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Rituel initiatique et Rituel funéraire des Hommes Léopards Bembe Deuxième Partie POL PIERRE GOSSIAUX Université De Liège Anthropologie des Systèmes symboliques Ethnosémiologie de l’Art de l’Afrique centrale
Chaque « grade » du Bwamè correspond
à la prise de possession de l’identité d'un animal et de ses espaces de
trajections. L'amalgame successif des identités assumées ainsi
progressivement se confond avec le parcours idéal qui permet à l'homme
d'investir les douze cases du damier de l'univers, pour devenir
« le » léopard qui en maîtrise l'ordre. Le choix des animaux,
doubles possibles de l'homme, est arbitraire et varie d'un clan à
l'autre. Toutefois, deux conditions au moins sont requises pour qu'un
animal soit jugé digne d'entrer dans la titulature du Bwamè : il
doit appartenir à l'ordre de l'ombre. Lorsqu'il est diurne (comme le
colobe, par exemple), il doit classificatoirement pouvoir être renvoyé
au monde de la nuit. L'animal doit, par ailleurs, toujours se trouver
investi de la puissance de convertir ses transgressions (obligatoires
et, in se, nocives) en médiations positives. Il doit, en somme, créer le chaos, mais restituer celui-ci au règne de la culture (ce que le porc-épic, fumba, ne peut faire). Nous donnerons très brièvement une idée des schémas-types de l'ordre des grades du Bwamè et de sa titulature, en indiquant les variantes les plus significatives que nous avons pu découvrir au long de notre enquête. Avant d'entrer dans le Bwamè proprement dit, celui du Léopard ’Engwe, le candidat doit opérer un stage, sorte de noviciat, dans le Bwamè bwa bùgabo (« Bwamè des
compagnons-guerriers »). Ce « noviciat » comporte douze phases. En
voici les plus révélatrices. Nous ne nous attacherons brièvement au
sens (fort complexe) du rituel que lorsque celui-ci demande à être
éclairci pour l'intelligibilité de la suite : - ’AFETETE. Ce mot désigne une sorte de nœud de lianes, ‘abùbe, disposées
en forme de tores de Moebius (c’est un nœud de tresse, réalisé avec un
faisceau de cinq liens de rotang) que le candidat reçoit lorsqu'après
s'être acquitté de sa redevance (en chèvres et en sel), il se trouve
autorisé à entrer, ùhingela, dans le Bùhabo. BEMBE ILL.21. Figure de la page précédente : ‘Emongya ya Lùbùngy’o. Ceinture de Lùbùngyo. Elle est faite de chapelets de rondelles de coquille d’achatine (ma’ùmè ma m’sanga),
percées en leur centre, tressés ensemble. L’achatine percée, ancienne
monnaie des Babembe d’origine lega, symbolise richesse, fécondité,
savoir et lucidité. Tressés ensemble, les chapelets d’achatine
symbolisent la complexité de l’initiation, la solidarité qui doit unir
les membres du Bwamè, l’harmonie, la force, la science et la richesse
qui en résulte, pour toute la collectivité. Achatina Greyi Da Costa, fibres de raphia, ocre rouge. Lg.74 cm (Photo© de P. P. Gossiaux).
L’ ’afetete symbolise
la complexité de l'initiation, le rapport hiérarchique des étages
(ascendants et descendants) du lignage patrilinéaire du candidat,
l'unité du village et son insertion dans le clan. Le candidat le porte
en sautoir. BEMBE ILL. 22. ‘Afetete. Nœud de tresse en lianes ‘abùbè.
(Diam. : 35 mm.) Premier insigne de l’initiation. Il sera complété
à chacune des étapes suivantes pour entrer dans la composition de
longues tresses, liées à des symboliques complexes. D’autres ouvrages
tressés ou crochetés évoquant des miniatures de filets de pèche bù’èla et symbolisant, notamment, l’unité du Bwamè, sont également attachés aux premiers grades de la hiérarchie (Photo© de P.P. Gossiaux). - ’AYA, « feu ». Le candidat doit faire du feu à la manière traditionnelle avec le bùky’a : giration d'une baguette (dure) sur une planchette (tendre). - CIO, « cuisine ». Le candidat doit cuire une poule noire, pourvue de toutes ses plumes, avec des bananes de l'espèce toci (grosses) non épluchées. II mange cette cio.
BEMBE ILL. 23. Nyi’nge. Lùsembè. Porcellana parda Adanson. Poils de queue d’éléphant. Ficelle lùcèkè. Lg de la coquille 85 mm. (Photo© de P.P. Gossiaux, Tanganyika, 1985.). - NYI’NGE, « coquillage ». Le candidat, entièrement nu et immergé dans l'eau d'une mare, ou d’une plage immergée du lac Tanganyika, doit saisir, avec la bouche, le grand coquillage lùsembe (Porcellana parda Adanson) que lui tendent, à l'aide d'une sorte de canne à pêche, ses parrains initiatiques. Le vernis de BEMBE ILL. 24. Porcellana parda Adanson (lùsembè), baudrier en peau de léopard, dent de léopard dont la racine est enveloppée d’un filet contenant la charge ecunju (Photo© de Pol P. Gossiaux). - LU’HEMBA NA M’MUSE, «
blanc avec rouge ». Lorsqu'il a réussi l’épreuve précédente, le
candidat, une fois sorti de l'eau, est, alors qu’il est toujours
mouillé (eau/vert), vêtu d'un pagne, lùbindu, en feutre de mù’a (Ficus thonningii Blume), et couvert de terre blanche (lù’hemba) que
l'on pointille de rouge sanglant (hématite). Le front, en particulier,
est traité de manière à évoquer celui du léopard. Les chevilles parées
de tùkete (clochettes), il se rend dans le village, mbùka, pour la phase suivante. - MA’INA, «
danses ». Il se dirige, tenant en main un fragment de tige de bambou et
imitant la traque, les bonds du léopard, vers la place centrale du
village puis, après être monté sur un arbre, il fond sur une proie
imaginaire qu'il feint de mettre à mort. Son aspect est alors
éminemment dangereux. Fixer le front du Muhabo, rouge et blanc, peut provoquer la folie et même la mort. Le son des tùkete a notamment le pouvoir d'éloigner le profane ou d'en conjurer le regard. Le Muhabo, soigneusement
lavé, entreprend ensuite le tour du village, afin de recevoir, en
échange de ses exploits chorégraphiques, les cadeaux qui lui
permettront de recouvrer une partie des biens offerts à ses parrains
initiatiques, biwenya, et peut-être, de réutiliser ceux-ci pour « entrer » dans le « vrai » Bwamè, celui du « Léopard ». Un
grand festin collectif, ponctué de danses parfois frénétiques, qui,
pour certaines, ont une signification érotique, et où, dans certains
clans, les grands masques des autres sociétés secrètes sont exhibés,
clôt le cérémonial, au terme duquel le Mhabo reçoit une coiffe sala, faite de plumes de poules et de coq. Il porte alors le titre de Mwamè wa ‘èsala. Relevons rapidement que le parcours initiatique du Bwamè bwa bùhabo force
le candidat à pénétrer dans toutes les parcelles logiques du monde, à
en franchir toutes les cloisons comme à en transgresser les dimensions.
