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Pol Pierre Gossiaux Titulaire de d’Anthropologie des systèmes symboliques et d’Ethnosémiologie de l’Art africain Université de Liège (Belgium) Le Bwame du Léopard des Babembe (Kivu-Congo) Rituel initiatique et rituel funéraire Avec 52 illustrations
Table des matières (1ère partie)
Citations
possibles de cet article, selon les normes scientifiques et légales en
usage. Toute reproduction, complète ou partielle, d’un document
photographique doit faire l’objet d’une demande écrite (mél) à l’auteur.
Ekunda Kunda (†)
Mwami wa 'engwe. Cet article, rédigé en 1999 pour le Colloque d’histoire des connaissances zoologiques (11), consacré aux Animaux que l’homme choisit d’inhumer (Université de Liège, 20 mars 1999) dont lesActes ont été édités par Liliane Bodson (Liège, ULg, 2000, pp.169-269), a été relu pour cette version numérique. Nous y avons apporté les corrections nécessaires et ajouté quelques précisions. En complément, l’on pourra lire, ultérieurement, sur le site http://www.anthroposys.be : - Le meurtre rituel des Hommes - Serpents du Bwamè du Léopard des Babembe (Sud-Kivu). Sacrifice et subincision. Histoire et fonctions politico - religieuse du Bwamè des Babembe du Sud Kivu, de 1860 à 2000. - L’Art du Bwamè des Babembe du Sud Kivu. - Rites et masques de circoncision Biluba bya Butende des Babembe du Sud-Kivu. - Plusieurs
articles sur les rites initiatiques et les autres sectes secrètes
traditionnelles bembe (‘Alunga, ‘Elanda, M’mhu’i, etc.) sont également
en voie d’achèvement. Le présent article, est
fondé pour l’essentiel sur des données de terrain, recueillies lors
d'une enquête poursuivie de 1970 à 1974 (avec neuf retours sur les
lieux, chacun de deux mois). Une partie des entretiens qui entrent dans cette base de données a été enrégistrée sur bandes et cassettes magnétiques (plusieurs centaines). Nous avons
également eu accès à plusieurs fonds d’archives –de valeur inégale
(Uvira, Bukavu, Kisangani, Kinshasa, Tervuren. Fonds privés). Certaines
des archives AIMO sont conservées à
C se prononce toujours tsch (v. « tchèque »). Cwecwe = Tswétshwé. J se prononce toujours dj (v.djinn). H fricative gutturale sourde est toujours dur, v. ach-laut allemand, jota espagnol ou xh du wallon liégeois (pas d’équivalent français). Nhabo se dira plutôt n’kabo que n’nabo. E se prononce toujours é (v. « né »). Ine (moi) = iné. U toujours ou (v. « tout »). Sungula = soungoula. Ù restitue un phonème intermédiaire entre ou et o fermé. Pas d’équivalent français mais ‘Alùnga se lira plutôt Alau ounga qu’ Alounga È est un phonème intermédiaire entre i et e fermé, sans équivalent français, mais proche du phonème è dans thème. bwamè se lira plutôt bwamè que bwami. Il n’y a pas de nasalisation. Bantu = ban’ tou. Nous n'avons pas cru utile, ici, de noter les tonèmes. Par contre, l'èbembe, langue
bantoue, étant une langue à préfixes, le lecteur s'attendra à voir
ceux-ci varier selon la classe et le nombre du radical auxquels ils se
rapportent. Les apostrophes ’ et ‘ indiquent des phonèmes qui ne se prononcent pas, mais qui interdisent l'élision entre sons (voyelles et/ou consonnes) ainsi rapprochés. M’ma, par exemple, dérive de mulema, m’m’u’i de mutumbi.
Une phrase bembe est donc hachée de silences, dont les nuances,
variables selon le contexte phonétique (ils paraissent tantôt aspirés,
tantôt expirés), nous semblent impossibles à décrire ici.
En
entreprenant la rédaction de cet essai, notre intention était de
décrire le cérémonial traditionnel des funérailles des Hommes-léopards (Bamè ba ’ngwe) bembe,
sans même évoquer, sinon fugitivement, le parcours initiatique qui
confère à ces derniers leur statut singulier. Toutefois, une intuition
nous portait à croire que les rituels funéraires dont l'homme avait
parfois honoré certains animaux, relevaient d'une logique qui
n’entendait pas rapprocher, sans plus, l'animal de l'homme dans la
mort, mais visait peut-être, dans certains cas, à métamorphoser
l’animal en homme. C'est en effet la raison même du cérémonial qui
livre l'Homme-léopard à la mort. Pour permettre au lecteur du présent
article de vérifier cette intuition, il importait de montrer clairement
que l'Homme-léopard ne l'est pas de manière métaphorique, mais qu'il l'est réellement, du moins dans sa propre réalité
- la seule qui doit compter au regard de l'anthropologue. Or c'est ce
qu'un lecteur, même averti, ne peut savoir. Les sociétés
d'Hommes-léopards (d'Hommes-lions, crocodiles, singes, serpents,
porcs-épics, etc.), repérées dès le 17e siècle, se retrouvent un peu
partout en Afrique centrale. Elles n’ont aucune relation entre elles,
même si elles partagent peut-être une logique analogue et possèdent des
racines historiques communes. Durant la période coloniale, les « crimes » des
Hommes-léopards, en particulier, ont suscité une importante
littérature. Pour l'essentiel, celle-ci était le fait de magistrats ou
d'administrateurs qui avaient eu l'occasion d'interroger les coupables
- tous singulièrement muets - avant de les condamner, pour la plupart,
à la peine capitale. Ces magistrats conclurent généralement de leurs
enquêtes que les Hommes-léopards ne se déguisaient en fauves (ce que ne
font pas les Babembe) que dans le seul but de détourner d'eux les
soupçons et qu'en aucun cas, ces criminels (souvent décrits comme de
simples « tueurs à gages ») ne s'identifiaient à l'animal dont les
oripeaux leur servaient de masque. Peu satisfaits de ces explications,
somme toute rassurantes, certains ethnologues ébauchèrent de manière un
peu confuse des explications qui se référaient pour la plupart aux
théories du totémisme - celles de Frazer, en particulier -, que l'on ne
saurait plus accepter comme telles après la critique qu'en a faites Cl.
Lévi-Strauss et d’autres. (Voyez aussi la n. 19). Pour
mesurer la force, la conviction avec laquelle l'Homme-léopard adhère à
son identité d'animal, au point de se prendre réellement pour le félin
« sacré », il nous fallait décrire tout le rituel de la métamorphose -
ou de l'initiation. Nous l'avons fait aussi succinctement que possible
- comptant y revenir plus longuement un jour. Avant d'accéder au titre
suprême d' ’Engwe (léopard),
l'initié doit passer par une série de phases préliminaires, dont
l'ordre est codifié, où il doit s'approprier l'identité d'un animal,
chaque fois différent. Ces initiations successives assurent sa
confusion, puis sa métamorphose en léopard. Pour comprendre les
raisons du choix des animaux dont les initiés investissent
progressivement la forme et l'essence, il importait de décrire
sommairement la logique qui préside à la pensée de l'animal, chez les
Babembe, et régit leurs taxinomies. L'on verra que cette pensée ordonne
toute leur compréhension de l'univers, leur ontologie, leur
métaphysique. Enfin,
la question la plus énigmatique de toutes : « Pourquoi vouloir
vivre en léopard ? » ne cessait de hanter nos enquêtes. Elle se posait
avec d'autant plus de force que les Babembe, comme tant d'autres
peuples, tirent l'un des principes fondamentaux de leur identité de
l'ordre des différences qui
les opposent au monde animal. Notre article s'ouvre donc sur une brève
description de l'anthropologie des Babembe - laquelle s'apparente à une
stratégie visant à exorciser l'animal de leur territoire symbolique.
Quant à la réponse à l'énigme, elle ne se livre, précisément, que dans
le cérémonial mortuaire de l'Homme-léopard.
BEMBE ILL. 0. Insigne de Mwamè wa ‘engwe. Bois. Perles vertes. Résine. Charges magiques.Enduits rituels. M’muse (hématite Fe 2 O3) Ht. ILL
1a. Carte linguistique du Congo Belge (1954) de G. van Bulck (Atlas
général du Congo. (I.R.C.B). Encadrée en rouge : situation de la
carte suivante.
ILL. 1b. Carte de l’Ubembe Sud-Kivu et régions voisines (voir n.1 et n. 18). Les sociétés secrètes, en nombre très élevé2,
où les frontières claniques et culturelles étaient partiellement
abolies, ont formé sans doute l'un des terrains majeurs de
l'intégration des croyances, des rites et de l'éthique bembe3. De toutes ces sociétés, la plus importante est celle du Bwamè4. Elle regroupe, par clan, les membres masculins5
des familles les plus prestigieuses par leur ascendance ou leurs
richesses. Sa fonction principale est de veiller au maintien des
traditions et des lois mi'a'e, à préserver la paix et l'harmonie au sein d'un même groupe agnatique bùlongo ou entre les clans mioka (ou leurs segments bibùndè) rivaux ou hostiles6. « Conseil des sages », le Bwamè contrôlait donc l'exercice du pouvoir politique qui revenait aux aînés ba’ùla,
quand il ne le détenait pas lui-même. Il tranchait en dernier recours
les palabres les plus complexes. Il avait le pouvoir d'interrompre les
guerres entre clans rivaux. Il organisait les grands rituels collectifs
- tel le Bùtende (circoncision). Enfin, il commandait certaines des activités des autres sociétés secrètes (en particulier, celles d’’Elanda et d’ ‘Alùnga auxquelles, du reste, ses membres étaient eux-mêmes souvent initiés), et veillait à ce que ces dernières ne dégénèrent et n'engendrent le désordre. Médiateurs, arbitres et juges, les Bamè disposaient de moyens théoriquement illimités pour que leurs sentences fussent exécutées. La magie (bùtèè) n'était pas le moindre de leurs moyens. C'est pourquoi les Bamè, tout
en s'affirmant comme les maîtres de l'ordre et de l'harmonie sociale,
étaient également les sorciers les plus redoutés de tous ceux de
l'Ubembe7. Une crainte tempérée, cependant, par le fait qu’ils étaient également réputés comme des thérapeutes (babùi ba bicimba) détenteurs d’une forme de thaumaturgie à laquelle le recours s’imposait lorsque la médecine des autres sociétés secrètes avait échoué.
