole les faits en disant que l'attitude Tabwa rappelle fort celle des Grecs au moment des Guerres Médiques? Quant à l'impérialisme Luba, qui ne comprendrait que les Africains étaient prêts à tout pour desserrer l'étreinte mortelle de la traite?
C. -Au début du XIX° siècle, un véritable coup de tonnerre ébranle l'Afrique méridionale. On l'a d'ailleurs appelé "lifaqane" ou "mfecane", c'est à dire la "tornade", respectivement en Sesotho et en Isizulu. Il s'agit de l'expansion Zulu. Son maître d'oeuvre, Shaka, a d'ailleurs été surnommé le "Napoléon noir" (le surnom lui venant des Anglais, il n'est pas certain qu'il faille y voir un sens trop laudatif). Sans discuter le moins du monde les qualités de général et de conducteur d'homme dont il fit preuve, il faut bien constater que la tendance à considérer l'Histoire comme celle des "Grands Hommes", combinée avec les affabulations qui se doivent d'entourer le fondateur de la tribu[24], ont fâcheusement rejeté dans l'ombre des faits tels que ceux-ci: les Zulu ont pu conquérir grâce à une réorganisation militaire accomplie sous le règne qui précède celui de Shaka (celui-ci étant alors, il est vrai, ce que nous appellerions Ministre de la Guerre) et parce que les Zulu disposaient de troupes abondantes, grâce à un surplus démographique des plus conséquents. En fait, les choses se passèrent en trois temps:
1. Les populations Nguni (ensemble plus vaste dont les Amazulu ou "clan de la lune" ne sont qu'un élément), vivant pratiquement à cheval sur ce qui est aujourd'hui la frontière entre le Mozambique et l'Afrique du Sud, et qui à l'origine sont avant tout des éleveurs de gros bétail, passent à l'économie mixte (élevage + agriculture). Il en résulte une grande amélioration de leur situation alimentaire, et donc une baisse importante de la mortalité, un allongement de l'espérance de vie qui débouchent sur une explosion démographique.
2. De ce fait, les divers clans Nguni commencent à être à l'étroit et il y a, de plus en plus fréquemment, des guerres de clan à clan, d'où des améliorations techniques en matière d'armes[25] et de méthodes tactiques, et la création d'armées permanentes. Au point culminant des réformes de Shaka, alors seulement chef de l'armée de Dingiswayo, le "service militaire" durera de 17 à 45 ans!
3. Devenus la puissance prépondérante parmi les Nguni, les Zulu ne leur laissent le choix qu'entre s'incorporer à eux, ou s'en aller (ce qui les force aussi à conquérir de nouveaux territoires). L'opération se répète ensuite au détriment d'autres peuples, non-apparentés cette fois…
Encore une fois, on retrouve des éléments qui ont un air familier. L'explosion démographique posait un problème et rendait en fait les Nguni vulnérables. Leur organisation militaire est une tentative pour répondre à cette situation. Puis, l'instrument une fois créé, la logique de conquête s'installe… c'est, dans ses grandes lignes, la même histoire que l'empire assyrien du Proche-Orient! Quant aux peuples qui, pour fuir les Zulu, doivent à leur tour se mettre à conquérir et à en bousculer d'autres, qui n'aura reconnu l'histoire des Huns poussant les Goths,… qui finalement bousculèrent jusqu'à lEmpire romain.
Le recours à l'ingénierie ethnique: attribut du pouvoir.
Ce que je viens de montrer pour les guerres pourrait être répété pour toutes sortes d'autres faits historiques ou institutionnels. Il ne faut pas, sous prétexte de remords tardifs ex-colonisateur, angéliser les Africains. Ils ont leur contingent normal d'ambitieux, de gens avides, de lâches ou de vendus, tout autant que de héros, d'exemples de droiture ou de vertu. Cela aussi, précisément, est analogue à ce que l'on rencontre dans l'histoire d'autres peuples.
Mais précisément, on ne rencontre jamais que des choses connues, à savoir que dans une situation donnée, devant un problème concret, des hommes et des femmes, dont certains détenaient un certain pouvoir, ont dû prendre des décisions … Et que ça s'est produit à Bulawayo au même titre qu'à Rome, à Kyoto ou à Cuzco! Ce que l'on cherche en vain, c'est la nécessité universelle du concept ethnique en tant qu'explication indispensable, universelle et dernière.