L'initié retrouvera également les principaux critères (couleurs, son,
odeur, mouvements, etc.) qui fondent les taxinomies scientifiques et
magiques des Babembe. Ainsi : -
Le parcours du village à la mare (ou rive du Tanganyika), suivi du
retour au village, le mène du jour à la nuit et ses ténèbres, ma’hulu, et de celles-ci au jour. Sa chute dans le feu et, de là, son passage sous l'eau
l'obligent à traverser les dimensions de la verticalité du monde, dans
les deux sens : de haut en bas (toit, sol, sous l'eau) et de bas en
haut (mare, village, haut de l'arbre). -
Les quatre dimensions horizontales de l'univers constituent également
le chemin du tracé initiatique : village, brousse, eau, forêt (bambou
tenu en main et arbre du léopard). Le même chemin permet à l'initié de s'immerger dans les cinq substances qui composent l'Être : ciel (toit du lùbunga), vent (exhalaisons du feu), terre, eau et ombre. Tous
ces éléments, sans oublier la référence aux quatre couleurs, aux odeurs
(feu), aux mouvements (danse, chasse mimée) et la musique des tùkete, permettent
à l'initié de parcourir dans son intégrité le cycle du léopard et
d'être déjà, comme disent les initiés, « roi dans tous les domaines, au
ciel comme sur terre ». L’INITIATION AU BWAME BWA ENGWE Cependant, le Mwamè wa ’èsala n'est
encore qu'au stade du « noviciat ». Il pourra s'y trouver confiné
définitivement s'il n'a pas le droit, ou le pouvoir économique,
d'entrer dans le Bwamè bwa ’engwe. Dans ce cas, comme tous les autres membres du Bwamè bwa bùhabo, il aura pour fonction d'assurer les services que réclament les « grands » (bahùlù) Bamè. Il est, en effet, absolument interdit à ces derniers de se livrer au moindre travail manuel. Les services du Mwamè wa ’èsala seront donc multiples : ce seront ceux d'un domestique, d'un compagnon, d'un gardien, d'un « assistant », là où un Mwamè wa ’engwe aura besoin d'aide. Un Mwamè wa ’èsala ne peut entrer de plein droit dans le Bwamè bwa ’engwe que
si ses ascendants directs, dans la lignée patrilinéaire, y ont été
initiés. De même, en principe, il ne pourra convoiter d'autres grades
que ceux dont ces derniers ont eux-mêmes été investis. Les secrets, mikongy’a, et les objets, bi’o’o, liés à ceux-ci font en effet partie du patrimoine familial, lequel transite d'une génération à l'autre sous forme d'héritage (bùci’è)85. Chaque
étape du parcours initiatique exigeait du candidat qu’il offre en dot
initiatique un nombre de plus en plus élevé de chèvres (de 4 à 10)86.
Il arrivait que la famille tarde à réunir un tribut aussi élevé. Un
Mwamè de haut rang se chargeait alors de tancer la famille. Il venait
solennellement l’avertir qu’il avait rêvé, m’macimù, qu’une voix, le plus souvent celle d’un léopard, réclamait sans tarder un « nouvel homme à la tête chauve » (les Bamè se rasaient complètement). Si la famille ne se hâtait point, elle encourrait la honte, ‘abùlè – et davantage. De simples profanes se voyaient voués à l’initiation par des
rêves semblables. Dans ce cas, il fallait en avertir le Bwamè, qui
soumettait le candidat imprévu à un interrogatoire sévère. Un nouveau
rêve était souvent exigé pour que la demande fût prise au sérieux. Certains types d’envoûtement que
les thérapies habituelles n’avaient pu apaiser, constituait également
un motif légitime pour solliciter l’initiation, qui passait en soi pour
un remède souverain, èicimba (l’on pouvait porter le titre de Mwamè wa bicimba à partir du grade Ngyo’a). Enfin,
si l'on était suffisamment riche (la richesse s'évalue principalement
au nombre de chèvres que possède la famille), l'on pouvait poser sa
candidature au Pinji et aux grades suivants, jusqu'à celui du Léopard, ’Engwe. Dans
ce cas, deux possibilités se présentent : l'on s'initie en achetant un
grade laissé « vacant » (par défaut d'héritier direct) par une famille
dont on recevra les bi’o’o (objets) et l'on achète à qui veut bien les vendre (mais il faut l'accord collectif du Bwamè) ses mikongy’a. L'autre solution est d'acheter un grade et de faire sculpter de nouveaux bi’o’o. Mais
ce choix peut se révéler dangereux. Les Babembe considèrent
qu'accumuler des richesses excessives constitue une faute morale grave86. Les « nouveaux riches » qui n’auraient d’autre titre à faire valoir, une fois «
initiés », risquent ainsi de se voir remettre des objets factices
et inopérants, soit par leurs formes (non traditionnelles) soit par le
matériau dans lequel ils sont sculptés (bois inconvenant ou utilisation
d'ivoire où le bois s'impose, etc.), et, par ailleurs, des mikongy’a tout
aussi faux. Il n'est qu'une seule garantie pour se prémunir de ce
danger : c'est de se trouver un père initiatique dont les titres ne
sont pas contestables et d'établir avec lui un pacte de sang87.
Mais dans ce cas, le candidat est confronté au même problème que celui
qui convoite un grade «vacant» : car aucun initié dont la descendance
masculine est en vie n'acceptera de priver celle-ci de son savoir au
profit d'un étranger. A moins de trouver, dans ce partage, d’imposantes
compensations pour sa famille – entendue dans le sens le plus large du
terme. Autrement dit, le « nouveau riche » s’engagera à se
déposséder de la presque totalité de ses richesses (il les retrouvera
progressivement lorsqu’initié à son tour, il bénéficiera des dons des
nouveaux candidats). Si donc, « tout le monde » peut accéder au Bwamè, les voies n’en sont pas également aisées. Il importe toutefois de remarquer que, dans tous les cas, l’entrée dans le Bwamè repose sur un contrat : même l’héritier légitime d’un titre peut se voir récusé si les Bamè jugent qu’il n’en est pas digne. * Le premier grade, nous le savons, est celui de Pinji. Avant d'y accéder, le candidat doit rendre visite à l'ensemble des Bamè du
clan, gagner leur sympathie et leur confiance, si ce n'est fait. Les
conditions de son accession seront posées durant ces visites. Elles
comportent toujours une redevance en chèvres, en sachets de sel, bi’ike, et en bière de banane. Le chant d'appel de la Lùbungy’o, la plus haute dignitaire du Bùhumbwa (ensemble des femmes mariées des Bamè, mères
de plusieurs enfants - idéalement quatre), marque le début du
cérémonial. Car ce sont les femmes qui règlent l'organisation de
l’initiation. En principe, cet appel ne se fera que sur l’ordre d’un Mwamè. Le candidat, yabùcibwa (« appelé ») se rend alors à la case centrale du village, lùbùnga, et offre ses chèvres. Un grand repas a lieu. La cérémonie peut dès lors commencer. Voici, dans leur ordre hiérarchique, les titres principaux du Bwamè, ou
mieux, la liste des noms des animaux (et de leurs parèdres principaux)
auxquels le candidat devra successivement s'identifier - chaque fois,
selon un cérémonial différent. Ces titres, miti, varient d'un clan à l'autre ; certains peuvent être intervertis (‘akanga, par exemple, peut venir immédiatement avant ‘engwe).
Le schéma que nous livrons est celui dont l'occurrence s'est le plus
souvent offerte à nos questions et à nos observations. Nous donnons une
liste non exhaustive des variantes les plus significatives. Nous
intégrons à cette liste les « parèdres » des animaux
principaux, donateurs du titre.