La société du Bwamè est
structurée par une hiérarchie de grades qui diffèrent d'un clan à
l'autre, mais qui, pour la plupart, sont désignés par des noms
d'animaux : le premier de ces grades, dans le sens ascendant, est
celui de Pinji (chèvre noire), le grade suprême celui de ’Engwe : le Léopard. L'on y reviendra. Ces titres n'ont pas seulement la valeur d'un symbole ou d'une métaphore : l'initié Mwamè entend s'assimiler à l'animal dont il porte le nom et les Ba’ngwe («
Hommes-léopards ») finissent par se dire dans l'impossibilité de
distinguer encore ce qui relève en eux de l'homme et de l'animal dont
ils assurent investir la forme et ses multiples anamorphoses8.
(©Photo de P.P. Gossiaux).
Fondements de l’anthropologie et de l’ethnosémiologie bembe La logique de l'initiation au Bwamè, qui
tend à assurer la confusion de l'animal et de l'homme, sinon leur
métamorphose absolue, semble d'autant plus énigmatique que la culture
bembe repose sur un ensemble de stratégies identitaires qui visent à
exorciser l'animal du territoire de l'homme, à affirmer sans cesse la
différence de leur champ taxinomique et ontologique, sans doute parce
que les Babembe, qui accordent volontiers à de nombreux animaux des
dons surnaturels et des facultés communes aux hommes, sont conscients
de la fragilité et des mouvances de cette lisière logique où les
concepts de nature et de culture9 ont tendance à se dissoudre. Exorciser l'animal Ces
stratégies sont discursives ou symboliques. Elles expliquent également
de nombreux choix culturels et se déploient dans les rituels les plus
importants des Babembe. Nous n'en donnerons ici que quelques exemples. L'on
sait que l'enquête de terrain se heurte régulièrement à des réponses
qui se bornent à mettre en valeur la tradition, la force des coutumes (mishinga ya bashi ’ulùca), le
poids des règles et de l'exemple, etc. Toutefois, lorsqu'on interroge
les Babembe sur les raisons qui les incitent à se vêtir, par exemple, à
s'épiler ou - autrefois - à se tatouer, ils répondent spontanément
qu'ils entendent ainsi marquer ce qui les sépare de l'animal. C’est
pour la même raison, affirment-ils, que rien ne les contraindrait à
commettre l'inceste10, alors que celui-ci est de règle chez
l'animal : « un chien qui joue avec sa fille, relèvent-ils, finit
toujours par coucher avec elle ». L'un
des rituels collectifs qui mobilisaient la société bembe tout entière,
pendant plusieurs mois, était l'initiation des adolescents, qui
succédait immédiatement à la circoncision (Bùtende ou ’Etùmba). Celle-ci
n'est pas simplement un « rite de passage » entre l'enfance et la
maturité. Elle constitue, chez les Babembe, comme le proclament les
couplets chantés qui en accompagnent le déroulement, une mise à mort
symbolique des futurs initiés, suivie d'une renaissance, d'un nouveau «
forgeage »11, ainsi que l'explicitent les mêmes chants.
En effet, il ne suffit pas de naître du corps d'une femme pour hériter
du statut de l'être humain. Tant qu'ils restent enfermés dans l'orbe
purement biologique de leur mère (que l'on peut assimiler dans une
certaine mesure, à la nature), les enfants demeurent sans définition
précise : ils sont assimilés à des monstres indécis, sans forme
définitive, que l'on compare volontiers aux « singes de la forêt ».
Seul le travail du circonciseur-forgeron ntùmbe, suivi
de ce ré-engendrement qu'assure l'initiation, introduit l'adolescent
dans le monde anthropologique et le transforme définitivement en homme.
Le travail sur le corps des fillettes12 a également pour fonction (ce n'est pas la seule) d'extirper celles-ci du monde des singes13.
Les espèces de singes qui vivent dans les forêts montagneuses de
l'Ubembe sont nombreuses. On y rencontre, en particulier, le chimpanzé ('ele nsoko) et le gorille ('engùti, ngyila). De
ces primates, les Babembe admettent qu'ils forment - ou formaient - une
espèce d'hommes qui maîtrisaient le langage. Ces singes n'auraient
cessé de parler que pour éviter de comprendre l'homme, échapper ainsi à
son emprise15. Ils accordent aux primates des pouvoirs dont
l'homme ne dispose point. Ainsi attribuent-ils au gorille un don de
divination, qu'ils assignent à un troisième œil que posséderait ce
singe à l'intérieur du crâne, à l'arrière du cerveau, et qui lui
permettrait de voir derrière lui, mais aussi de remonter le passé. Ils
reconnaissent devoir aux chimpanzés certains éléments, fondamentaux, de
leur culture matérielle : l'art de construire leurs huttes, qui leur a
été inspiré par l'examen des nids (ou couchettes) de ces singes ;
l'idée de monter leurs propres lits sur des pilotis, etc. Ils
n'ignorent pas les traditions cwa (pygmées) selon lesquelles les singes seraient les premiers à avoir utilisé le feu. Ils ne se prononcent pas sur ce point16.
Par ailleurs, ils ne parlent des singes qu'avec un mépris affecté -
culturellement codé : les singes sont méchants ; ils puent. Leur
pestilence est désignée par le même nom que celui des odeurs fécales tùbyi. Puanteur d'autant plus redoutable qu'elle annonce d'épouvantables maladies : pian, lèpre et d'autres -innommables17.
Si, par ailleurs, les singes ont refusé de parler et de servir l'homme,
c'est en réalité qu'ils sont d'une fainéantise invétérée - d'autant
moins justifiable chez ces bêtes qu'on leur reconnaît une force presque
surnaturelle. Les singes sont des êtres qui ignorent la plus
élémentaire des politesses : ils s'amusent, par exemple, à battre les
chiens, tubwa, des chasseurs. BEMBE ILL. 2. Crâne de gorille mâle ‘Enguti, monté sur un socle de bois, partiellement surmodelé à l’aide de résine cengwe, recouverte d’hématite m’mùse.
Enveloppé à l’arrière d’une peau de gorille. (Un rouleau de peau, sans
doute de gorille, révélé aux rayons X, est enchâssé sous l’endocrâne).
Orné de points-cerclés. Frises de cauris, de fragments d’Acathina sp. et de plumes de poule (haut. : 34 cm.). Secteur de Mtambala. (Photo G. Schmits).
Enfin, comble d'aberration, ils ne semblent vivre que pour apaiser
leurs fureurs sexuelles et on les voit, parfois, dans les villages,
chercher à violer les femmes. Et cependant, les Bamè-Léopards conservent,
dans leurs trésors, des crânes de chimpanzés, de gorilles et de
cercopithèques, qu'ils soignent religieusement. Ils les décorent, les
surmodèlent pour leur rendre l'apparence de la vie (Ill. 2 & 3). Certains clans de l'Itombwe18
sculptent des masques humains dans la calotte crânienne des chimpanzés,
masques qui sont exhibés lors des initiations, pour magnifier la force,
l'agilité intellectuelle et l'esprit de solidarité - propres à ces
singes -, valeurs fondamentales de l'éthique du Bwamè. Enfin, de nombreux clans admettent également dans la titulature du Bwamè le grade d’ ’e’ungu, soit du Colobus abyssinicus, un grade élevé dans la hiérarchie de la société.
BEMBE ILL. 3. Crâne de chimpanzé ‘ele nso’o, dont la calotte est sculptée en forme de visage humain. Plumes de poule. Pigment d’ocre m’muse. Les points cerclés nga’ata y’’alungi sont parfois comparés aux ocelles du léopard. Art bembe-lega de l’Itombwe. Photo de terrain. ©P.P. Gossiaux (1974). Voilà
qui renforce encore l'énigme qui suscitait déjà notre interrogation :
comment devenir singe lorsqu'on éprouve un tel mépris pour les singes
et, plus généralement, comment devenir chèvre, varan, serpent, léopard,
lorsque l'ordre culturel n'assume votre identité qu'en la déclinant
contre l'animal ? Posée
de cette façon, la question récuse les solutions auxquelles avaient
songé les administrateurs coloniaux, confrontés aux sociétés d’«
Hommes-léopards », d’« Hommes-lions », ou encore d’«
Hommes-crocodiles », bref à ce qu'à la suite de J. Maes, on désignait
alors sous le nom d’ « aniotisme » et qui demeure tellement mal connu
qu'il nous semblerait illégitime, à l'heure actuelle, d'y assimiler les
faits étudiés ici.
L'une
des thèses régulièrement alléguées, à cette époque, pour expliquer l’ «
aniotisme » et ses manifestations se référait, en effet, aux théories
du totémisme - dont personne, alors, ne mettait en doute la validité.
Certains hommes cherchaient, tout simplement, à retrouver l'apparence
de leur ancêtre-animal et à en manifester la puissance, notamment par
le meurtre19. Le « totémisme
», on l'aura compris, est totalement étranger aux Babembe : chaque
groupe assimile l'ancêtre commun soit à la première femme (Holo ou Kamania - dans les groupes zoba
et kunda), ou encore, dans les généalogies lega, au fondateur du clan
que des traditions relativement récentes et de toute manière fictives
font également descendre d’un même ancêtre (Sungu, M’bondo20 fils d’Ikama, descendants de Leka, Mwenda (pour les Balala) etc.). S'il
est vrai, comme nous le verrons, que les Babembe admettent qu'un homme
puisse se transformer définitivement en animal, la théorie « totémiste
» ne saurait rendre compte des rituels de métamorphose que nous
interrogeons ici, ni de la philosophie qui les inspire. Nous
l'avons signalé : les Babembe attribuent à la plupart des animaux des
pouvoirs magiques, des dons surnaturels. L'hyène parcourt en rêve le
futur, le buffle est invisible à l’état naturel, le pangolin - tout
comme certains serpents - dialogue avec les morts. L'on aura l'occasion
de revenir sur ce point. Il est donc logique que les spécialistes
(devins, thérapeutes, sorciers etc.) s’efforcent de s'approprier ces
dons en utilisant certains éléments tirés du monde animal. Mais ces
procédés, qui relèvent de ce qu'autrefois l'on appelait la « magie
sympathique », ne rencontrent l'énigme de la métamorphose que très
lointainement. Un chef pourra utiliser, par exemple, une queue de
buffle (m’mùnga wa mboko) chargée
de cervelle d'hyène, de quartz et de mica, pour se rendre invisible
(donc invulnérable), tout en cherchant à se donner le don de
l'omniscience. Mais il ne s'identifiera en rien, pour autant, au buffle
ou à l'hyène. De même, les circoncis batende qui portent, dans certaines circonstances, des masques zoomorphes représentant le hibou, cwecwe (Ill. 5), ou le singe, ’amba, ne comprendraient même pas que l'on puisse songer qu'ils chercheraient à s'assimiler à ces animaux. Pour
retrouver la logique de la métamorphose, il faut maîtriser celle des
formes stables et donc redécouvrir la structure de l'univers, ses
cloisonnements, leur sens et leurs fonctions, selon les représentations
que s'en font les Babembe. L'on concevra sans peine que nous n'en
saurions ici qu'esquisser le schéma.