Pourtant, à peine le Congo était-il indépendant, qu'en 1962 on s'empressait de publier une nouvelle carte ethnographique "officielle" (d'ailleurs basée pour une bonne part, comme les précédentes, sur des travaux de missionnaires et d'administrateurs coloniaux). Et ceci est à première vue étonnant! D'une part parce que, en 1962, on n'aurait pas été en peine pour trouver une (longue) liste de choses plus urgentes à faire qu'une telle publication. D'autre part parce que la classe nouvellement au pouvoir, celle des "hommes politiques congolais", qui sort en droite ligne des "évolués" de la fin de la colonie, est en principe une classe "moderniste", qui regarde de fort haut les "passéistes" et les "sauvages" des milieux coutumiers et sont, en particulier, hostiles à l'autorité des Chefs. Alors ?
On allait bientôt connaître la constitution de Luluabourg et ses 21 "provincettes" (obtenues en renchérissant de façon byzantine sur la subdivision en 11 grandes zones culturelles définies par l'ethnologue belge Jan Vansina[26]). Et il est clair que la chose a une dimension, immédiate et au ras du gazon, de désir des hommes politiques de se tailler des "chasses gardées" où ils puissent dire à la majorité des électeurs (car, hélas! ces "passéistes coutumiers" de la brousse ont le droit de vote!) "Je suis de votre tribu, votez pour moi", puis "Il vous faut un Ministre (sous-provincial!) de votre tribu, pensez à moi", variante bantoue ad hoc du célèbre "Je vous ai compris!".
Mais il y a plus. "L'indépendance, a écrit Frantz Fanon, ce n'est pour certains que le transfert aux élites locales des passe-droit hérités de la colonisation". Et le paysan Kongo ne croyait pas si bien dire, qui surnommait les politiciens bourgeois "Bamindele ba biso", c'est à dire "Nos Blancs à nous". Parce que ce que la bourgeoisie africaine n'a pas manqué de comprendre, c'est que la manipulation ethnique est un attribut du pouvoir.
"Soumise à la fonction de fournir la main d'oeuvre bon marché au secteur moderne, la société majoritaire au point de vue des hommes qu'elle englobe, dite traditionnelle, ne l'est plus, elle est pseudo-traditionnelle, c'est à dire d'une traditionalité transformée, déformée, soumise"[27].
"Parler de l'Afrique traditionnelle en bloc, c'est au fond avaliser la thèse colonialiste de l'absence d'histoire de l'Afrique, comme s'il n'y avait pas en fait des sociétés et des cultures africaines avec leurs structures et leurs conflits intérieurs différents. Ici, au contraire, l'aspect massif de l'affirmation confond dans une nuit grise toute l'Afrique rurale en un magma sans contours nets"[28].
La boussole affolée.
L'utilisation politique des ethnies va conduire à quelques situations qui seraient du plus haut comique, si, malheureusement, tout cela n'avait pas coûté des centaines et des centaines de vies humaines… J'ai donné, plus haut, l'exemple de l'interprétation des résultats électoraux au Zimbabwe, qui signifiaient exactement le contraire de ce que suggérait le simplisme "ethnique". Mais, par la conjonction d'une carte ethnique très compliquée (près de trois cents groupes), d'importants mouvements de population en direction des centres industriels imposés par le colonisateur, d'affrontements politiques très durs entre des positions extrêmes et… d'un goût national pour une certaine éloquence politique riche en hyperboles et formules amphigouriques le Congo ex-belge fut, à ce point de vue, l'un des endroits où, suivant l'expression populaire, on pédala le plus allègrement dans la choucroute. A force de proclamer que tout adversaire était un épouvantable "tribaliste" (c'est un défaut, quand il s'agit d'aimer la tribu des autres) tout en se disant soi-même "profondément attaché aux valeurs traditionnelles"… (Lesquelles? … Celles de la tribu? .. Oui, mais alors… Mais non, celle-là, c'est la mienne, enfin, celle de mes électeurs… Chut!) on ne tarda pas à atteindre l'état de confusion intégrale que le bon peuple qualifie de "potopoto", terme qui a l'origine désigne une boue argileuse, à base de latérite, qui vous enlise la plus puissante roue de camion en moins de deux et jusqu'au moyeux.
Deux joyaux brillèrent d'un feu incomparable au sommet de cette cacophonie: la perle katangaise et le diamant sud-kasaien. Jugez plutôt:
1. Au Katanga, la Conakat de Tshombé regroupe plusieurs ethnies (y compris d'ailleurs les colons belges… enfin, Blancs, vu qu'ils sont représentés par un … Turc naturalisé, Mr. Hasson) et est donc intertribal ou interethnique, solidement unie dans… la haine tribale la plus débridée contre les Luba. Puisqu'ils sont anti-Luba, sur base de ce qui précède, vous croyez peut-être que les Tabwa n'ont pas raté l'occasion de tomber à bras raccourcis sur "l'ennemi héréditaire" et ont massivement voté Conakat. Pas du tout, les Marungu votèrent … "intérêts locaux" … Quant aux Luba, ils avaient un parti, la Balubakat … dont vous croyez peut-être qu'il était strictement et durement tribaliste. Non ! Il était affilié au cartel mené par le MNC-Lumumba, dont les principes étaient durement antitribalistes, nationalistes et panafricanistes. Et sachez de plus, si vous n'êtes pas encore gagné par le vertige, que dans le district de Kapanga, Conakat et Balubakat réussirent néanmoins à se présenter… en cartel.