53 On le voit, selon qu'il accepte ou non certaines variantes, le Bwamè d'un clan ou d'un sous-clan donné peut comporter de sept à douze « grades »91. Il peut arriver qu'un Mwamè meure de manière imprévue : les nombreuses guerres qu'ont eues à affronter, depuis plus de cent cinquante ans, les Babembe ont été l'occasion répétée de drames semblables. Dans ce cas, le fils aîné, abekyamwalè, héritera d'un seul coup (soit en un seul cérémonial) de tous les grades et bi'o 'o de son père. Il sera initié plus tard aux secrets, mikongy’a, mmbiso, par un Mwamè choisi parmi ses oncles paternels. BEMBE ILL. 25. Objets parasèmes du grade Ngyo’a (serpent). Sur un fond de peau de python ’abwalo, satù, enrichie de frises de plumes de poule, de gauche à droite : sceptre m’combo, orné d’un serpent mpele (Bitis nasicornis). Yeux de perles rouges (long. : 32cm). Représentation anthropomorphe-janus du serpent mamba luta (Naja Nigricollis). Charge magique dans la tête, protégée par un fragment de mica lùmoni. Corps constitué d’un fragment de peau d’hippopotame ngovu (long. totale : 56cm). Couteau d’incision de prestige. Manche d’ivoire représentant On peut, très schématiquement, décrire le trajet qu'accomplit le Mwamè durant
son parcours vers la conquête du royaume céleste, où le léopard
contrôle l'ordre du cosmos et ses rythmes cycliques. Après être entré
dans la nuit du léopard en tant que Pinji, il se transforme en crocodile pour gagner le monde aquatique de la nuit (le crocodile étant un ancien compagnon de l'homme)92. D'ailleurs, le crocodile doit apprendre au Pinji à avoir le « cœur dur » comme sa propre peau : les Bamè, maîtres
de l'ordre et de la justice, ne peuvent éprouver de sentiments : ni
sensiblerie, ni agressivité. Le caméléon, animal de la lune, apprend au
Pinji les secrets de la métamorphose : une technique que le Pinji ne
saurait maîtriser avec trop d'aisance tout au long de ses
transmigrations progressives. Assimilé au varan, qui l'entraîne de ses
yeux incandescents dans le monde abyssal des morts, il se fait aider de
l'hyène dont les songes parcourent les destins les plus mystérieux et
les plus lointains93. Du
reste, il lui faut encore conquérir l'espace des frondaisons où dansent
les singes dont les tatouages de lumière appellent l'éveil du soleil.
Le buffle, le seigneur invisible de la brousse, guidé par la
chauve-souris, initiée aux humeurs capricieuses du soleil, le ramène
enfin au village, mbùka. Il aura le pouvoir, dès lors, de s'emparer de cette pointe du toit du lùbunga qui, tel le bambou vertical des Bamè, affirmera
son autorité absolue sur le monde culturel. Aidé du tambour, du gorille
et du coq, il pourra alors, de ses clameurs sonores, contraindre le
soleil à naître. Restitué au ciel, en léopard, il contrôlera l'ordre
cosmique et culturel et leurs cycles respectifs grâce au lion, au
tragélaphe, au crapaud et à l'éléphant, maîtres successivement de la
brousse, de la forêt, de l'eau et de la lune95. BEMBE ILL. 26. ‘Abwa a mm’ebe. Chien de chasseur (la sonaille de bois est sculpté à son cou) fixé à une peau de genette. A ses pieds, graine de la liane ‘abùbè – symbole de la « dureté » du cœur du Mwamè. Bois (Crossopterix). Insigne de kele’ece (putois). M’muse. Noir de ricin. Lg. 215mm. (Photo© de P.P. Gossiaux). Le cérémonial de l'initiation à chacun des grades du Bwamè bwa ’engwe comporte
de dix à quinze phases. L'on ne songe évidemment pas à les décrire ici.
Toutefois, l'évocation de quelques-unes de ces étapes, que l'on
retrouve dans le rituel initiatique de la plupart des grades, se révèle
indispensable pour l'intelligence de la suite. Après avoir été accueilli au lùbùnga, la case centrale du village, par les chants de l'ensemble des Bamè et des Bahùmbwa, rythmés par le tambour de BEMBE ILL. 27. Insignes bi’o’o du Bùhumbwa. De gauche à droite, dent de buffle (pendentif), réduction de serpette ‘a’elo (bois et fer), figure d’une Lùbungy’o masquée (bois, kaolin, m’muse, enduits rituels), couteau mwele d’incision au manche anthropomorphe (bois et fer), pendentif en cuivre, pendentif fait d’une coquille d’Olividae (sp.) recelant tout deux des charges magiques. Ht de la Lubungy’o : 210 mm. (Photo© de P.P. Gossiaux). « Le grand travail du Bwamè - disent
les initiés - est l'harmonie de la société. » Les leçons qui vont être
livrées au candidat iront toutes en ce sens. Chacun des animaux (et ses
parèdres) dont le nom entre dans la titulature du Bwamè est là pour illustrer, à sa façon, quelques-unes des qualités que l'on exige d'un Mwamè pour qu'il puisse effectivement faire régner la paix et l'harmonie sociales. Dans l'ordre principal, c'est la «puissance», bùbasha, que l'on exige du Mwamè (d'où la présence du lion et du gorille parmi ses bi’o’o). C'est de cette puissance que le Mwamè réclame son autorité, ‘anawe.
La croyance, reçue par de nombreux peuples africains, à la réalité de
rapports magiques entre la « puissance » du roi et celle de la nature
(la vie des plantes, des animaux et des êtres humains) était partagée à
des degrés divers par les Babembe, et l’on admettait, on l’a vu, que
l’initiation au Bwamè était sollicitée parfois pour ses seules vertus
thérapeutiques, voire thaumaturgiques. Cependant, l’autorité du Léopard
reposait sur sa sagesse, malango, plus encore que sur sa puissance. L’exercice de la justice, bùlule, réclame tout d'abord une grande intelligence, bwenge, et,
surtout, une impartialité absolue. C'est pourquoi, si l'on réclame du
candidat qu'il se façonne « un cœur dur comme celui du crocodile », une
exigence ponctuée de grands coups de marteau d'ivoire98 sur
la poitrine, on lui rappelle aussi avec insistance qu'il doit toujours
être « éclairé » (compréhensif) lorsqu'il prend une décision et n'user
qu'à bon escient des moyens - redoutables - dont les arcanes vont lui
être dévoilés, pour imposer ses futures sanctions. Si la sorcellerie wa bùtee (« celle qui tue ») constitue l'un de ces moyens, elle ne peut jamais l'être qu'en recours ultime. (Les Bamè refusent
d'être qualifiés, sans plus, de « sorciers ».) Car, comme ils exercent
la justice « pour donner la vie ou rendre la mort », ils doivent
également pouvoir utiliser la sorcellerie bùbua (« celle qui guérit »). Et nous savons en effet que les Bamè réclament, dès qu’ils sont Serpents, le titre de Mwene bicimba
(« maître des remèdes »). Tuer et guérir s’inscrivent dans le
prolongement paradoxal de la puissance spécifique des animaux auxquels
les Bamè s’identifient successivement : êtres de la nuit et de jour, médiateurs encore imparfaits avant de devenir léopards. Cependant, l'arme majeure des Bamè demeure
la persuasion et la dialectique, bien plus que la force. Car leurs