Fondements du savoir bembe Le savoir initiatique bembe postule que l'être, ’Ebalo, est constitué de cinq éléments : l'ombre ’Ecucumbe, le ciel Ikulu, l'eau Makye, la terre ’Ese et l’air ou le vent Lùlele (et M’mùkya). Tous
les êtres qui composent l'univers résultent de l'association de ces
cinq éléments, combinés cependant selon des modalités et des degrés
différents. La vie, la sensibilité et l'intelligence émanent également
de ces cinq substances : le souffle vital, m’muke, provient du vent ; l'intelligence bwenge et la vue, de la lumière. L'eau, la terre et le feu forment le corps, le sang et le lait, etc.21.
Comme les Babembe pensent que certains métaux - le cuivre notamment - «
entendent » et « parlent », il faut admettre qu'ils postulent également
que le monde inorganique est doté d'une vie, bùlamu, élémentaire
; ce qui explique qu'ils « nourrissent » d'enduits d'huile et de terre
blanche, etc., certains quartz, par exemple, dans le culte de l'esprit Bùsango Sango. Il
est fondamental, on le devine, de pouvoir déceler les qualités et les
vertus de chaque être, résultant des combinaisons diverses qui en font
l'essence, afin d'en connaître le sens et la fonction qui peuvent en
faire des agents magiques, thérapeutiques ou nutritifs. Pour identifier
ces qualités fondamentales, les Babembe combinent plusieurs critères,
ordonnant des taxinomies qui, rapportées les unes aux autres,
permettent tantôt d'exclure des repères se révélant ainsi n'être
qu'accessoires, tantôt au contraire de les combiner pour les élever au
rang des signatures décisives, tùmanyi ‘bico, des éléments que l'on interroge. De
tous les critères, le plus important, celui qui s'impose naturellement
à l'esprit, est l'habitat ou le lieu où se trouvent régulièrement
l'animal, la plante ou la pierre que l'on cherche à classer. L'on
conçoit qu'un papyrus ’é’ote dont les racines plongent dans
l'eau du Tanganyika, ne saurait être rangé parmi les plantes qui ne
croissent que dans les montagnes du pays. Certains copals fossiles que
recèle le sol ne sauraient, non plus, être confondus avec les résines ‘asise ou ‘asu’u qui
coulent du haut des arbres. Même au sein d'un genre semblable : les
singes nocturnes et ceux qui vivent apparemment le jour ne sauraient
investir le même champ sémantique. L'on comprend que pour pouvoir
assigner chaque élément du monde à son espace-type, il importe de
délimiter le nombre et la nature de ses cloisonnements, soit de
soumettre la continuité de l'univers à un découpage logique, réinscrire
le territoire aux franges indécises du monde réel sur la carte d'un
damier classificatoire.
Ce
damier, les Babembe ont pu l'élaborer grâce à un double découpage :
celui du temps et de l'espace. Cette opération se réfère d'assez loin à
leurs traditions cosmogoniques22. À l'origine, et peut-être sous l'impulsion d’ ’Abeca (« Dieu »), l'ombre et le ciel (condensé dans le soleil cùba) se partagèrent le nycthémère en deux parties égales : celui du jour (suku ou lùsuku) et de la nuit (bùsuku). Il
importe de souligner que la nuit ne saurait en rien se définir par
l'absence seule du soleil. L'ombre est une substance en soi, sorte de
lumière noire que certains animaux peuvent émettre de leurs yeux.
L'eau, qui recouvrait la terre, prétendit régner sur le monde. Le
soleil, « étonné par les paroles proférées par la pluie », cùba natangalwa na mikambo matenda mbùla, entreprit de lutter contre elle23 : la terre put ainsi émerger. Toutefois, leur lutte demeure indécise comme en témoignent les tempêtes ngunja
(particulièrement violentes sur le lac Tanganyika), les ouragans, etc.
La succession des saisons, dominées tantôt par le feu du soleil, tantôt
par l'eau, en résulte. Le vent n'accepta aucun partage. Il se trouve
donc partout. Mais il intervient également dans le rythme des saisons,
dont il marque le début et la fin24. C'est également lui qui régit le cours de l'existence puisque, lorsqu'il quitte un être vivant, celui-ci meurt. L'univers
est donc partagé en deux par l'axe du temps tout d'abord qui oppose la
nuit (ombre) au jour. Chacun de ces univers est ensuite cloisonné selon
deux dimensions spatiales : celles de la verticalité et de
l'horizontalité. Horizontalement,
le monde est divisé en quatre départements : le village et ses champs
en occupent le centre, la forêt le pourtour. Entre les deux, la brousse
forme un espace intermédiaire. Quant à l'eau, le monde souterrain est
son gîte naturel : elle affleure toutefois, pour former les lacs, les
étangs, les rivières, etc. Sous l'action du vent et dans sa lutte
contre le soleil, elle se transforme en pluies25. Chacun des
quatre départements délimités ainsi de manière conventionnelle se
trouve, à son tour, divisé en trois strates verticales : celle du «
haut » (par exemple : le haut du ciel, des arbres, ou des cases), celle
du niveau du sol ou de l'eau, et enfin celle du « bas » : le monde
souterrain ou subaquatique. L'univers, tel un damier, est donc segmenté
en douze cases. Logiquement même, puisqu'au monde de la nuit succède
celui du jour, et que chacun est compartimenté de la même manière, l'on
devrait en doubler le nombre. Les plus hauts initiés, Bacwa, de
la société secrète d’ ’Alùnga, le dieu des morts (Ill. 4), n'hésitent
pas en effet, pour penser le monde, à utiliser cette dernière grille,
dont ils raffinent encore la texture en y mêlant d'autres axes
taxinomiques : les quatre points cardinaux, les quatre parties du jour
(liée chacune à une couleur : blanc, rouge, noir et vert), la
succession des saisons, etc. Mais les membres des autres sociétés -
dont le Bwamè - classent arbitrairement tous les compartiments
du village et de la brousse (bas, sol, haut) dans l'univers du « jour
», même lorsqu'il fait nuit. Inversement, les éléments de la forêt et
de l'eau sont classificatoirement nocturnes, alors qu'il fait jour.
Cette règle taxinomique peut se comprendre : les êtres diurnes qui se
comportent normalement dorment la nuit venue. Ils se coupent donc du
monde des ombres. Inversement, les êtres nocturnes plongent pendant le
jour solaire dans le sommeil et la nuit des rêves.
BEMBE ILL. 4. Le masque ‘ecwabùka du dieu ‘Alùnga. (Bois de Vitex ?).Ht : c.45 cm.., sans la coiffe sala.
Celle-ci est constituée des dépouilles (plumes, peaux, piquants, etc.)
d’une vingtaine d’oiseaux, de mammifères et d’insectes – qui ont,
chacun, une valeur emblématique. (Des faisceaux de piquants de
porc-épic y sont ajoutés en cas de guerre ou de conflits où le dieu
doit intervenir). Les initiés bacwa assimilent les quatre angles (sùmbo cinuci)
du losange aux bords elliptiques qui traverse chacune des orbites du
masque à la fois aux quatre points cardinaux et aux quatre heures
cruciales de la journée (6h, 12h, 18h, 24h). Chacun des croissants
renvoie à un élément, une couleur, etc. et se trouve connoté de valeurs
(féminin /masculin ; positif/négatif) différentes. Les
exégèses inspirées par la structure du masque proposent une lecture
progressive du cosmos, dont les aspects majeurs sont symbolisés par les
éléments qui entrent dans la composition de la coiffe du masque. Sur le
front : fragment de la poitrine de l’aigle pêcheur. Peaux
latérales de Colobus Abyssinicus. Robe ‘asamba faite de lamelles d’écorce de tiges de papyrus. Ht. Totale : 240 cm. (Le dieu fut interdit en 1948). (©Photo de P.P. Gossiaux).
Une
précision s'impose ici : si le monde de la forêt et de l'eau apparaît
tout naturellement à la pensée bembe comme le lieu de l'ombre et de la
nuit, c'est qu'il passe pour être le séjour habituel des esprits, bacimù, mashile, bifwa, des morts et de leurs fantômes, mim’ma, milema26. Il
convient d'ajouter que la notion d'un enfer chtonien, à laquelle
correspond le monde d' 'Alùnga, est propre aux Babembe d'origine zoba,
nhoma, sanze ou bùyù, qu'ont assimilés les Babembe lega, nyindu, mwenda
etc., lesquels n'ont pas encore intégré complètement ce concept : pour
eux, le monde des morts est, avant tout, la forêt mwitu. (Les missionnaires traduisent, du reste, le mot biblique « démon » par wamwitu : « celui de la forêt ». Exemple : ‘ahingelwa na wamwitu signifie
« il est possédé du démon »). Les ancêtres, évoqués lors des
incantations, sont toujours désignés par cette formule :
« vous qui êtes partis dans la forêt ». Enfin,
l'on notera que la taxinomie circulaire nuit /jour permet de classer
les pierres, les plantes, etc., selon qu'on les rencontre en forêt, en
brousse, au village, etc. Ce
damier épistémologique autorise une première classification : celle des
éléments - depuis les terres diverses jusqu'au monde des esprits, en
passant par les plantes, l'animal et l'homme - auxquels les lois qui
régissent l'ordre du monde semblent avoir assigné une case bien
précise, comme espace « normal », « ordinaire » au sens étymologique.