2. Au Sud-Kasai, le pittoresque ethnique n'est pas moindre. Albert Kalonji prétend, ni plus ni moins, ressusciter l'Empire luba. L'ennui, c'est que cet empire n'a jamais été là. L'empire, ainsi que les trois autres royaumes Luba étaient chez les Luba du Katanga. Ceux du Kasai sont polysegmentaires! Et la séparation des deux branches de l'ethnie remonte si loin que leurs langues sont différentes et qu'ils ne se comprennent plus entre eux. De plus, l'Empereur Kalonji avait pour seul allié le Katanga sécessionniste où, au même moment, sévissaient de véritable ratonnades contre… les travailleurs immigrés kasaïens, la plupart du temps Luba comme Kalonji.
On a certes envie de crier "Au Secours!" ou "Au fou!", mais ce serait exagéré. Cette macédoine n'est due qu'à un simple fait: on a essayé d'utiliser comme facteur de regroupement quelque chose qui avait été élaboré comme facteur de division. On n'organisera pas forcément partout un cirque aussi dément que dans nos exemples. Mais ce sera, au moins dans le principe, la situation habituelle des régimes néo-coloniaux. On voudra bien, j'espère, me pardonner de me citer moi-même:
"Les chefs d'état africains passent tous facilement, quand cela fait leur affaire, des vues les plus jacobines sur l'union nationale au respect scrupuleux des plus infimes particularismes. La société "moderne" opaque pour le petit peuple et les structures traditionnelles inadaptées et souvent dominées par des dignitaires acquis au régime sont des lieux où ils se sentent à l'aise: il y a longtemps que les dés y sont pipés en leur faveur. L'intégration des traditions dans une société modernisée, démocratique tout en restant authentiquement africaine, voilà ce qui leur donne vraiment froid dans le dos!".[29]
D'autres points de vue sur l'Afrique ancienne ?
Même si la manière dont on aborde le passé africain est parfois curieuse. (Le Rwanda "éternel" est… celui des années 30) c'est la connaissance du passé, même supposé répétitif, cyclique ou presque immobile, qui motive l'interrogation et les recherches sur "l'ethnie". et il est en tous cas certain que ce ne sont pas les ensembles africains d'aujourd'hui, résultats de découpages coloniaux, qui peuvent servir de cadre de référence à des travaux historiques. Et ceci est vrai même si par ailleurs on peut voir dans de tels travaux un élément du "nation building" à l'intérieur de ce mêmes limites et ensemble "artificiels" et "modernes". Peut on s'y prendre autrement que de retomber aussitôt dans le cadre ethnique et de se trouver contraint de chausser les bottes léguées par les missionnaires et administrateurs coloniaux avec toutes les conséquences que cela comporte?
Cela revient à cette autre question: l'ethnie est-elle le seul espace précolonial envisageable ?
La réponse est "Non!". Une autre approche est possible. Plus exactement encore: il est possible d'envisager plusieurs autres approches, et dès lors les "ethnies", en tant que résultantes momentanées, mouvantes et limitées dans le temps, se situeraient précisément à l'intersection de ces différents espaces.
Un nombre croissant de chercheurs s'accordent à considérer comme premier, non les ethnies, mais un espace plus vaste. Quant à la dénomination, c'est un peu la "tirade du nez" de Cyrano, il y en a pour tous les goûts: "espace international" (Copans[30])"relations symplectiques" (Meillassoux[31]) ou "chaînes de sociétés" (Amselle[32]). Que le fait soit exprimé en Français courant ou en volapük pour salons intellectuels n'a guère d'importance; on insiste sur le fait primordial des relations intersociétales. Ce qui nous était présenté comme le fait primitif, l'ethnie, c'est à dire la société locale avec son mode de production, de redistribution, son système de parenté, etc…, loin d'être une monade repliée sur elle-même, était englobée dans des formes générales. C'étaient ces formes englobantes qui la déterminaient et lui donnaient un contenu spécifique. Chaque société doit être vue comme le point ultime de tout un réseau de rapports de force. Dès lors, on ne peut plus comprendre une société locale donnée; un groupe ethnique ou tribal, que comme l'effet d'un réseau de relations, et comprendre le fonctionnement de chaque élément de ce réseau suppose qu'on le décrypte totalement, ou du moins qu'on se fasse une bonne idée de son ensemble.