prérogatives couvrent le champ des conflits sociaux de toute nature :
depuis la guerre ouverte entre clans rivaux, le meurtre, le vol,
l'usurpation et les abus de pouvoir jusqu'aux simples querelles de
ménage99. Il existe donc une véritable idéologie de la communication du Bwamè, non seulement verbale, mais gestuelle, visuelle et chorégraphique. L'éthique sociale qu'il incombe au Bwamè de
faire respecter peut se résumer en quelques préceptes simples. Fidélité
à la tradition, à la parole et à la volonté des morts (ba’u, bashi’ùluca). Respect
des anciens. Soumission à l'autorité légitime (celle des pères de
famille, des chefs de clan, etc.). Primauté absolue des intérêts de la
communauté sur le profit individuel. Impératifs de générosité et de
solidarité. Proscription de tout égoïsme, de toute vanité. Interdiction
de réserver pour soi seul tout ou une partie d’un gibier ou d’une pêche. BEMBE ILL. 28. ‘ Esusanyo ya Mwamè wa ‘asonge ‘a lùbunga (Figure d’un Mwamè à la pointe de la case du Lùbunga). Réduction de serpe ‘a’elo. Peau de civette m’shimba. Le Lùbunga est
la grande case circulaire du centre du village. C’est là que se font
les initiations et que le savoir et la sagesse se transmettent. Cette
figurine représente l’idéal de l’éthique du Bwamè. Bois (Crossopterix ?). M’muse. Lù’hemba (kaolin). Fer. Diverses charges magiques (ècunju). Ht. :
Le respect des lois, mi’a’e -
disent les Babembe - donne la vie. En transgresser l'ordre est se
condamner à la solitude, voire à la mort. Leur société vit en effet
dans l'angoisse permanente de la faim, un état d'esprit qu'il faut
imputer en partie aux guerres et conflits incessants que, depuis 1820100,
les Babembe ont dû affronter. L'on mesure donc à quel point cette
morale, toute patriarcale, qui repose au fond sur l'imprescriptible
logique du don et du contre-don, et que défend le Bwamè, a pu contribuer à la cohésion, voire à la survie d'une société déjà menacée, in se, par
l'extrême fragmentation de ses composantes sociologiques et de ses
structures politiques. L'on jugera peut-être que cette morale, fort
simple et toute gnomique, est bien banale pour des «léopards ». Mais
l'on verra qu'il importe aussi de domestiquer le léopard cosmique. L'initiation à chacun des grades du Bwamè est,
disions-nous, l'occasion d'enseigner, de répéter, de nuancer les
préceptes de cette éthique. Chaque animal fait l'objet de contes, de
proverbes, de couplets chantés, et c'est par référence à ce bestiaire
spécifique autant qu'à l'éthologie ou à la psychologie de l'animal que
se transmettent les leçons. À titre d'exemple, très schématiquement, nous prendrons celui de l'initiation au varan, Mbùlù. L'on tire du tas de bi’o’o étalés
à terre une représentation du varan, sa peau, des fragments d'œufs de
crocodile, une corne de bélier, des plumes de touraco, mùkasa, des feuilles diverses (en particulier de l’ ’èfumbefumbe (Piliostigma thonningii Schum.), un sachet renfermant de la cervelle calcinée d'hyène, etc. BEMBE ILL. 29. Mbùlù (Varanus niloticus niloticus. Linné). Bois (Crossopterix febrifuga). Pigments : m’muse, kaolin, huile de mahahya
(ricin). Les ocelles ont été transformés en croisillons afin de rendre
le varan « obéissant ». (Cfr. Ill. 16. Lg. : 245 mm.
(Photo© de P.P. Gossiaux. Le varan (Varanus niloticus niloticus Linne) est
un animal qui investit un champ symbolique extrêmement large aux yeux
des Babembe. Nous le savons déjà, un culte particulier, étranger au Bwamè, lui est rendu par la société ’Ebùa ya Mtambala (ou Ilanda lya Mtambala), qui
en modèle d'imposantes représentations en terre de termites. Vivant
près des rivières, ou dans le fond de l'eau (il hante, disent les
Babembe, les abîmes du Tanganyika), c'est un animal classificatoirement
nocturne. Il se déplace, du reste, régulièrement la nuit, où se reflète
parfois l'étrange miroir de ses yeux. Il erre pourtant le jour aux
abords du village ou dans ses allées où il guette poules et coqs avant
de se retrouver tout en haut d'un arbre, où il peut rester plusieurs
heures à se gaver de soleil. Animal qui entraîne l'ombre dans le ciel,
il passe pour éminemment dangereux. Ses trajections chaotiques sont
redoutées. Mangeur de poissons et de mollusques, il se nourrit
également de petits mammifères et d'oiseaux. Sa prédilection va
cependant aux œufs de crocodile, dont il détruit systématiquement les
nids de sable.
Lui, par contre,
dépose volontiers ses œufs dans le creux des arbres. Il témoigne ainsi,
non seulement d'une évidente supériorité intellectuelle sur le
crocodile, mais d'une aspiration vers une autre logique ; et ses
transgressions dans le monde vertical pourraient, comme celles du
pangolin, servir de modèle culturel à l'homme. D'ailleurs, on rappelle
que le varan ne peut se passer de sa femelle, avec laquelle il s'unit
en un mariage éternel, puisque la mort de l'un entraîne l'autre dans
les profondeurs définitives des marécages mabenga de la nuit101.
La fidélité est, avec la fécondité, l'une des vertus que les Babembe
apprécient le plus chez la femme. Toutefois, c'est sa peau ngùbù qui constitue aux yeux des Bamè la signature, ’amanyi’èco, principale
du varan et qui inspire les commentaires les plus nombreux. Ils
retrouvent dans le cuir de couleur vert-sombre, marqué de chatoiements
jaunâtres, constellé d'ocelles plus clairs, quelques traces de la robe
du léopard. Mais ils sont surtout sensibles à ses propriétés
mécaniques, et plus particulièrement musicales et communicationnelles.
Ils utilisent cette peau pour recouvrir certains de leurs objets
précieux : manches d'armes de parade et leurs étuis, queues de
buffle-sceptres. Mais avant tout, ils en tirent les fonds du tambour mùngubile, qui
donne un son clair, très puissant, et qui s'entend de loin. Ce tambour
intervient toujours dans les réunions d’ ’Alùnga, mais également lors
des festivités qui saluent le retour de le/la lune. Les battements du mùngubile, qui appelle le village à la joie et à l'union, symbolisent la parole idéale du Mwamè : elle
doit être source de conciliation, de paix et de plaisir. L'on rappelle
d'ailleurs, à ce propos, sous la forme de proverbe « qu'un tambour sans
peau n'est qu'un morceau de bois mort » pour laisser entendre qu'un
village sans son Mwamè est sans âme. Un autre proverbe, « celui
qui parle sait entendre », rappelle au candidat que le varan l'aidera à
être toujours au fait des querelles, des disputes et des complots qui
risquent de compromettre l'ordre. Un dicton un peu énigmatique : « la
parole de la peau surpasse celle de la langue : ikambo lya ngùbù ùheta ’elalebale », renvoie
au fait que le varan ne cesse de darder sa langue, très longue et
bifide, hors de la gueule, car elle constitue pour lui un organe