L'on peut en donner quelques exemples : le coq ’o’o wa m’lùme qui
annonce le jour en appelant le soleil, qui aime se jucher sur les toits
ou sur une éminence quelconque, semble bien maîtriser l'espace du
« haut » du village. Il est, en effet, l'un des symboles éminents
de l'ordre culturel. Maître des poules, il les force à entretenir la
propreté du village. Foyer de lumière27, il interviendra
dans d'innombrables rituels destinés à conjurer les morts, à en
exorciser la présence ou remédier aux maladies qui leur sont imputées. L'animal qui domine les hauteurs de la forêt, le maître de la mort, est le hibou (cwecwe : terme générique). Son masque protégera, notamment, les circoncis batende du regard vénéneux des sorciers, tout en menaçant les femmes de stérilité (Ill. 5).
BEMBE ILL. 5. ‘Eluba ya butende na cwecwe Masque de circoncision de type « hibou » et l’un de ses modèles possibles (ici a’ululu :Effraie du Cap. Tyto Capensis. Schn.). Bois (Ficus ?). Pigments : kaolin, Iridina spekii et hématite. ©Photo de P.P. Gossiaux. (Baraka, 1971). Ht. c. 35 cm (Le masque est dépourvu de ses coiffes et robes). Sur le ciel de l'eau - espace nocturne, rappelons-le -, règne la chouette pêcheuse ’ekolyolyo (Scotopolia peli Bonaparte) :
ses griffes et ses plumes entrent dans la magie de la chasse. Certains
serpents aquatiques, qui grimpent la nuit dans les arbres, lui sont
associés. Nous les retrouverons dans la titulature du Bwamè. Enfin, la savane est dominée par le touraco violacé mukasa ou ndùba (Musophaga rossae Gould) dont
la couronne de plumes rouges annonce la royauté solaire (Ill. 6). Cette
couronne orne la calotte, les masques et les statues de certains Bamè. Fixée sur une petite coiffe, ’undjukulu, elle sera déposée sur la tête de tous les léopards tués à la chasse. Son nom complet, sala ya ndùba ’undjukulu éùmbu ya cùba (« coiffe de plumes du touraco, couronne du soleil »), en livre tout le sens. ILL. 6. La couronne de plumes rouges du touraco ndùba ou mukasa (Mussophaga Rossae Gould.), l’ùndjukulu, est la marque de la royauté (bwamè) de l’animal sur l’univers solaire de la brousse. (Photo J.-P. Parduyns, 1985). Les animaux du sol sont, pour le village et les champs, représentés par la chèvre mbùci. Jolie, folâtre, conviviale et propre (contrairement au chien mbwa qui est sorcier, notamment parce qu'il n'hésite point à se nourrir d'excréments28),
elle intervient dans tous les échanges sociaux, elle autorise la
circulation constante des dons et contre-dons, elle entre dans la
composition de la dot ; elle est exigée comme offrande (bisèko, mitùnga, bokyo) de tout initiateur avant qu'il n'accepte de partager son savoir29.
La découpe et le partage de son corps, tout comme la consommation de sa
chair, obéissent à un rituel strictement codifié dont les lois
restituent schématiquement la structure du clan agnatique. Paradigme,
en somme, de la norme sociale, elle sert de remède contre de nombreuses
maladies. Sa cervelle, mêlée à de la terre blanche lù ’hemba, est une sorte de panacée que l'on prendra, à tout hasard, lorsqu'un devin mlako tarde - ou hésite - à identifier la cause (esprit ou mort) d'une maladie. Le sol de la savane ou de la brousse trouve l'un de ses paradigmes dans les nombreuses espèces d'antilopes fauves (ngùlungu, génér. mbale : Damaliscus lunatus tiang Heuglin). Fières
de leur beauté, hautaines, elles se laissent toutefois chasser sans
éprouver de haine. Leur chair symbolise la sagesse du chasseur, soumis
à l'ordre social, qui accepte le rituel du partage. Elles ont cependant
tendance, disent les Babembe, à « se diriger vers le soir ». Êtres de
transition, elles n'appartiennent plus au village solaire, sans pour
autant être initiées à la nuit. Bien que certaines d'entre elles
(tragélaphes) errent parfois aux lisières de la forêt. C'est pourquoi
le léopard - disent les contes - en est désespérément amoureux : c'est
inutilement qu'il leur offre, tour à tour, le soleil, la lune et les
étoiles.
BEMBE ILL. 7. Réduction de marteau nondo à étoffe de ficus, prolongé par la figure de l’antilope tundu. Boocercus eurycerus. Instrument
avec lequel on frappe la poitrine de l’initié lorsqu’on vient de lui
confier un secret, afin de lui rendre le cœur fermé et « dur ». Tundu est alors surnommé l’ « oiseau ». Bois, ivoire d’éléphant. Ht. 28 cm Art de l’Itombwe). (©Photo de P.P. Gossiaux).
L’animal qui s’offre comme la synecdoque de la forêt est donc plutôt son ennemi : le potamochère ngulube ya mwitu (Potamochoerus porcus Linné), le
sanglier de la forêt et des rivières. Sans cesse à fouiller le sol ou
les eaux, il recherche, disent les Babembe, les morts. Il n'est, du
reste, que l'incarnation de la mort. Mais la « terre des morts » que
fouille le potamochère est naturellement la source de la vie - celle
des plantes en particulier. Sa chair est, du reste, l’une
des nourritures les plus appréciées de l’homme et « presque tout,
chez lui, se mange ». Par ailleurs, ses canines, senge, symbolisent le clitoris, akonono, artificiellement élongé (« la méchanceté »30 et - paradoxalement chez les Babembe - le devoir de générosité31) des Bahùmbwa, les femmes des hauts dignitaires du Bwamè. Celles-ci les portent en sautoir, ou les fixent sur leurs couteaux et leurs statues (Ill. 9 & 10). BEMBE
ILL. 8. Mwamè wa ’engwe (le visage et la coiffe en sont volontairement
dissimulés). L’on distingue, fixé au baudrier (gauche) de peau de
léopard, le lùsembe (Porcellana parda). Sur l’épaule droite : baudrier de l’antilope tundu (Tragephalus boocercus eurycerus). Bracelet d’ivoire au poignet gauche. Voir aussi ILL 22. (©Photo de P.P. Gossiaux, terrain, 1971). BEMBE ILL. 9. Canine de jeune potamochère. Insigne de Lubungy’o, haute dignitaire des Bahumbwa. Ivoire, émail. Diamètre : 8, 2 cm. (©Photo de P.P. Gossiaux). BEMBE ILL. 10. Statuette à laquelle sont fixés quelques-uns des insignes majeurs d’un Mwamè wa ’engwe. Représentation de la Lùbungy’o masquée (bois de Cola latifera ; haut. : 23,5 cm). Plumes de touraco (mukasa) dans le crâne. Diverses charges magiques dans le corps. Fixés à sa droite : réduction en bois du couteau mwele. A gauche : réduction de serpe-sabre ’a’elo. Ceinture de peau de Poecilogale albinucha. A ses pieds : dent senge de phacochère. Posés à sa droite : courge décorée d’un masque de hibou, et à sa gauche : réduction de village mbùka (au centre, le lùbunga) (bois de Crossopterix febrifuga ; long. : 15 cm). Secteur de Mtambala. (Photo de G. Schmits).
Le crocodile, ngwena (Crocodylus niloticus Laurenti), pourrait
passer pour le type de l'animal des horizons aquatiques. Prudent et
sage, il est cependant sans pitié. Son cœur est « dur » comme sa peau.
En cela, nous le verrons, il incarne l'un des impératifs de l'éthique
du Bwamè : des fragments de sa
queue sont fixés à l'intérieur des coiffes des Hommes-léopards. Il dort
le jour, exposé au soleil pour narguer celui-ci. Un conte en fait un
ancien compagnon de l'homme. Sans cesse en querelle, ils finirent par
se séparer. Il est donc moins redoutable que sont petit frère le varan mbùlù (Varanus niloticus niloticus Linné), dont
on reparlera, et qui n'hésite pas, lui, à venir hanter le village ;
halluciné par le désir de manger la cervelle des enfants de l'homme. Pour
les animaux souterrains, il y aurait lieu de mentionner certaines
araignées, grillons et souris terricoles (village), le lièvre (savane),
l'amphisbène (forêt), le poisson électrique ni’a (Malapterurus electricus Gmelin), le mystérieux m’sala, « le poisson de la lune » 32 et le m’bùmbye (le tetraodon mbu Boulenger Ill. 20),
présent dans les estuaires des rivières qui se jettent dans le
Tanganyika, et dont la tetrodotoxine (Ttx) constitue l’un des poisons
les virulents qui soient. Les
animaux qui semblent confinés dans un territoire logique bien délimité,
doivent, pour se voir correctement pensés et trouver leur sens exact,
être réinscrits dans une double relation : celle (paradigmatique)
qu'ils entretiennent avec les animaux de leur espace « vertical
» et celle (syntagmatique) qui les lie (ou les oppose) aux animaux qui
occupent le même plan de l'horizontalité. Ainsi, par exemple, le coq
sera mis en relation avec les autres animaux du village, ceux qui sont sur terre (la chèvre) et sous terre
(l'araignée), mais aussi avec les « maîtres » des trois autres pans
horizontaux du monde : le hibou, la chouette pêcheuse, le touraco. La
même opération mentale doit être observée dans l'étude des plantes, des
pierres, etc. L'on devine que la science qui s'élabore ainsi peut être
d'une grande complexité.
Les animaux et la titulature du Bwamè Les animaux qui transitent II
est des êtres qui, par leur statut ou leur comportement, semblent
troubler les lois cosmologiques et éthologiques qu'impose la
classification binaire de l'être. Ils n'observent point, par exemple,
le cycle circadien « normal » du territoire qui leur est assigné.