Cette attitude implique:
· Que l'on définisse les différents réseaux, ou espaces en question;
· Que l'on prenne en compte l'idée d'un développement inégal précolonial;
· Qu'on explique le moins élaboré par le plus élaboré, à l'intérieur de phylogénies[33] spécifiques et limitées.
De ces trois implications, la première est primordiale, et c'est la seule sur laquelle je m'étendrai ici. Les espaces en cause sont:
· des espaces d'échanges,
· des espaces étatiques, politiques et guerriers,
· des espaces linguistiques,
· des espaces culturels et religieux.
Espaces d'échange.
L'existence d'un important commerce entre les entités africaines, pourtant si diverses quant à leurs tailles et à leurs structures sociales, ainsi qu'entre l'Afrique et le reste du monde, est largement attestée aussi loin que portent les documents ou traces archéologiques dont nous disposons. Je ne rappellerai qu'un fait: fort loin à l'intérieur du continent, la datation des trouvailles archéologiques s'effectue souvent par référence aux poteries chinoises, venues par le littoral oriental, qui s'y retrouvent. Ces échanges ont eu des acteurs divers : commerçants stables, marchands itinérants, piroguiers, caravaniers, colporteurs, groupes échangistes ou peuples courtiers. Le monde économique était primordial. (Sans entrer dans le détail du fait que certains de ces échanges n'étaient pas "marchands" ou comportaient des facettes à la fois "marchandes" et "non-marchandes". Peu importe, à ce stade, au nom de quoi les biens circulaient, c'est cette circulation même qui est essentielle).
L'existence de ces échanges nous montre aussi l'Afrique affectée, dès la période précoloniale, par un développement inégal et un processus de sous-développement, par rapport à l'influence arabe, qu'elle s'exerce en venant du Nord, par le Soudan ou le Maghreb, ou de l'Est, depuis la côte de l'Océan Indien. Il s'ensuit une hiérarchisation et une dénivellation qui amènent de nombreuses migrations : déplacement de peuples à la recherche de certains biens économiques : l'or, la noix de kola…; migrations de marchands, sans doute à la suite de l'effondrement des grands empires médiévaux, qui créent un vaste espace d'échanges internationaux, pour ces mêmes denrées.
Cette première structuration de l'espace se manifeste de plusieurs manières:
1. existence d'espaces de production spécialisés, avec une division sociale du travail;
2. commerce à longue distance des biens précieux tels que la kola, le sel, l'or, la cire…;
3. commerce vivrier sur des distances parfois longues entre zones agricoles à spécialités différentes;
4. présence, enfin, d'espaces d'échange ou marchés.
La réalisation de la valeur s'effectuait de trois manières: don et contre-don, troc ou payement . L'utilisation de véritables "monnaies", telles que les cauris, les "nzimbu" des Kongo, etc… est un fait bien connu. L'espace de circulation de ces monnaies, les lieux où elles avaient cours, délimitaient de véritables zones monétaires qui, elles aussi, structuraient l'espace africain.
Espaces politiques, étatiques et guerriers.
Aussi loin que l'on puisse remonter dans le passé, on rencontre des ensembles politico-étatiques de grande taille: Ghana, Mali, Songhay, royaumes Mosi, Asante, Danxome, Kongo, etc. Un lien , pas forcément univoque, d'ailleurs, doit exister entre les grands empires, le grand commerce international, et l'esclavage[34], comme substrat économique de ces états. Dans certains cas, les cercles dirigeants de ces états ne sont d'ailleurs rien d'autre, sans doute, que les représentants locaux des grands réseaux marchands.
On sait que l'un des grands problèmes de l'histoire africaine est de parvenir à reconstituer et à expliquer les migrations des peuples. La relation entre celles-ci et les espaces étatiques ne saurait, elle non plus, être envisagée de manière univoque. Ce qu'on rencontre le plus souvent, c'est
1. Arrivée d'un groupe guerrier qui s'impose aux premiers occupants (pas forcément par la conquête: ils peuvent très bien prendre la défense du groupe contre une telle tentative …[35])
2. Ce groupe peut être en simple "dissidence étatique", s'être séparé de son peuple d'origine sans que ce fut à l'occasion d'un conflit. Dans ce cas, il va avoir tendance à reproduire ses institutions et à les imposer au groupe nouvellement dominé (éventuellement par un "placage" sur des institutions plus anciennes, subsistantes).