tactile : un Mwamè doit mesurer ses paroles. Il utilise sa voix
à bon escient, comme la peau du varan, et ne doit pas sans cesse ouvrir
la bouche pour dire n'importe quoi. Un conte que l'on ne manque pas de transmettre au candidat met en scène le varan et le touraco, mukasa (Musophaga rossae). En voici le résumé : CONTE DU VARAN ET DU TOURACO Un jour, le varan va trouver son ami, le touraco. Arrivé, il lui dit : « donne-moi tes plumes, mon ’Alùnga (masque)
veut danser ! » Le touraco écarte ses ailes, et le varan lui prend ses
plumes. Plus tard, le touraco va trouver son ami le varan. Arrivé, il
lui dit : « donne-moi ta peau, mon mùngubile (tambour) veut danser ! » Le varan refuse : « Si tu prends mon corps, avec quoi vivrai-je ? »
Le touraco appelle le conseil des Bamè. Ceux-ci, après avoir délibéré, disent au varan : « ton ’ecwabùka (masque) s'est amusé avec les plumes de ton ami. Le tambour de ton ami doit s'amuser avec ta peau ! » Alors, les Bagabo (aides) du Bwamè commencent à écorcher le varan, qui se met à hurler. Alors, les Bamè lui
disent : « Quand ton ami t'a donné ses plumes, il n'a pas crié. Toi non
plus, tu ne cries pas ! » Le varan se tut et donc il mourut. Ce
conte illustre l'une des règles fondamentales de la logique du don et
du contre-don : il ne faut jamais demander plus que ce que l'on peut
restituer - le contraire étant également vrai. Mais lorsque l'on
bénéficie d'un don quelconque, il faut être en mesure de le rendre, à
n'importe quel prix. Ces règles s'appliquent à l'ensemble des Babembe,
mais aussi aux Bamè : ils ne doivent pas exiger l'impossible - soit ce qu'ils ne sauraient eux-même offrir, même symboliquement. Après son initiation semi-secrète au grade Pinji, qui précède celui du Mbùlu, le
candidat avait déjà reçu de son père (et/ou grand-père) les secrets «
qui tuent » de la chèvre. Ici encore, mais bien après la cérémonie
collective, il va apprendre de son père, dans le secret, m’lùbiso, les vérités bien plus sombres du varan. Le fait est nécessaire, non seulement pour lui-même (puisqu' il est varan),
mais parce qu'il sera peut-être appelé, un jour, à intervenir au cas où
l'on abuserait des mêmes secrets - que certains sorciers batee connaissent aussi. Ici,
ce n'est plus la peau qui s'offre comme la clef des signatures du
varan, mais un trait de son comportement. L'on a vu que le varan
faisait des œufs de crocodile son mets de prédilection. Les nids que
creusent les crocodiles, dans le sable, ont une profondeur de soixante
à soixante-dix centimètres. L'on sait qu'après y avoir déposé ses œufs,
en couches superposées, le crocodile le referme et le camoufle
soigneusement. Le varan doit donc (comme l'hyène, qui avait su
découvrir la chair enterrée par l'homme) posséder un sens spécial pour
repérer l'emplacement de ces nids. Les Babembe pensent que le varan
peut « entendre » - avec sa peau - les œufs du crocodile ou se mettre
magiquement en contact avec ceux-ci grâce aux ocelles qui la
recouvrent. De surcroît, des yeux du varan émane
une « ombre sanglante » (c'est le seul animal à qui les Babembe
attribuent cette propriété) qui lui permet de voir à travers le sable.
Enfin, le varan peut également repérer les œufs en rêvant102. C'est donc un devin mlako.
Mais un devin d'autant plus cruel, disent les Babembe, qu'il n'ignore
rien de la force de la tendresse qui lie une mère à sa progéniture. Le
choix de son aire de ponte, le soin avec lequel il veille sur ses
propres œufs suffisent à le prouver. Dès lors, les Babembe n'hésitent
plus à penser que le varan est réellement fou, « possédé »103, et qu'il a conçu le projet dément de détruire toute autre progéniture que la sienne. À commencer par celle de l'homme.
Il existe plusieurs moyens pour se prémunir des rêves du varan. Absorber notamment des feuilles de l’ ’èfumbefumbe (Piliostigma thonningii Schum.), mwene bana, « le maître des enfants ». Ce petit arbre (5 à 12 mètres de hauteur), autrefois connu sous le nom de Bauhinia, courant
en Ubembe, est aisément reconnaissable à la forme circulaire de ses
feuilles bilobées, au sommet échancré. Il est, selon les Babembe, d'une
étonnante fécondité car non seulement, il livre des graines en grand
nombre mais se reproduit également par ses rejets. BEMBE ILL. 31. Rameau de l’ ’èfumbefumbe (Piliostigma thoningii Schum.) (Photo© de P.P. Gossiaux). Ainsi, un seul ’èfumbefumbe peut
engendrer rapidement tout un bosquet - une famille. Pour conjurer le
varan - qui apprécie également cette plante -, l'on dispersera des
feuilles de cet arbre autour de la case. La femme enceinte en tirera
des décoctions qu'elle absorbera et dont elle se servira pour sa
toilette intime105. Pour
empêcher le varan de s'emparer des rêves d'une femme enceinte, l'on
donnera à celle-ci une potion de cendres de cervelle d'hyène et de
terre blanche, délayée dans de l'eau. Les rêves de l'hyène ne trompent
jamais et le varan ne saurait s'en emparer pour en fausser le sens.
Lorsqu'un avortement s'est produit, et qu'il est imputé au varan, le
couple auquel ce malheur est arrivé doit se prémunir contre tout risque
futur. Pour cela, l'un des remèdes les plus efficaces est d'absorber,
en commun, une boulette de terre de termites mêlée de sang de mouton, m’mo’o. Le
mouton est l'un des très rares animaux qu’ « aime » le varan. Sans
doute parce que le mouton, animal emblématique de l'arc-en-ciel,
symbolise les deux mondes entre lesquels il transite : l'eau et le
ciel. De nombreux esprits, autres que le
varan, sont rendus responsables de la mort des enfants. Signalons une
dernière recette anti-abortive, propre au Bwamè : écailles de pangolin tirées de la coiffe d'un Mwamè wa ’abanga, calcinées et mêlées à diverses plantes dont ‘ateta (Polygonom. s.p.). Tous ces secrets, le Mwamè wa mbùlù (Bahùlù) les
recueille bien après son initiation « officielle ». Il importe donc de
revenir à celle-ci et aux étapes principales du cérémonial de la
métamorphose. Celui-ci se décompose en deux phases. LE RITUEL DE La
première réalise matériellement la symbiose du candidat et de l'animal
auquel il cherche à s'identifier, dans lequel, disent les Babembe, il
se transfère, yahangulwa. L'on
prélève donc quelques fragments de cet animal (le plus souvent de la
peau, du cerveau et du cœur) que l'on mélange à d'autres éléments tirés
des animaux parèdres et à d'autres substances, différentes selon les
grades. (Pour le varan, toutes les substances dont il a été question
plus haut interviennent dans le mélange.) Si la mixture ainsi réalisée
est absorbable comme telle, le candidat est invité à l'avaler. On peut
la délayer dans de la bière de banane. Dents, griffes, écailles
(tortue, pangolin, etc.), plumes, etc. doivent parfois être ingérées.