Ils risquent de fausser les lois qui régissent l'univers et d'en
menacer l'ordonnance. Et
tout d'abord, que penser, par exemple, des embryons, de ces petits
d'animaux dont la sourde croissance se développe dans la gésine sombre
de leurs mères33 ? Manifestement, comme beaucoup
naissent aveugles et le demeurent plusieurs jours, voire quelques
semaines, il faut reconnaître qu'ils relèvent de l'ombre. Dès lors, les
petits des animaux domestiques (chiots, chevreaux, agneaux) menacent de
manière récurrente le village : ils en brouillent la clarté de leur
cécité sorcellaire. Leurs yeux aveugles entreront dans la composition
de la charge écunjdu, qui rend invisible. Aussi,
convient-il d'observer à leur égard certaines prescriptions
rigoureuses. Par exemple, ne pas les priver du lait, mabele, de
leur mère. (L'on voit que certains « tabous » ou prescriptions
alimentaires s'expliquent parfois par de tout autres raisons que celles
que l'on imagine.) Leur donner, sous forme de lavement ou d'infusion,
des plantes destinées à les rendre clairvoyants le plus tôt possible.
Les éduquer prématurément : l'on fait sonner, par exemple, les
cliquettes de chasse aux oreilles des chiots pour les « éveiller » plus vite à leur tâche future. De
même, nous le savons, les enfants de l'homme restent reclus dans un
statut fort ambigu, proche de celui des « singes de la forêt », tant
que la circoncision, bùtende, ne les a point tués symboliquement pour les « forger » au monde de la culture. Mais s'ils sont dangereux34,
ces jeunes animaux ne sont aveugles que momentanément. Ils sont appelés
à rejoindre un jour la norme. Ce n'est pas le cas de ces bêtes qui
semblent se jouer des frontières logiques de l'univers, passer de la
nuit au jour et inversement, surgir de l'eau pour monter aux arbres ou,
comme l'aigle-pêcheur (’e’hungu, yayame), fondre
du soleil dans les profondeurs de l'eau. Ces animaux inspirent le
trouble et l'inquiétude : leurs perpétuelles transgressions risquent
d'entraîner d'incessantes rivalités sorcellaires, de mener à un état de
guerre généralisé qui pourrait inspirer au ciel et à l'ombre l’envie de
rompre le contrat primordial, les inciter à un affrontement chaotique
définitif.
L'on
ne saurait rêver voir ces animaux extravagants se soumettre à une
discipline quelconque. Mais du moins peut-on s'interroger sur les
raisons de leurs transgressions réitérées, se demander si elles ne sont
pas le fait du hasard, d'un accident imprévu de leur histoire et non
d'un ensemble d'impératifs liés à leur nature même. Pour résoudre ces
questions, l'exégèse va devoir abandonner la carte des compartiments
taxinomiques de l'univers, puisque l'étrangeté de ces animaux réside
apparemment dans la volonté d'en enfreindre les lois pour leur opposer
leur incompréhensible éthologie. Il faudra donc se tourner vers un
ordre différent de signatures.
Les principaux critères dont les réseaux ordonnent la théorie des signatures, tùmanyi bico, bembe
sont les suivants : la stature spécifique de l'animal, de la plante ou
de la pierre interrogés, par rapport à l'axe double de l'horizontalité
et de la verticalité. Formes élancées ou rampantes qui opposent,
par exemple, les arbres au tronc et à la cime éffilées aux espèces
moins élevées dont la ramure s'étage horizontalement (par exemple
l'acacia, m’unga) ou aux autres arbustes, buissons, herbes, etc. Animaux hauts sur pattes35,
singes, échassiers, opposés aux animaux dont le corps, plus ramassé,
est proche du sol (rongeurs, mustélidés, porcs) et aux animaux dont la
forme est aplatie (insectes) ou très allongée (serpents). D'une manière
très générale36, la verticalité symbolise la vie,
l'autorité, l'homme et - souvent - la culture. Le paradigme de cette
position est incontestablement la canne lulonge des Bamè. Le fait seul de la dresser verticalement (bùlulè) paralyse
toute activité : danses, travaux, guerre, etc. L'horizontalité connote
plutôt la mort, la réceptivité, la femme et la nature. L'un de ses
paradigmes est la surface des mares, l'horizon (tombeau du soleil), la
civière. La croix, msalawa, est donc mystérieuse. Elle commande la structure des cloisons internes du cœur de l'homme et de nombreux animaux37. Lorsqu' il bat, il est donc « debout ». Il se couche quand il meurt.
BEMBE ILL. 11. Canne lùlonge de Mwamè wa ngy’oa. (Serpent). Elle
est stratifiée en plusieurs étages qui renvoient aux niveaux verticaux
de l’univers. En bas, le talon à douille en fer symbolise le monde
aquatique chtonien abondelwa. Le fer s’évase en forme de losange évoquant ainsi les quatre points cardinaux sumbo tùnaci (un motif que l’on retrouve dans l’orbite d’ ‘Alùnga). Entre l’univers de l’eau et celui de
l’homme, désigné ici par une hampe annelée en bois surmontée d’un
figurine à mi-corps janus, le monde souterrain, où transite le cobra
aquatique, interprète des morts. Le haut de la canne prend une forme
phallique, rappelant ainsi la toute puissance des dieux et du Mwamè. Le
bout en est entaillé, rappelant une forme de subincision que doivent
subir certains Hommes-serpents. Il est orné de fils de cuivre, symboles
du tonnerre et des éclairs, du feu. Les clochettes en fer et les
amulettes magiques de diverses espèces, fixées à la moitié de cet étage, évoquent
la voix du vent et la force des esprits.Le sommet de la canne, creusé,
contient une charge magique. Ht. 160 mm. Secteur de Ngandja. (©Photo de
P.P. Gossiaux).
BEMBE ILL. 12. Bouclier Nhabo du masque ‘acwe a‘ ’Elanda. Les profanes ne peuvent
regarder cet objet, savamment orné de serpentines en croissants de
lune, sans courir le risque d’être possédés par l’Esprit. Bois, marne
blanche, hématite. Noirci au fer rouge. Ht.360 mm. Secteur de l’IItombwe. (©Photo de P.P. Gossiaux). Les
objets en pointe évoquent la force, l'agressivité, la guerre (exemples
: croissants de lune, serpents, vers, nombreux insectes et poissons).
Un animal allongé qui peut se lover sur lui-même (serpents, pangolins)
ou se mettre en boule (le tétraodon Mbumbye, certains
lémures, le porc-épic) sont magiques. Tous les objets qui peuvent
changer de forme sont troubles de sens : un amas de petits cristaux de
quartz, Iwala, aux tranchants, mileki, agressifs, qui, roulé par les eaux, prend la forme d'une bola, sera doté de pouvoirs magiques éminents : la possession en est réservée aux chefs de village Ba ùla et aux Bamè38. La/le lune39 aux croissants changeants est une source d'angoisses continuelles - sauf lorsqu'il/elle est plein(e). Associé(e) au caméléon, kèmba, et à certaines grenouilles, byùla, réputées vénéneuses, il/elle est cause de folie et d'épilepsie ; il/elle provoque des ulcères, répand la lèpre (folie du corps). BEMBE
ILL. 13. Pyxide d’écorce à bolas de quartz avec son couvercle
anthropomorphe (bois). Haut. Totale : 22cm. A droite : une
bola et le haut d’une réduction en fer d’ ’a’elo (long. : 47cm.). Propriété d’un Mwamè wa ‘engwe du secteur de Ngandja. Art bembe-zoba. (©Photo de P.P. Gossiaux, terrain, 1978.) Le losange ’alamba est régulièrement renvoyé aux quatre points cardinaux. La symbolique de ses angles, sùmbo, éclaire donc la sémiologie de l'espace et sa taxinomie40. L'on relèvera que la masse d'un objet peut être perçue comme une signature négative : la petite « musaraigne » ‘apingi (Rhynchocyon reichardi Reichenow), au nez en trompette, est plus maligne que l'éléphant, ngyo’o. La genette, m’shimba, est plus subtile que son grand frère le léopard.
Les couleurs sont également mises en rapport avec les points cardinaux. Les Babembe admettent quatre couleurs : le blanc, lù’hemba (est-sud) est mis en relation, notamment, avec la lumière, la femme, la vie, la nourriture et - souvent - la nature. Le rouge, tùhùlo, m’muse (sud-ouest) l'est avec le crépuscule, l'homme, le sang, la guerre, la magie, la culture. Le noir, m’milù (ouest-nord), avec la forêt, les morts, les esprits, les statues sorcellaires, milema, mitee - lesquelles passent pour être vivantes. Le vert, ’emena (nord-est),
avec l'eau et la pluie, le varan et le crocodile, certains poissons,
les serpents aquatiques. Également avec la lune et l'hyène (les Babembe
surnomment le potamogale ‘asakyo, « l'hyène aquatique » : ’am’mùngù a makye.) L'eau possède également ses grands esprits : Ashèbu, l'esprit de l'arc-en-ciel auquel est consacré le bélier blanc (tout comme à Mtambala, l'esprit varan). La couleur constitue parfois le critère que l'exégèse privilégie, avant tout autre, pour assigner à un animal « aberrant
» son sens et sa fonction. Ainsi en va-t-il de la chèvre noire qui, par
sa seule couleur, se trouve reléguée dans l'ordre de l'ombre et de la
mort, alors que ses sœurs fauves et tachetées symbolisent la culture
solaire41. La première épreuve du Bwamè consiste à s'identifier à la chèvre noire, en réclamant le pinji : la peau noire d'un petit chevreau né d'une chèvre noire, qui sera portée sous forme de coiffe ’e’ombo. Le masque ‘acwe
du dieu justicier ‘Elanda, un esprit qui tient son pouvoir des morts,
est également fait de la peau d’un chevreau noir (Ill. 15 & 16). BEMBE ILL. 15. Masque ‘acwe du dieu ‘Elanda (le seul, authentique, connu). Constitué d’une peau de chevreau noir cousue sur une pièce d’écorce de ficus m’polongya.