3. Mais il se peut aussi que la dissidence ait été conflictuelle. Auquel cas on va non seulement éviter de reproduire ces institutions, mais même en prendre le contre-pied. Les Tabwa expliquent ainsi leur hostilité à tout "état fort", à toute autorité centrale – et donc, en particulier, à leurs voisins Luba – par le fait que leurs ancêtres auraient dû fuir un pouvoir central tyrannique.[36]
Ce dernier point est extrêmement important. Il s'oppose en effet au caractère linéaire qu'avaient beaucoup des constructions phylogénétiques des ethnologues et qui les amenait d'ailleurs, curieusement, à considérer comme "faux", ou du moins ne relevant que d'une "vérité" mythique ou symbolique, les récits mêmes sur lesquels ils se basaient. Dans ces récits, des groupes polysegmentaires revendiquaient bel et bien une origine située dans un ensemble étatique centralisé, dont leurs ancêtres auraient fui pour, précisément , créer un nouveau groupe polysegmentaire.
Or, dans une vision linéaire allant du simple au multiple, le polysegmentaire est un élément simple et préalable, une sorte de brique ou d'élément de construction qui (peut-être?… un jour?…) pourrait s'intégrer dans une construction étatique. Les sociétés lignagères devaient donc fatalement devancer les sociétés étatiques et la coupure radicale qu'ils imaginent entre lignage et Etat représente une sorte de "saut qualitatif".[37]
Il apparaît plutôt qu'il y a un mouvement perpétuel de systole et diastole, ou plutôt en trois temps : composition / décomposition / recomposition. J.L. Amselle écrit :
"En ce sens, il serait possible de procéder à une première distinction assez grossière qui consiste à opposer les "sociétés englobantes" aux" sociétés englobées". Les premières, c'est à dire les Etats, les empires, les royaumes et les chefferies sont du côté de la détermination: ce sont elles qui possèdent la capacité maximale de délimitation de l'espace. Ces Etats exercent une forte pression sur les sociétés d'agriculteurs et favorisent les divisions dans leur sein, accentuant ainsi leur caractère "segmentaire". Ils font de ces sociétés de simples appendices et les feront apparaître plus tard, sous la colonisation, comme de faux archaïsmes (…). C'est tout le problème des sociétés interstitielles ou enclavées qui est ici soulevé, sociétés qui dans bien des cas se sont réfugiées dans des massifs montagneux (falaise de Bandiagara, monts du Nord-Cameroun, massifs du Nord-Togo et du Nord-Bénin) et qui de ce fait pratiquaient une agriculture intensive. Ces sociétés ne se reproduisaient qu'à intérieur d'un espace qu'ont bien voulu leur concéder des Etats ou des chefferies. Lorsque la pression de ces Etats disparaît avec la colonisation, elles feront l'objet d'un desserrement et se répandront dans la plaine environnante (exemple: les Dogon descendant dans la plaine du Seno). certaines de ce sociétés deviennent à l'époque contemporaine des "minorités ethniques"…"[38]
De même le village, institution socio-spatiale intemporelle, n'est en fait que le résultat d'une création datable, liée à une pression "englobante" qui pousse au regroupement des localisations lignagères dispersées. Les rapports englobant/englobé peuvent être de plusieurs types:
– relations tributaires : il y a alors payement d'un tribut : or, cauris, etc…
– relations prédatrices : l'englobé subit des razzias.
-relations médiatisées : elles sont plus complexes car ça se joue à trois (au moins): un Grand Prédateur razzie un petit prédateur qui à son tour rançonne des segmentaires.
Ces relations engendrèrent d'importants mouvements de population servile vers les Etats à économie esclavagiste de la côte, et de là vers la traite.
Espaces linguistiques
La langue est souvent perçue comme LE critère d'appartenance ethnique. Ne reconnaît-on pas les nationalités à la langue, ou au dialecte, à l'accent? … L'ennui, c'est que l'Afrique est d'une complexité linguistique incroyable. On y dénombre 800, peut-être 1000, à moins que ce soit 2000 langues différentes [39] (Cette imprécision s'explique par le fait que dans d'innombrables cas on peut distinguer de multiples dialectes plus ou moins distants les uns des autres, de sorte qu'à chaque fois il y a des arguments parfaitement défendables et pour la séparation de deux parlers comme étant des dialectes différents, et pour leur réunion en tant que dialecte de la même langue.