L'on ne saurait imaginer que ces éléments le soient comme tels, per os. L'on procède donc à leur calcination bùceka106. Ces cendres peuvent également être avalées avec de la bière. En vue de garantir la réalité absolue de la métamorphose, ces cendres sont insérées sous la peau, préalablement incisée, gangy’o. (Les
Babembe préfèrent aujourd'hui le terme français : «vaccination».) Les
deux modes d'ingestion peuvent d'ailleurs être combinés. C'est le cas
lors du passage au grade suprême, celui d’ ’Engwe. BEMBE ILL. 32. Figure de BEMBE ILL. 33. Masque ‘eluba ou ‘acwe ‘a Lubungy’o. Bois. Patine de ricin. M’muse. Poudre de kaolin et d’ Iridina Spekii. Photographié sur une peau de serval hombo, autre insigne des Bahumbwa. Ht. Lorsque vient la phase bùhangulwa (« le fait d'être transféré ») du candidat ’Engwe, l'on fait sortir au dehors l’ensemble des autres Bamè. Seules, en principe, restent dans la case initiatique,
Le traumatisme provoqué par une métamorphose aussi brutale pourrait
plonger le nouveau Mwamè dans la folie, celle de l'espace où «
Le » léopard n'exerce sa cruauté sanguinaire que pour entraîner l'ordre
social - et cosmique - dans le chaos. Pour qu'elle s'accompagne de la
puissance ordonnatrice, disciplinaire du grand félin, la métamorphose
doit être partiellement tempérée ; c'est à cette condition que le
nouveau Mwamè pourra contrôler son propre pouvoir, bùbasha. Cette seconde phase se développe elle-même en plusieurs séquences. BEMBE ILL. 34. Couteau Mwele notamment utilisé par Tout d'abord, le nouveau Mwamè doit consommer un repas109
fait de cervelles et de viande de chèvres : nous savons déjà que
celle-ci est une sorte de paradigme de l'ordre culturel, la référence
privilégiée de cette éthique du don et du contre-don qui constitue l'un
des socles de l'anthropologie bembe. Le
corps de la femme demeure, pour les Babembe, l'objet d'exégèses
nombreuses et contradictoires. Classificatoirement, cependant, la femme
appartient au cycle de la lumière du matin. Elle est donc la vie, la
source à la fois réelle et symbolique de toute nourriture, « la mère
des poussins ». Toutefois, nous savons que ce qu'elle engendre passe
toujours pour imparfait. Ses enfants, doivent être « reforgés » par
l’homme, notamment lors du Bùtende, la circoncision. L'on
est donc tenté de penser que l'homme « achève » culturellement ce
que la femme a livré à la nature seule. Dans le rituel que nous allons
décrire, il convient de songer à une autre opposition : celle qui
enferme la femme dans l'ordre de l'harmonie et de la soumission et qui
classe l'homme, au contraire, dans celui de la force et de la violence. Si Pour éclairer ceci, nous évoquerons rapidement le cas, assez amusant, de l'initiation au pœcilogale (putois), Kele’ece. Selon le mythe, le pœcilogale aurait exigé lui-même d'entrer dans la titulature du Bwamè. Poursuivi
par un chasseur et son chien, il était parvenu à leur échapper. Le
chasseur s'étant endormi de fatigue, le pœcilogale était revenu se
venger et, d'un coup de gaz dans les narines, avait tué celui-ci, en
clamant que : « désormais, on n'entrerait plus au Bwamè sans passer par lui ».
BEMBE ILL. 36. Objets parasèmes du grade Kele’’ece (Poecilogale albinucha). Fixés à une peau de genette, de bas en haut : sommet de courge contenant des charges magiques, figurine en bois du Kele’ece (long. : 16,2cm), grosse perle rouge d’importation, symbole de la cruauté du Kelece, masque de hibou cwecwe
en bois de calebasse (diam. 10,2cm) auquel sont fixés des poils
d’éléphant, des plumes de touraco, de perroquet et des frises de pennes
de plumes de poule. Il dissimule une dent de léopard. Sur la droite, on
distingue l’avant-corps de la figurine de chien mbwa reproduite plus haut (long. : 19,5cm). Art du secteur de l’Itombwe. (Photo© de P.P. Gossiaux). Les Babembe éprouvent une grande admiration pour cet animal et son frère proche, le zorille ou moufette (Ictonyx striatus (Perry))
(tous deux ont la fourrure signée de nombreuses marques cosmiques), qui
peuvent « tuer », ou se défendre sans armes « mécaniques » apparentes.
Le léopard lui-même recule d'épouvante lorsqu'un putois (ou une
moufette) manifeste sa «puissance». Les gaz du putois constituent le plus sûr moyen de rompre une tentative de « communication » agressive. BEMBE ILL. 37. Type de masque de l’ ‘asahù, la tambourineuse du Bu’umbwa.
La circularité du masque impose l’union et l’harmonie. La couleur
uniforme brune unit également le rouge et le noir, horizons du soleil
crépusculaire et de la lune. Lors des initiations, l’on apprend en
effet qu’au sein du Bwamè, la lune et le soleil,
aujourd’hui ennemis, doivent se réconcilier afin de renouer avec le
temps des origines – où ils étaient jumeaux. Bois. Pigments. Sang.
Ø : c. Le rapport sexuel que le Mwamè doit avoir avec Diluée,
une nouvelle fois, dans une plus grande calebasse, avec le reste des
substances calcinées qui ont servi à la « vaccination », cette
boisson sera offerte à l'ensemble des Bamè, demeurés à l'extérieur de la case initiatique, et même aux simples Bamè du Bugabo (servants). C'est, disent les Babembe, pour « plonger dans la soumission » (au Mwamè nouvellement intronisé) tous ceux qui communieront au « cœur du Roi ». Le
nouveau « Léopard » a d'autres ennemis à soumettre : ses propres
prédateurs. Nous savons déjà que le crocodile compte parmi ceux-ci. Il
en est deux autres (outre l'homme) : le python et l'hyène. Le Mwamè wa ’engwe consomme donc un dernier repas, fait des trois cœurs du crocodile, ngwena, du python, ’abwalo et de l'hyène, ‘am’mùngù.
BEMBE ILL. 38 Amulettes en collier d’un Mwamè wa ‘engwe. A droite : corne d’antilope naine contenant la charge magique ecunju, destinée à rendre invisible. Au centre : petit filet lù’èla’èla où sont enfermés des charmes propres à transformer en substance l’être invisible. A gauche : griffe de léopard (lùkyala) qui donne à cette substance la forme du félin. Le mwamè touche successivement ces amulettes en prononçant les incantations appropriées. (Photo© de P.P. Gossiaux, 1985). Il
convient sans doute de faire remarquer ici que, loin d’être
particulière aux Babembe, l’implication d’actes de nature sexuelle dans
le rituel initiatique, se retrouve auprès de nombreux autres peuples de
la zone des Grands Lacs – dans toute l’Afrique centrale de l’est, mais
aussi chez les Bashi, Banyarwanda, Baluba – pour nous en tenir à des
régions culturelles proches. Presque partout, l’intronisation du
souverain (Mwami, Mulopwe, Mtema etc.), parfois d’un simple dignitaire
appelé à un pouvoir qui relevait du
« sacré », impliquait la transgression des interdits majeurs,
en particulier la prohibition de l’inceste et de l’anthropophagie. Ryangombe-Kiranga, un dieu rédempteur dont le culte kubandwa était observé par de très nombreux peuples de l’Afrique centrale de l’est, exigeait de ses futurs Mandwa (adeptes), cette double transgression.
Les dignitaires de la secte – ou de l’église - qui incarnaient le dieu
Ryangombe et ses suivants ou « vassaux » (Ibishego, Ibiyaga,
etc.) qui se trouvaient investis d’un pouvoir thaumaturgique, passaient
pour hermaphrodites : ils changeaient de sexe, tantôt à volonté
(Burundi, Buha), tantôt définitivement (cas des Ntazi du Bushi et des grands Bacwezi du
Bunyamwezi). En réalité, ils appartenaient à un nouvel ordre (une
sur-nature), comparable à celui des morts et des esprits, où
l’opposition des « genres » était abolie (Cf. Pol P. Gossiaux113, Le culte de Ryangombe-Kiranga, www.anthroposys.be ).