Perles de verre, cauris, plumes de poule et de coq. Ht. (du masque,
sans les plumes) : 35 cm. La coiffe : plumes de coq sur
treillis de raphia (elle s’orne, en temps de guerre, de piquants de
porc-épic). Le corps ényamamba est fait d’une peau de python ‘abwalo, satù, cousue
sur une étoffe de coton d’origine arabe, ornée de collerettes de
plumes. Au revers, dans le bas, sont fixés deux petits couteaux de
cuivre- symbole du double pénis du python). Dieu nocturne des clans
bembe d’origine lega, ‘Elanda est - tout comme ‘Alùnga, son équivalent
d’origine zoba - un dieu justicier redouté. (Il fut interdit en 1940).
Secteur de l’ Itombwe. (©Photo de P.P. Gossiaux).
Lorsque
les candidats à l'initiation d’ ’Alùnga entreprennent le long parcours
qui les mènera à la vue du dieu, matérialisé dans la coiffe du
masque-heaume ‘ecwabùka, ils sont invités à sauter par dessus les peaux noires du singe colobus, ’e’ungu, qui seront, ensuite, fixées sur les mâchoires du masque du dieu (Ill. 4). Ce cérémonial est nommé ùhingela bùsùku bwa ’Alùnga, « entrer dans la nuit d’ ’Alùnga ». S’initier au pinji noir, en fixer la couronne42, pour un Mwamè, revêt une fonction analogue : ùhingela bùsùku bwa ’engwe, « entrer dans la nuit du léopard ». Les Babembe n'ignorent rien de la panthère noire, Lungwe mwilù. Ils l'honorent du nom d' « esprit », m’cimù, ‘ashile, ou de « démon » (swahili : Shetani). Certains se souviennent encore des ravages que ce démon d'une taille gigantesque43, surgi du ciel, causa du temps de leurs pères dans les villages du sud de l'Ubembe44.
Ceux-ci en furent littéralement décimés. L'on retrouvera plus loin le
léopard et ses robes de ciel constellées d'étoiles noires. BEMBE ILL. 16. Insignes et parasèmes bi’ o’ o des deux premiers grades du Bwamè bwa ‘engwe. A gauche : coiffe ’è ’ombo du Pinji (peau de chevreau noir cousue sur une couronne tressée de lianes ‘abùbè ; intérieur pigmenté d’hématite ; diam. : 17,5cm Cf. ILL.41.) A l’arrière : jeune crocodile ngwena momifié (long. : 88cm). En bas, de gauche à droite : dent d’hippopotame ; valve d’Iridina spekii ; ngwasa (battoir) servant de nondo initiatique (ivoire d’éléphant) ; cristaux de quartz hyalin lwalwa, symboles de l’hyène ‘am’mungu ; figurine du varan mbùlù (bois : Crossopterix febrifuga ; larg. : 24,3cm.) entourée de feuilles d’’èfumbefùmbe (Piliostigma thonningii) et figurine de l’agame ’ébalamusa ou du lézard èbùlùswehele (cf. Ill 39) (long. : 12cm). Origine : secteur du Tanganyika. (Photographie J.-Ph. Smeers). Les
clefs exégétiques que l'on vient d'isoler (rapport à l'axe vertical ou
horizontal, formes, couleurs) doivent également être appliquées aux
éléments ou à certaines particularités des ensembles étudiés. La forme
des dents, du bec, des griffes ou des sabots ; la présence d'aigrettes,
de moustaches, d'écailles, de queue, etc., constituent des signes qui
peuvent être déterminants. Tout comme l'aspect des feuilles, des
fruits, l'existence d'épines, l'apparence rugueuse de l'écorce, etc.,
pour les plantes. Du champ des odeurs, émane parfois un signe
inattendu, mais décisif : c'est la puanteur des gaz du Kele ‘ce (Kelekece), le putois africain (Poecilogale albinucha Gray), qui lui vaut le statut élevé qu'il reçoit dans le Bwamè, plus encore que les signes magiques d'ombre rayée de traînées de lumière qui illuminent sa fourrure (Ill. 19). L'ordre sonore doit également être scruté : le grand esprit M’mùi peut tuer de sa seule voix de cuivre ou de fer, tandis que Tembwe, le dieu-rhombe aux feulements de léopard, rythme, au contraire, l'univers collectif de la culture45. Le varan, malgré ses cauchemars ensanglantés, est accepté au rang des Bamè parce
que sa peau, tendue sur un petit tambour, rend un son clair qui évoque
les percussions de la lumière. Du reste, le rythme de l'univers, celui
du jour et de la nuit comme celui des saisons, dépend du cri des bêtes
et du chant des oiseaux46. Leur étude renvoie ainsi à la
structuration logique de l'être, selon l'espace et le temps, comme le
ferait celle du mouvement, des tracés, des pistes et des escalades, des
chutes et des danses. La
température constitue également un critère taxonomique important, à
mettre en relation avec l’opposition du feu (air) et de l’ombre (terre,
eau). La vie est chaleur, la mort est froide. Les Babembe postulent que le sang mshi et le lait mabele des femmes sont « froids », le sang de l’homme et son sperme bùto, « chauds ». Mais
la lecture est infinie. Car après avoir interrogé tous ces signes
extérieurs, il faut encore se pencher sur les signatures internes :
celles que livrent l'eau, la lymphe, les écoulements du corps, les
latex, gommes et cires, les sèves et les sucs, qui renvoient aux cinq
substances fondamentales composant l'être et confèrent aux animaux,
plantes, etc., leurs propriétés alimentaires et thérapeutiques,
magiques et sorcellaires. C'est sur ce savoir dont les axes logiques
sont loin d'être méconnus, sans se livrer toujours explicitement, que
s'est élaborée la pensée scientifique et philosophique des Babembe. Il
est une remarque importante à faire, dont nous ne saurions assez
souligner l'importance. Les cultures forment le regard, structurent les
modes de perceptions et de cognition du monde sensible. Il est donc
certain que l'univers des Babembe n'est pas le nôtre47. Les animaux du Bwamè À
l'aide de ces clefs, nous pouvons chercher à saisir les raisons qui ont
inspiré les choix qu'ont opérés les Babembe de certains animaux, dans
leur faune si riche, pour les élever au rang de « doubles » auxquels
doivent s’identifier successivement les Bamè avant d'accéder au grade « royal » d’ ’Engwe. Faute de place, nous ne pourrons pas ici les étudier tous. Nous en choisirons deux, un peu au hasard : l’ ’Akanga et l’ ’E’ungu, soit le pangolin et le colobe. Nous dirons également quelques mots du Fumba, le porc-épic, en nous demandant -
en contre-épreuve - pourquoi cet animal, « sorcier » aussi éminent
peut-être que les deux premiers, n'a pas été jugé digne d'entrer dans
la titulature du Bwamè, même si les Ba’engwe-Léopards utilisent ses piquants, fixés en faisceau sur leur front, pour marquer l'ouverture de la guerre. Le pangolin, ’akanga, est connu par les Babembe sous deux des trois genres reçus par la zoologie occidentale : le Phataginus tricuspis (Rafinesque) et le Smutsia gigantea (Illiger)48.
Ce dernier, le pangolin géant, est devenu fort rare. Il semble même
avoir disparu de l'Ubembe sauf, peut-être, dans les extrémités
septentrionales du pays. L’ ’akanga est un animal assez petit
(c. 40 centimètres sans la queue), bas sur pattes, et au ventre
aplati. Sa tête est menue et pointue. Sa queue dépasse en longueur
celle du corps. Cet animal relève donc de la géométrie de l'agression.
Ce que confirme encore sa langue protractile, démesurée (vingt
centimètres et davantage) en forme de serpent, sa carapace d'écailles
cornées makamba, triplement lancéolées, très dures et tranchantes49,
et surtout ses énormes griffes, d'une puissance phénoménale (cf. ILL.
17). Exclusivement nocturne, le pangolin tricuspide ne vit que dans la
forêt. Il loge habituellement dans de petits terriers ou galeries.
C'est donc un animal de l'ombre et de la mort, ce qu'atteste notamment
la couleur gris sombre, parfois verdâtre, de ses écailles. C'est
pourquoi il est le compagnon de la civette noire, m'hala (l'un des petits frères du léopard, dont les Bamè ba ’akanga conservent les peaux et les dents50).
Ce qui confirme surtout la passion avec laquelle le pangolin se
complaît dans la mort, est la nature de sa nourriture. Celle-ci est
essentiellement constituée de termites, miswa, ces petits insectes qui vont dialoguer avec les cadavres et peut-être l'âme des morts. Armé de ses griffes, lukyala, d'acier, le pangolin n'hésite pas en effet à s'attaquer aux termitières, dont la terre a la consistance d'un béton51,
pour en dégager les couloirs d'aération ou, au besoin (sa ténacité, sa
patience font l'admiration des Bembe), en démolir les parois. Il y
introduit sa langue dont la salive paralyse les insectes qu'il déglutit
ensuite.
BEMBE ILL. 17. Insignes bi’o’o d’un Mwamè wa ‘Akanga (Pangolin). Figurine en bois fixée sur une peau de pangolin. Canine de léopard fixée à la queue par une ficelle, lucèkè,
dans les tresses de laquelle sont insérées des pennes de plumes de
poule. Sur la queue de la figurine, on distingue un petit pangolin. Au
revers de la peau, sont fixés deux griffes véritables de léopard, des
cauris et des graines d’abrus precatorius. Le sculpteur a mis en évidence les griffes de l’animal. Bois, hématite, kaolin. Enduits rituels. Lg de la fig. 225 mm. Secteur de l’ Itombwe. 1990. ( ©Photo de P.P. Gossiaux ).
Jusqu'à
présent, tout paraît normal chez le pangolin. Totalement voué à la
mort, mangeur de mort, reclus dans l'ombre de la forêt, il semble
respecter sagement les frontières de son espace ontologique. Mais
d'autres traits de son comportement font naître le doute. Cet animal
que le destin semble condamner à cheminer dans les profondeurs de la
terre, se complaît dans les arbres, où il se déplace avec aisance. En
rompant ainsi les frontières de la verticalité, cet « oiseau-là » (sic)52 ne
cherche-t-il pas à rejoindre l'espace des singes ? L'on n'en doute
guère quand, en observant la manière dont il se déplace sur le sol,
l'on découvre qu'il marche debout comme certains singes et l'homme, sur
ses deux pattes arrière, appuyé sur la queue. Entend-il nier ses formes
horizontales ? Sans doute, puisque, de surcroît, lorsqu'il craint le
danger, il se love sur lui-même en spirale, la tête au centre, le corps
protégé par sa queue hérissée de ses écailles triplement acuminées.