Il est presque de règle de lire, dans la description d'un groupe ethnique supposé "homogène" que tel groupe périphérique "ne parle pas du tout la langue du groupe, mais se considère comme en faisant partie quoique parlant le X (généralement une lingua franca, ainsi des Kusu qui se considèrent Tetela, mais ne parlant pas le kitetela, sont swahiliphones. Le phénomène de la "lingua franca" semble, lui aussi, avoir quelque lien avec les grands Etats et les grandes zones commerciales) Ou encore on apprend que les gens de tel groupe périphérique ont un dialecte très différent, et en fait plus proche de la langue du groupe voisin (d'une autre "ethnie").
La richesse linguistique de l'Afrique permet d'en attendre beaucoup sur le plan de la richesse linguistique pure. Il serait par contre illusoire d'en attendre trop sur le plan ethnologique.
Espaces culturels et religieux.
Par "culture", il faut entendre ici tous les détails de la vie matérielle, qu'ils aient ou non un aspect perçu comme "noble" ou "esthétique".
Il y aurait un énorme inventaire à faire: étudier la répartition spatiale des techniques, des styles d'architectures, des formes artistiques, des manières de table, des règles de parenté et d'alliance, des religions, officielles et ésotériques. On devrait obtenir ainsi une carte des aires culturelles et "de pouvoir", différente du "découpage ethnique", mettant en évidence et les contacts entre les sociétés, et les différences de leurs poids respectifs.
Il y aurait lieu d'étudier aussi la diffusion des grandes religions universalistes. Celle du christianisme est bien connue. Par contre, pour l'Islam, plus anciennement présent, on manque de précision sur ses "flux et reflux". Il est cependant probable que certaines formes et pratiques de "paganisme" sont de l'Islam dégénéré d'une vague précédente.
Et alors ?
Que deviennent, dans tout cela, "l'attribution ethnique" ou "l'identification ethnique". (Il y a deux manières de savoir que je suis un XYZ: parce que les autres le disent de moi, et c'est l'attribution, ou parce que je le sais et l'accepte moi-même, et c'est l'identification) Un acteur social, en fonction du contexte, opérera un choix parmi les catégories (noms) à sa disposition.
Et ce choix pourra changer.
Plutôt que d'envisager les frontières entre ethnies comme des limites géographiques, il faudrait plutôt les considérer comme des barrières sémantiques ou des systèmes de classement. C'est à dire, en définitive, comme des catégories sociales.
Guy DE BOECK
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[1] Ce fut le sort commun de bien des termes déjà usités plus anciennement avec des sens très vagues: ("ceux qui font ceci" ou "ceux qui parlent tel dialecte") qui se virent soudain doté d'un sens univoque, correspondant à des groupes précis, voire à des "races", délimités en longitude et en latitude. Les avatars du mot "bantou" en sont un bel exemple. C'est un terme purement linguistique et les hasards de l'histoire peuvent mener des peuples sans aucune parenté génétique à parler des langues apparentées. On en fit néanmoins un terme de "race". Par la suite, surtout après la II° Guerre Mondiale, la méfiance envers tout ce qui pouvait paraître raciste fit qu'on ne l'employa plus… même dans le champs linguistique qui était le sien à l'origine. Et pendant quelques années on ne se référa plus aux langues bantoues que par le très peu commode terme de "nigéro-congolais central".
[2] BAZIN, Jen, op. cit, pages 115 -116.
[3] La négation pure et simple d'un peuple revient à son génocide: voir les Indiens d'Amérique. A quelques exceptions près, comme les Herero et Nama de Namibie sous le régime allemand, il n'y eut pas de génocide en Afrique coloniale. Le but de l'entreprise, en effet, était de faire produire sur place la main d'oeuvre africaine, ce qui supposait évidemment la conservation de la population.
[4] Citons en pourtant quelques uns, de manière non exhaustive: Un Etat a-t-il le droit, justement, de se "suicider"? On l'a contesté. / La partie africaine comprenait-elle, au moins à peu près,, de quoi il retournait ? / Le signataire africain ("Chef") avait-il bien juridiction sur les terres qu'il "cédait "? / La coutume l'autorisait-elle à procéder à de telles aliénations ? / N'y a-t-il pas eu, dans la suite, un abus du colonisateur quant au sens très vaste donné à des formules des plus vagues comme "arborer son drapeau et accepter sa protection" ? / Convenait-il de donner aux accords aliénant ou concédant des terres le sens "à l'Européenne" (perpétuité) qu'on lui a donné. N'aurait-il pas fallu plutôt se référer à l'usage dominant chez les peuples bantous (pour la durée de la vie des parties contactantes) ? Etc… etc…
[5] C'est d'ailleurs le point le plus douteux: la Terre est le plus souvent vue, soit comme le propriété, d'abord des Ancêtres, ensuite de la collectivité, soit comme un élément, au même titre que la pluie, l'air ou le soleil.