L’on peut en dire autant des « sorciers », « guérisseurs » et « devins » (barozi, baganga, bafumu), confondus/distingués arbitrairement tant par les populations de l’endroit que par de nombreux ethnologues. Tous devaient, à des dégrés divers, pouvoir affirmer leur « trans-naturalité » en transgressant l’ordre des normes sexuelles admises par leur groupe. Chez
les Babembe, les rituels initiatiques sexuels ont également, on l’a vu,
une fonction symbolique : ils visent à assurer la fusion des deux
magies opposées de l’ordre féminin et masculin. Mais ils ont également
le sens d’une véritable épreuve. Le Mwamè doit prouver
qu’il maîtrise parfaitement sa sexualité, qu’il peut assurer sa
descendance en toute connaissance de cause – sans qu’une séductrice
quelconque puisse, par exemple, la lui « voler ». L’ensemble des Bahumbwa,
durant l’initiation, se livrent, devant le nouveau candidat, aux scènes
les plus obscènes qu’elles peuvent imaginer : elles exhibent,
notamment, leurs organes sexuels avec la lubricité la plus intense. Le
candidat doit demeurer totalement insensible à ce spectacle (s’il
échoue, toute l’assemblée éclate de rire puis, sous les huées, chasse
le candidat. Il pourra recommencer plus tard – après paiements). Mais
lorsqu’il approche La première de ces épreuves sexuelles (Ndiba : « la fosse ») exigeait du futur Mwami qu’il demeurât pendant deux jours, en compagnie d’une femme nue (Musumbakali) dans une fosse de deux mètres de profondeur dont le fond était tapissé de plantes nauséabondes, urticantes et vénéneuses. R. Debatty affirme que l’épreuve consistait pour le futur Mwami, d’une
part, à ne pas succomber aux pestilences létales de la fosse et, de
l’autre, à résister à la nudité de sa concubine. Etant donné le
caractère nauséeux de l’endroit, qui semble de nature à calmer la plus
véhémente des satyriasis, l’on peut penser que l’un des aspects de l’épreuve consistait également, pour le Mwami, à faire preuve de virilité, sans qu’un contact avec La deuxième épreuve (Kilao) voulait que le futur Mwami passe deux jours, couché sur une peau de léopard, « dans la maison du Mwami [l’ancien ?] », entre les bras d’une jeune vierge et qu’il la déflore. Cette jeune fille, la « Mombo »,
qui devait appartenir à la lignée de la mère du candidat, était en
effet appelée à lui donner un jour, l’enfant mâle qui devait lui
succéder. Si la « Mombo » était impubère, le Mwami
ne pouvait la pénétrer. Des témoins, choisis parmi les plus hauts
dignitaires, venaient dûment vérifier les signes de l’épreuve et ses
résultats. En cas de réussite, le témoin, Musingia, clamait en public : « Averimutobola : il l’a déflorée », ce que répètait tout le village dans la joie des tambours114. Chez les Bahunde et les Bapere, le futur Mwami devait, en compagnie de La
logique des actes initiatiques de nature sexuelle, chez les Babembe,
obéit, par certains de ses aspects majeurs, à celle qui dicte l’épreuve
des rituels nande, hunde, pere : il s’agit pour le futur Mwami de prouver que, tout en maîtrisant parfaitement sa sexualité et en sachant faire preuve de chasteté (icibela)
dans les circonstances les plus troublantes, il était également en
mesure d’assurer sa descendance et qu’il est ainsi revêtu du pouvoir
mystique de garantir la fécondité (et la santé) des êtres vivants et de
la terre dont il sera bientôt le « Roi ». POURQUOI ETRE LEOPARD ? LES FUNERAILLES OU « LE JOUR » ‘AHIBI Le
processus de la métamorphose en léopard obéit, on l'aura noté, à une
dialectique rigoureuse. Il est cependant une question qui demeure sans
réponse : pourquoi faut-il être léopard pour exercer pleinement le
pouvoir de la justice, le contrôle de l'harmonie sociale ? Etre investi
de pouvoirs magiques ? L'homme, tout comme le léopard, ne peut-il
également parcourir les douze compartiments logiques de l'univers ? La
réponse ne semble guère douteuse. Du reste, d'autres sorciers
prétendent, par un cheminement épistémologique différent de celui des Bamè, pouvoir se transformer en oiseau, en éléphant, en porc, en papillon ou ... en rien (invisible), avant de redevenir homme116. L'on
pourrait donc imaginer (et au début, ce fut mon hypothèse) que la
fascination que pouvait exercer le grand fauve par sa beauté, son
agilité, sa force117, ses ruses et sa cruauté, sur les
Babembe permettait d'expliquer le désir de s'emparer du pouvoir de
celui-ci pour les cumuler à celui de l'homme. Nous nous sommes vite
aperçu que cette « fascination », cette séduction, sans être
réellement absentes, étaient fort tempérées. Les Babembe connaissent de
nombreux animaux qui sont soit plus « intelligents » (la genette), soit
plus « cruels » (le pœcilogale - ou putois - et la mangouste) que le
léopard. Si le félin est capable de transiter dans tous les territoires
logiques du cosmos, les animaux qui entrent dans la titulature du Bwamè, maîtrisent,
de manière plus performante, les espaces spécifiques, ceux entre
lesquels ils voyagent, et que lui surveille de loin. C'est la raison
pour laquelle, un Mwamè, avant de devenir « Léopard », doit s'identifier à chacun de ceux-ci, de manière progressive. Pour les Babembe, le léopard s'apparente plutôt à un phénomène météorologique
(par exemple, la foudre et le tonnerre, accompagnés bientôt de pluie)
qui demande, avant tout, à être bien pensé. La « fascination » n'est
donc pas la raison profonde de leur volonté de s'emparer de l'identité
du fauve. L'étude du rituel des funérailles de l'Homme-léopard démontre
même que le destin le plus tragique qui puisse frapper ce dernier
est... de le demeurer éternellement. Avant d'interroger cette nouvelle
énigme, il importe donc de décrire ce rituel. Celui-ci
connaissait de nombreuses variantes selon les clans - ou plutôt les
régions. Ainsi, dans les zones peu boisées du sud et de l'est de
l'Ubembe, le traitement du corps avait lieu dans la case même du Mwamè. Au
nord et au centre, régions de plateaux montagneux couverts de savanes
arbustives et de forêts de bambous, le traitement du cadavre se faisait
dans la forêt, dans le mystère d'un enclos spécial. Le choix de
l'emplacement de la fosse funéraire pouvait également varier (dans les
montagnes, l’on préférait les cavernes). Enfin, l'Administration belge
ayant, peu après la première guerre mondiale, interdit le Bwamè, le
cérémonial ne put s'observer que dans le secret le plus strict : il
s'en trouva sensiblement modifié. Nous décrirons le rituel qui nous est
le plus familier - en indiquant les principales variantes, là où elles
nous semblent significatives. L'initiation au Bwamè est ponctuée de très nombreuses épreuves. Les unes ont pour objet de mesurer la « force », bùbasha, du candidat, la « dureté » de son cœur. La plus douloureuse exigeait un sacrifie humain 118 –
nous en reparlerons, dans un prochain article. Certaines épreuves
avaient un caractère sexuel. L'inceste n'était obligatoire que dans un
seul cas : lorsqu'il y avait lieu de désigner une nouvelle
tambourineuse, Lùhombo (’Asahù). Il pouvait également se trouver, on l’a dit, que
. Eeeh m’kubwa ùsù’'uca na lùbwe lwa m’tùmbè na cake nondo ! Eeeh grand, viens avec la grosse pierre du forgeron et avec son marteau ! Cette formule sibylline, le Mwamè en connaît le sens depuis longtemps. Il sait en effet qu'il lui incombera un jour de tuer son propre père119,
en lui écrasant la poitrine avec l'enclume (autrefois en pierre) du
forgeron et en l'achevant, au besoin, à coups de marteau. L'on
attendait généralement que le père fût à l'agonie pour introniser son
fils au stade final de l'initiation120. L'on était persuadé chez les Babembe qu'il était absolument impossible pour un Homme-léopard de mourir121.
Que de vieux « Léopards » m'ont affirmé, avec la tranquillité de
l'évidence, qu'ils étaient immortels. Parfois même avec résignation.