Même le léopard est dégoûté lorsqu'il le rencontre dans cette position.
Après avoir joué avec ce cerceau aussi têtu qu'une tortue, mais hérissé
de fléchettes sanglantes, il s'en va écœuré. Le pangolin n'ayant donc pas de prédateur - sauf l'homme53 -, c'est bien pour le seul plaisir (ou désir ?) d'être oiseau qu'il grimpe aux arbres. Mais le voici, la queue enroulée autour d'une branche, pendant la tête en bas, dans le vide. Joue-t-il à la chauve-souris, ‘akucukucu ?
Dans ce cas, n'est-il pas hanté par quelque pensée de lumière ? Car si
la roussette céleste du village dort le jour, la tête en bas pour
montrer son derrière au soleil, c'est qu'elle a définitivement rompu
avec ce dernier à la suite d'une dispute où elle avait pris la défense
de son ami le coq que le soleil tançait grossièrement pour se voir
rappeler à l'ordre chaque matin54. Cette envie de lumière (de culture) se manifeste également par le soin avec lequel le pangolin s'occupe de sa progéniture55.
En le portant cérémonieusement sur la queue, le pangolin va cacher son
petit dans le creux des arbres et le veille avec un soin exemplaire.
C'est – disent les Babembe - en observant ces coutumes que les femmes
ont eu l'idée de porter leur enfant sur le dos (dans le sac ngobe, fait de peau de chèvre)56 et, plus généralement, de prendre le pangolin comme un modèle d'éducation maternelle57.
Du reste, le pangolin a transmis à l'homme bien d'autres éléments de sa
culture. C'est en étudiant la disposition des écailles de l'animal que
l'homme a découvert la manière idéale de fabriquer le toit de ses cases58 : en disposant les feuilles de nhùbù en
léger chevauchement les unes sur les autres, à partir du bas. Le
pangolin a donc permis à l'homme de se défendre de la pluie, affirmant,
ici encore, sa maîtrise de la lumière. L'on notera que le pangolin
passe pour un animal qui ne boit jamais. Ainsi, le pangolin, ’akanga, opère
bien l'impensable transition entre l'ombre des morts, l'ordre de la
nature et celui du soleil de la culture. Il parcourt l'un des tracés du
léopard, dans un sens qui n'est ici que bénéfique.
Alors que les Babembe ne parlent qu'avec un mépris affecté des chimpanzés et des gorilles59, ils s'entretiennent, au contraire, des colobes60 avec plaisir. Le colobe ’e’ungu vit exclusivement en forêt. Il se tient dans les arbres, juste au-dessous de l'étage réservé aux hiboux, cwecwe, kolyolyo, bùndi, etc.
Il refuse résolument de quitter cet emplacement et ne descend à terre
qu'avec la plus extrême répugnance. Il préfère même se laisser mourir
de faim plutôt que de descendre s'il trouve le sol souillé ou si
celui-ci offre le moindre danger. C'est donc un animal essentiellement
nocturne, comme l'atteste sa nourriture, exclusivement composée de
feuilles (forêt)61. Sa tendance à la verticalité, dont témoigne sa propension à se tenir debout, accroché par la main (qui n'a que quatre doigts62)
à une branche, le rend proche de l'homme. Il manifeste ainsi son
pouvoir et mérite - tout comme le hibou - le titre de « roi de la
forêt » (Mwamè wa mwètu). Cette
royauté, le colobe en fait la démonstration par ses danses
vertigineuses, les bonds prodigieux qui le transportent d'une branche à
l'autre, voire d'arbre en arbre. Ainsi mérite-t-il plus encore que le
pangolin le titre d' « oiseau ».
BEMBE ILL. 18. Insignes parasèmes du grade ’ E’ungu (Colobus abyssinicus). Sur un fond de peau d’ ’e’ungu, de gauche à droite : figurine en bois représentant ’e’ungu (haut. : 14,5cm). Crâne de jeune colobus surmodelé de résine cengwe. Patines rituelles. Secteur de l’Itombwe. (©Photo de P.P. Gossiaux).
Néanmoins,
signe énigmatique d'une première aberration, les colobes vivent le jour
et dorment la nuit. Les mythes rapportent que ce comportement anormal
résulte d'un accident ou, si l'on veut, d'un petit drame cosmique.
Frère du hibou, vivant autrefois comme ce dernier, la nuit, il finit
par haïr son « frère » et refusa de le fréquenter. Voici le mythe
abrégé, qui rapporte les raisons d'une telle rupture. Mythe du singe et du hibou Le singe, ’e’ungu, et le hibou, cwecwe, avaient la même mère, l'ombre, ’Ecucumbe. Ils
vivaient tous les deux, la nuit, tout en haut des arbres. Une nuit
qu'il pleuvait, les petits du hibou se disputèrent avec les petits du
singe et, pour les insulter, ils se moquèrent des yeux des petits
singes, clamant qu'ils étaient les plus laids du monde, avec leurs
affreuses bicindi (lourdes paupières enfoncées). Pleurant, les
petits singes vinrent rapporter ces injures à leur père. Furieux,
celui-ci alla trouver son frère le hibou et le mit au défi d'aller
examiner la forme de ses yeux dans une mare. Vexé, le hibou constata,
alors, qu'il avait des bicindi aussi affreuses, sinon
davantage, que celles du singe. Il prétendit s'excuser, mais le singe
ne voulut rien entendre. Il descendit des arbres d'un étage de
frondaison, veilla le jour pendant que son frère ennemi dormait et se
mit à manger des feuilles alors que, la nuit, ce dernier continuait à
se gaver de rats64. En quittant la cime des arbres pour en laisser la royauté au cwecwe, l’ ’e’ungu ne
se transmue sans doute pas : il demeure un être façonné d'ombre. Mais
quel étrange destin est le sien : c'est à lui que revient la mission
d'apprendre au hibou que ses yeux sont des foyers de nuit et qu'il est
ainsi « roi de la forêt », pour refuser aussitôt, malgré les excuses du
hibou, de partager avec lui ce titre, modifier ensuite son habitat et
inverser ses modes alimentaires. Le rat, ’asuli, ’èm’mondo, n'est pas nécessairement connoté de manière péjorative pour les Babembe. Au contraire, dans certains clans de l'Itombwe, ’asuli et ’èm’mondo entrent dans la titulature du Bwamè. Mais ils appartiennent évidemment au monde de la terre et même du sous-sol. Descendant de l'arbre, l’ ’e’ungu entend, en refusant d'en faire sa proie, exorciser la proximité dangereuse de cet espace - lieu de mort.
Ce n'est sans doute pas le hasard qui voulut que ce fût par temps de pluie que le hibou et le singe se séparèrent. L’ ’e’ungu éprouve
une certaine répugnance pour l'eau, partageant ainsi, de manière
inattendue, l'une des signatures du pangolin. Or, nous le savons, l'eau
est classée dans la même catégorie que l'ombre, avec la forêt. Le
colobe se sent-il, lui aussi, appelé par la lumière ? L'exégèse de sa
fourrure, dont la coiffe, l'étole et le camail de soleil65
tranchent sur le noir absolu de la robe, en est, pour les Babembe, un
signe d'autant plus décisif qu'ils se souviennent qu'ils doivent l'art
de la danse aux bi’ungu. Or, la chorégraphie, pour les Babembe,
est l'une des formes majeures de leurs modes de communication. Non
seulement tous les grands rituels collectifs sont ponctués de danses,
mais chacune des phases de l'initiation au Bwamè - et cela pour
chaque grade - réclame du candidat une « épreuve » chorégraphique
publique, par laquelle il entend manifester sa maîtrise absolue de
l'identité de l'animal dont il vient d'investir l'essence66. Par ailleurs, disent les chants des initiés d’ ’Alùnga, c'est en urinant, du haut de son arbre, sur l'homme qu’ ’e’ungu inspira
à celui-ci le principe du tatouage, lequel rappelle les raies de la
fourrure du singe. Cette signature donne à l'homme son identité67.
L'urine des femmes peut rendre un sorcier impuissant, en le privant de
sa propre personne. L'urine des singes doit donc être opposée à
celle-ci. Or l'urine des femmes est, classificatoirement, « froide »
pour les Babembe. Celle des singes, bi’ungu, est
donc « chaude » et doit être mise en relation avec le soleil. Comme le
pangolin, le colobe est donc bien un héros culturel, dont le trajet va
de l'ombre à la lumière, de la mort à la vie. Il ne transgresse pas
réellement son espace logique, il entend plutôt servir de médiateur
entre deux mondes opposés. Le parcours de Fumba, le porc-épic (Hystrix stegmanni F. Mùller), animal
aussi surprenant que le pangolin et le colobe, est inverse. Il va de la
lumière à la mort ; de la vie joyeuse du village à la solitude de la
sorcellerie guerrière. Le porc-épic vit dans de profondes galeries, qui
atteignent souvent plus d’une dizaine de mètres. Il y retrouve l’ ’abwalo, satù, le python, intermédiaire ou réincarnation des morts, avec lequel il a de fréquents entretients - le plus souvent en rêve68. Fumba est
un animal diurne : la preuve en est fournie par les couleurs de ses
piquants, dont le fond ivoire est annelé de cercles rouges-bruns -
rappelant la robe du léopard. Pourtant, il dort le jour et ne sort que
la nuit. Par ailleurs, animal allongé, il se roule en boule au moindre
danger et n'offre à ses vaniteux prédateurs qu'une sphère hérissée de
dards aussi rebutants qu'efficaces. Les Babembe affirment même qu'il
est en mesure de lancer les dards de sa queue, telles des flèches69.