[6] BAONI
[7] Les Français avaient signé un des fameux "traités" avec Ilo, "Makoko" des Tio (dits Teke au Congo- Kin), tandis que Stanley faisait de même avec le Ngaliema, chef local. L'un et l'autre traité attribuaient au colonisateur signataire le contrôle, stratégiquement et commercialement essentiel, du pool de Kinshasa. Cf. VANSINA Jan : "Makoko Ilo" in Les Africains, tome X, pp. 152 ss, Paris/Dakar, Présence Africaine, 1979
[8] La création, pendant la période coloniale, de tout un appareil conceptuel et du vocabulaire "spécifique" qui l'accompagne, est peut-être ce qui, dans la réalité, s'est le plus rapproché de la "newspeak" d'Orwell dans "1984" : rendre la subversion impossible faute de mots pour la penser.
[9] Le terme même de "coutume", je le concède, est emprunté au droit européen. Mais, précisément, il y désigne la forme juridique la plus inférieure qui se puisse trouver, "ce qu'on fait quand il n'y a vraiment pas moyen de trouver la moindre ligne de droit écrit. Pour qu'une chose ait lieu "suivant la coutume du lieu" il faut vraiment qu'on soit descendu à des vétilles.
[10] Au Congo Belge, on attend de lui qu'il cumule des fonctions de : collecteur d'impôt, sergent recruteur, organisateur de corvées et auxiliaire local de la justice… On s'étonnera que sa popularité en ait souffert…
[11] L'opposition Eswe / Ekonda a été violente et sanglante… durant les années 60 et pour briguer des mandats politiques en ville, loin, et de la savane, et de la forêt. .C'est dire le caractère essentiellement manipulatoire d'oppositions "traditionnelles" présentées comme remontant loin dans la nuit des temps.
[12] Outre le fait de savoir de quelle rive de la Lomami on est originaire, intervient le fait que les "Kusu" ont été plus touché par une certaine "islamisation" ou "arabisation" au XIX° siècle, ce qui va de pair avec une plus ou moins profonde "swahilisation". Certains "Kusu" ont donc le swahili pour langue maternelle mais sont considérés comme membre du groupe ethnique Tetela ou Tetela-Kusu.
[13] Claudine VIDAL, op. cit., en particulier pages 180 – 181.
"[14] Son ouvrage, "Tribal Cohesion in a Money Economy: a Study of the Mambwe People of Northern Rhodesia.", parut à Manchester en 1958.
[15] Selon toute vraisemblance, les Tutsi ont dû arriver dans la région entre 1000 et 1100 de notre ère, soit à peu près en même temps que les Normands en Angleterre ! Imagine-t-on les Britanniques s'en avisant brusquement et entreprenant de se massacrer entre Saxons et Normands ?
[16] Cette faveur leur est venue en partie parce que, lors de la mutinerie de 1895, les chefs "réfugiés" récemment fixés comme Zappo-Zapp ont pris le parti de l'EIC. (BAONI)
[17] Ainsi, lors de la désignation du Mani-Kongo (le "roi" des Bakongo), l'un des membres du collège électoral, le Mani-Kubunga, représentant le clan Nsaku, avait voix prépondérante, du fait du lien privilégié de ces premiers occupants avec la terre.
[18] DE BOECK (1984); VANSINA, op. cit.
[19] Il y eut quelques mises à mort de prisonniers mais, surtout, la plupart des Blancs préféraient le suicide à la capture.
[20] Il y aura bien eu un lecteur ou l'autre pour sursauter. Non, ça n'a rien avoir avec Laurent-Désiré du même nom, puisqu'évidemment le nom du Président congolais n'est pas du Swahili, mais du Kiluba. C'est même, chez les Luba du Katanga, un patronyme relativement courant, bien que n'atteignant pas les scores de "Ilunga" ou "Kazadi" qui sont les "Dupont" et "Durand" du Haut-Lualaba.
[21] Je ne prends l'Histoire européenne pour point de comparaison que parce que je la suppose la moins ignorée de ceux qui me lisent. Il va de soi que des comparaisons avec des événements, par exemple asiatiques, seraient possible également. encore faudrait-il qu'ils soient couramment connus.
[22] Ce surplus démographique, joint à une extrême pauvreté, sont toujours des caractères marquant du paysage Rwandais. Et l'on ne peut que constater que la tentation de l'expansion vers l'Ouest semble avoir persisté, elle aussi.
[23] =Sans autorité au-dessus de celle du village ou d'un petit groupe de villages.