Comme le pangolin, il décourage ainsi tous ses prédateurs possibles, y
compris le léopard. Mais alors, puisqu' il est si bien protégé, que
fait-il dans son trou ? Entend-il nier sa propre horizontalité, de même
qu'il refuse les lois de la lumière en ne sortant que la nuit ? En
effet, tout comme le colobe, c'est à la suite d'une dispute avec son
frère Sengi, l'aulacode (Thryonomys swinderianus Temminck)70, qu'il
s'est séparé du village et du monde de la lumière. Mais lui, pour une
très mauvaise raison, comme le rapporte ce mythe, dont nous donnons la
traduction complète71, le récit en étant assez bref :
Le mythe de Fumba, le porc-épic, et de Sengi, l'aulacode Le
porc-épic était le fils de la sœur de l’aulacode. Un jour, il vint chez
l’aulacode et il lui dit : « je veux que tu me donnes une femme ».
L'aulacode se fâche : « toi, porc-épic, tu ne sais donc pas que tu es
de la famille des aulacodes ? Tu viens ici chercher une femme ! Tu
viens embêter les femmes du frère de ta mère ! » Tous les aulacodes
arrivent alors pour frapper le porc-épic. Alors sa mère vient. Elle
arrive. Elle entend que l'on frappe son enfant. Elle prend ses grands
dards et mwro, mwro, elle en frappe les aulacodes. Alors un homme arrive. Il veut prendre cet animal, le fumba, en disant : « quel est cet animal ? Je veux le tuer ». Alors, le porc-épic, le fumba, il prend tous ses piquants et mwro, mwro, il les lance là dans les jambes de l'homme jusqu'à son sang. Alors les gens disent : « c'est le fumba, le
porc-épic. ». Bon. Lui, le porc-épic s'en va. Et il ferme les yeux. Il
commence alors à fermer ses yeux. Et il dort le jour. Il commence alors
à dormir le jour, dans la terre, dans un trou dans la terre. Il dit : «
toutes vos grandes réjouissances, toutes vos fêtes, je m'en moque ».
L'aulacode, lui, la nuit, il dort. Le porc-épic, lui, la nuit, il sort,
il va manger, et quand il a pris sa nourriture, il va dormir parce que
l'aulacode se réveille et qu'il lui en veut d'être venu embêter ses
femmes. On
le voit, ce benêt de porc-épic, trop couvé par sa mère, après avoir
demandé comme épouse l'une de ses sœurs ou de ses tantes (mères
classificatoires), sans même se douter qu'il réclame ainsi le droit
exorbitant de contracter l'inceste, se trouve relégué dans le monde
souterrain des morts. Il a beau défier le village et ses fêtes, feindre
de revendiquer son statut : sa relégation est un châtiment, comme en
témoigne le fait qu'un prédateur, l'homme, se dresse enfin contre lui.
Toutefois, il demeure diurne, puisque son habitat logique reste la
savane. Mais en introduisant le jour dans la nuit, il attire le
désordre sur le monde. BEMBE ILL. 19. Piquants de fumba (Hystrix stegmanni). Les anneaux de teinte ivoire sont le signe ‘amanyi’eco
de l’appartenance de l’animal au monde diurne. Réunis en faisceau,
porté en frontau par les chefs de guerre et – occasionnellement - les
masques des dieux ‘Alunga et ‘Elanda, ils sont signes d’agression.
Selon les Babembe, ils peuvent en effet, être venimeux. (©Photo de P.P.
Gossiaux).
Durant la nuit, le porc-épic sort pour manger des racines, des oignons vénéneux et le délétère mbac’uma’u (Datura stramonium)72. Il
se dirige ensuite vers le village, où il ravage les champs, notamment
de manioc dont il dévore les tubercules avec frénésie. C'est d'ailleurs
là que, le plus souvent, l'attendent l'homme et son chien73. 'Engwe, Le Léopard (Panthera pardus Linne) Le
pangolin et le colobe transitent d'un monde à l'autre en héros de
lumière future. Ils apparaissent comme des médiateurs culturels. Fumba, le
porc-épic, transgresse l'interdit culturel le plus grave : celui de
l'inceste. Il risque d'emporter la culture dans la confusion de l'ombre
et de la mort74. Le léopard, lui, maîtrise souverainement
ces deux voies : il peut transiter de l'ombre au ciel, de la forêt au
village et inversement. Soit pour maintenir, voire renforcer l'ordre de
l'univers et la discipline de ses frontières, soit au contraire pour y
introduire le chaos absolu. Contrairement
au colobe, au pangolin ou au porc-épic, qui ne peuvent transiter
qu'entre quelques-unes des cases logiques du monde, le léopard les
domine toutes. Nocturne, il s'active le jour, avec une aisance
parfaite. Il chasse de préférence au crépuscule et à l'aube. On le
retrouve dans les forêts les plus sombres, mais aussi dans des savanes
presque désertes. Si son lieu de prédilection de chasse est la
brousse, il n'hésite pas à hanter les villages (aujourd'hui, les
villes) de l'homme, auquel il s'attaque volontiers et même, dit-on, par
plaisir. Il ne déteste pas l'eau, car « il est très propre »75,
mais il peut vivre « toute une saison » sans boire - comme le pangolin.
Animal de l'horizontalité, il aime se mettre debout, contre un arbre,
pour y faire ses griffes ou y laisser ses marques. Du reste, il grimpe
aux arbres et « danse » dans ses branches avec la facilité d'un singe,
et c'est alors qu'il mérite son surnom d’ « oiseau ». Par
ailleurs, il peut prendre toutes les formes : plutôt angulaire, il se
met en boule lorsqu'il bondit ; il peut ramper à la manière d'un
serpent, en traquant ; il peut même prendre - comme le buffle - les
formes les plus surprenantes de toutes : celles de l'invisible. Dès
lors, il peut réapparaître sous de multiples anamorphoses : coquillages
(ex. lusembe : Porcellana parda Adanson), poissons (ex : mbumbye, Tetraodon pardus Boulenger), le « crapaud », ilùkyùlulùshè (il s'agit du Leptopelis rufus Boulenger de la famille des Hyperolinae, plus proche des grenouilles), l'agame, ’ebalamusa, le caméléon, kèmba (pourtant animal lunaire), la plupart des félins tachetés (sauf le lion, Ndambwe76 ou Tembwe), de nombreux oiseaux, depuis le coq jusqu'aux aigles, ma’ùbi. L'on
pourrait croire que seule l'apparence de ces animaux, évoquant, parfois
de manière troublante, la robe du léopard, ses couleurs, ses roses et
ses ocelles, livre la raison pour laquelle ils ont étés choisis - de
préférence à d'autres - comme anamorphoses du léopard. L'explication
est beaucoup plus complexe, comme le prouve l'expérience suivante -
qui nous renvoie à ce que nous soulignions plus haut, relativement à la
prégnance des moules culturels sur les moyens de perception et de
cognition du monde sensible. ILL. 20. Un jour, croyant leur rendre hommage, j'étalais sous les yeux de mes informateurs - tous Bamè - la photographie d'un splendide léopard, ’engwe. Pour éviter toute méprise, j'avais pris soin d'indiquer que je n'étais pas l'auteur de cette image, car les Bamè m'avaient prié de ne photographier ni leurs coiffes en peau de léopard, ni même les crânes qu'ils en conservaient77. Or, à ma surprise, mes interlocuteurs refusèrent absolument de reconnaître ’engwe dans
l'animal dont je leur offrais la photographie. Après une interminable
discussion entre eux, ils finirent par tomber d'accord pour y
découvrir la figure d'une poule ou d'un coq. Ils reconnaissaient en
effet certaines tachetures sur la peau qui, à la rigueur, auraient pu
être celles du léopard, mais la photo, trop esthétisante sans doute,
ayant été réalisée dans un rayonnement de lumière, ils n'y
distinguaient ni moustaches78, ni (ou à peine) queue. Ils ne pouvaient donc admettre qu'il s'agissait d’ ’engwe. Comme je leur faisais remarquer que leur « poule » avait tout de même des dents, ils voulurent bien reconnaître que le « bec » de la « poule » pouvait passer pour un substitut satisfaisant des dents du léopard79 et conclurent en concédant que « mon animal » pourrait être un/e léopard-poule80. J'ai conclu de cette expérience, mais l'on pourrait imaginer d'autres hypothèses81,
que ce que nous appelions, nous, le « vrai » léopard, celui qu'ont
décrit Linné, Buffon, Erxleben, Cuvier, etc., n'était pas celui des
Babembe et que « notre » léopard n'était, pour eux, qu'une des
anamorphoses, sans doute la mieux réussie par la nature, du « vrai »
léopard (invisible ?). Dès lors, il devenait moins malaisé à comprendre
comment, un peu partout dans le monde bantou82, l'idée s'est imposée qu'il n'était nullement impossible que l'homme, m’tù, puisse revêtir à son tour la forme « léopard » et s'emparer de son identité.
La
même expérience ouvre également une nouvelle piste d'investigations
sur les phénomènes que l'on qualifie d'« hallucina-tions ». Lorsque mes
informateurs (aucun n'a jamais éprouvé le moindre scepticisme sur ce point) affirmaient avoir vu leur père initié, ou d'autres Bamè du voisinage, sous leur forme « vraie » de léopard, nous n'avons jamais douté de leur parole. S'il suffit, en effet, de voir des
dents, une moustache, une queue, etc., dans un contexte perceptif où
des ocelles sombres se détachent sur un fond fauve, pour retrouver la forme « léopard », alors, tout semble possible. L'homme
peut donc devenir léopard, mais non par l'effet de sa volonté seule ou
par l'acte magique d'une transmutation instantanée. Cette métamorphose
résulte, au contraire, de la logique d'une très lente domestication qui
consiste, pour le candidat, à s'approprier les anamorphoses concrètes,
existantes du léopard (par exemple, la Porcellana parda dont il
va être question) et s'identifier, par ailleurs, aux animaux qui (tels
le pangolin ou le colobe) ont acquis la science des passerelles entre
certaines zones précises de la carte logique du monde (avec plus de
maîtrise encore que le léopard), pour investir de manière dialectique
l'intégralité des cloisonnements de l'univers et conquérir ainsi la
souveraineté avec laquelle le léopard les contrôle tous. Pour la suite, cliquez ici : Partie2 Pour les notes : Notes
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Edité sur le web le 29 juin 2006 |