[24] Une de ces légendes mérite d'être citée. Elle est relative aux origines du lignage dont est issu Shaka. Une jeune fille avait deviné qu'un arbre abritait un puissant esprit. Or, elle désirait que sa descendance se compose d'hommes intelligents, vaillants, bref, de surhommes. Quoi de mieux, dans ce but, que d'avoir un esprit pour ancêtre? Elle était très belle, fort avisée et instruite dans les jeux érotiques, et, en se livrant contre l'arbre à des activités que les bonnes moeurs m'interdisent de décrire ici, elle réussit donc à tenter l'esprit, à le séduire et à être enceinte de ses oeuvres. Homère aussi est plein de rejetons des écarts de conduite de ce paillard de Zeus, mais on remarquera que dans la mythologie bantoue, la procréation est d'emblée le but de la chose , et que l'initiative du désir et de la séduction résident chez la femme. Hélas! C'était AVANT le passage des missionnaires…
[25] Une de ces réforme creusera leur tombe. Dans le but de garder une stricte discipline et une grande cohérence de manoeuvre, ils vont renoncer à utiliser des armes de jets (arcs, frondes, javelots…) et rechercheront systématiquement le combat rapproché, en masse compacte. On imagine le résultat quand ils ont eu à affronter les Blancs, disposant d'armes à feu. Certes, ils ont battu les Britanniques à Ishandhlwana, mais au prix de pertes énormes.
[26] cfr VANSINA : "Les Royaumes de la savane", carte hors-texte.
[27] Samir AMIN: "Sous-développement et dépendance de l'Afrique noire", préface à BOUBACAR BAMY : "Le Royaume du Waalo", Maspero, Paris, 1972
[28] Yves BENOT, "Indépendances africaines", Paris, Maspero, 1974 page 55.
[29] Guy DE BOECK , 1984, page 53.
[30] COPANS, J. "Ethnies et régions dans une formation sociale dominée. Hypothèses à propos du cas sénégalais", Paris, Anthropologie et Société, vol 2, N°1, 1978, page 97.
[31] MEILLASSOUX, Claude: "Rôle de l'esclavage dans l'histoire de l'Afrique occidentale" , Paris, Anthropologie et Société, vol 2, N°1, 1978, page 132.
[32] AMSELLE, Jean-Loup : "Les négociants de la savane", Paris, Anthropos, 1977, page 275.
[33] cela désigne, à peu de choses près, la même chose qu'un arbre généalogique, mais appliqué à des sociétés. Désolé, mais on ne peut pas toujours éviter le jargon technique!
[34] Je fais allusion ici à une économie basée, comme celle de notre Antiquité, sur l'utilisation de la main d'œuvre servile sur place, en Afrique. La notion est donc différente de celle de "traite" (vers l'Amérique).
[35] Le problème est bien sûr qu'on a affaire à des récits légendaires ou en tous cas embellis, et le "grand héros venu d'ailleurs" trouve toujours, à point nommé, un monstre affreux ou un ennemi effrayant à combattre… On peut cependant observer que des événements plus récents, accessibles à l'observation directe, ont montré que fréquemment, lorsque le pouvoir était confisqué par de "nouveaux venus", ceux-ci n'étaient pas arrivés en conquérants, mais au contraire en "mercenaires" ou "gardes prétoriens" du pouvoir qu'ils renverseront plus tard.
[36] La "tarte à la crème" de ces récits fondateurs, c'est l'opposition à l'inceste (mariage contraire aux règles d'exogamie) que le tyran veut commettre et qui ne fait que symboliser le fait que sa volonté fait loi et qu'il ne respecte rien de sacré.
[37] Dans le même ordre d'idée, il n'y a plus lieu dès lors de considérer qu'il y a une différence culturelle entre les modes de vie "les plus primitifs" (Pygmées, Hottentots) et le autres. Ils ont été refoulés en forêt ou dans le désert, et le caractère rudimentaire de leur mode de vie tient, non à une incapacité culturelle, mais à ce mode de vie de "réfugiés".
[38] J.L. AMSELLE, op. cit.1985, page 29.
[39] G DE BOECK: op. cit, 1984, page 6 et sa note page 99.
[1] Ce fut le sort commun de bien des termes déjà usités plus anciennement avec des sens très vagues: ("ceux qui font ceci" ou "ceux qui parlent tel dialecte") qui se virent soudain doté d'un sens univoque, correspondant à des groupes précis, voire à des "races", délimités en longitude et en latitude. Les avatars du mot "bantou" en sont un bel exemple. C'est un terme purement linguistique et les hasards de l'histoire peuvent mener des peuples sans aucune parenté génétique à parler des langues apparentées. On en fit néanmoins un terme de "race". Par la suite, surtout après