En effet, rien ne peut empêcher le Léopard de vieillir. L'on pense donc
qu'il arrive un moment, dans le cycle de son « immortalité », où il
entre dans une phase d'agonie éternelle. Il meurt donc une première
fois. Puis revient au jour. Et cela, sans fin. Toutefois, son corps ne
cesse de se dégrader, de connaître une déchéance croissante, une
décrépitude de plus en plus avilissante. C'est donc lorsqu'il est jugé
désespérément sénile de corps qu'il doit être « aidé » par son fils à
mourir. L'on ne comprendrait même pas que ce dernier se refuse à un devoir aussi impérieux122.
Le contraire eût été perçu comme un véritable blasphème. D’autant plus
grave qu'en refusant la grâce de la mort à son père, le fils ne pouvait
attirer que la honte sur toute sa famille - voire son lignage - et la
réduire au pire avilissement - le « Roi » n'étant plus capable,
physiquement, d'exercer ses fonctions. S'il ne s'accomplissait pas sans
une certaine nostalgie, ce devoir était imprescriptible. La mise à mort se fait en présence de l'épouse la plus élevée en titre du Mwamè agonisant - donc de la mère de celui à qui en incombe le devoir. La
mort du « Roi » est alors annoncée par les tambours du village
qu'accompagnent bientôt ceux des autres sociétés secrètes Celle d’
’Alùnga les escorte de ses tambours de guerre et d'angoisse. Tous les Bamè des villages voisins, avertis ainsi que « Le » Jour, ‘a’èbi - celui du « départ » du Mwamè – est arrivé, se disposent à se rendre au village du défunt. Le fils demeure seul1213avec le cadavre de son père. Il allume un feu, 'aya. Une double claie de bambous, kahala, avait
déjà été construite dans l'enclos funéraire. Sur l'étage supérieur, le
fils dépose le cadavre dénudé. Il le rase entièrement et lui coupe le
bout de la verge124. Il attache un bandeau de fibres de raphia, décoré de cauris (Cyprea moneta), autour
du front de son père. Des bandeaux de même nature (ou perlés) sont
fixés au cou, ainsi qu'aux endroits du corps où l'on avait inséré les
substances ayant servi à la magie de la métamorphose. Celles-ci doivent
disparaître avec le corps. Sous la nuque du mort, il dispose une bûche,
prélevée sur un arbre foudroyé ou - plus rarement - une statuette
travaillée dans le même bois125 : elle est destinée à recueillir l’ « ombre » (’ecule, ’ècucumbe) du mort. Certains des insignes « royaux » du Mwamè sont soit fixés à ses avant-bras, soit déposés sur le sol : l’ ’a’elo (serpe-sabre) à gauche, le couteau cérémoniel, mwele, à droite. D'autres bi’o’o (crânes
des ancêtres, de léopards, de gorilles, statuettes, etc...) peuvent
également être posés sur le sol, autour de la partie supérieure de la
claie. À l'étage inférieur de celle-ci, le préparateur dispose un
ensemble de calebasses ou de courges. Il est essentiel que celles-ci
soient neuves, qu'elles n'aient jamais été utilisées. Elles sont
destinées à recueillir les débris du corps, lorsque celui-ci entrera en
décomposition, et surtout les vers, banyangulube, byolo (gen.), en particulier les « vers rouges », mi’uso, mi’hibi126. De
ces vers renaîtront en effet une nymphe qui, après avoir subi diverses
formes de métamorphoses (elle se transforme notamment en python, ’abwalo), finit
par renaître en léopard. Léopard « magique » qui pourra lui-même
changer à son gré d'apparence et prendre celle que redoutent le plus
les Babembe : le crapaud, ilùkyùlulùshè. L'idée
que les vers ou les helminthes qui sortent d'un cadavre peuvent se
métamorphoser et donner au mort une nouvelle apparence est répandue
dans toute la région des Grands Lacs, en particulier chez les peuples
qui vivent aux frontières immédiates de l'Ubembe. Le
Père Van der Burgt, qui, dès 1896, avait entrepris une enquête sur les
Bamoso (au sud de l'actuel Burundi) et les Baha (Tanzanie) - deux
sous-groupes rundi dont l'aire géographique se situe sur la rive est du
Tanganyika, juste en face de l'Ubembe -, fut intrigué par ces croyances
sur lesquelles il apporte des détails dans sa monographie Sur l’Urundi et les Warundi (1903) : Les Warundi, si
bien que les autres nègres - écrit-il - admettent l'immortalité de
l'âme. L'homme, l'individu ne périt pas, mais survit : l'enveloppe
matérielle de cet être survivant, c'est le ver cadavérique. C'est le
cas pour un simple Murundi. Car l'âme d'un roi, passant d'abord également par un de ces vers, se transforme ensuite en isato (le
serpent python). Le ver est au début soigneusement nourri avec du
lait. Elle (l'âme pénate) se montre encore sous forme de lion, l'âme
d'un prince, d'une princesse, sous forme de léopard.127 Ces observations furent confirmées peu après par Mgr. Gorju et le Père Zuure (1929 et 1949)128. Le Père Colle (1937) devait bientôt recueillir des croyances analogues chez les Bashi, les voisins immédiats129 du nord de l'Ubembe : Quand le mort - écrit le Père Colle - est un grand muluzi [noble, prince}, à son dernier soupir, les favoris qui l'ont assisté vont appeler un ou deux hommes du clan Banjoka [« serpents »}. Ils le mettent à nu (d'autres disent qu'il est habillé de ses meilleurs habits) dans un cercueil (mukenzi) qui est d'abord une barque, puis après trois jours, une peau de vache (mugurha). On
attend que le cadavre entre en décomposition, de manière à en ramasser
un ver cadavérique (de préférence à l'endroit du cœur)... Quand le ver
apparaît, les Banjoka avertissent les femmes du défunt et tout
le pays de la mort du chef. Mais tous l'ont déjà deviné. Cela arrive
après 6, 8 ou 10 jours... Le ver se changera en chien noir, ensuite en
léopard qu'on ne pourrait tuer. Pour les Bagore (les femmes des grands chefs)... on pense que son (sic) ver cadavérique se change aussi en serpent. Le muzimu [« esprit »] entre dans un serpent rougeâtre et gros, igu. Chez les Bafulero, la wamikazi [« épouse du Mwami »} entre dans un boa, nyamisharha130. Peu après le P. Colle, l'administrateur territorial Corbisier livrait un récit convergent de la mort des Bami shi, en donnant quelques détails complémentaires : le ver, mukashano [« léopard »}, qui sortait du cercueil royal était :
Un
gros ver blanc sorti du ventre du défunt. La coutume - ajoute Corbisier
- dit que ce ver ne peut sortir que du cadavre des rois, lequel ne
donne qu'un seul ver, mais de beaucoup plus grosses dimensions que les
vers d'autres cadavres. Le ver, mukashano, est alors déposé dans un pot (en bois) à lait et nourri avec du miel. Le mukashano se
transforme bientôt en jeune léopard, mais sans vie. On met celui-ci
dans un nouveau pot de miel... Bientôt le vrai léopard prend vie...131 Ce léopard, ultime réincarnation du Mwami, ne fait apparemment l'objet d'aucun soin. On le jette en brousse (Corbisier) ; on le repousse à grands coups de battements de tambour (Colle). Les mêmes croyances ont été étudiées au Rwanda, notamment par les Pères Auroux, Classe, Pages et de Lacger : On
raconte au Ruanda - écrit ce dernier - que les appariteurs chargés de
veiller la dépouille royale épient la sortie du premier ver en sa main
droite. Ils le recueillent religieusement, l’élèvent telle une larve,
dans du lait toujours frais... La bête grossit : il faut la changer de
baignoire et finalement la transférer dans un baquet à brasser la bière
- umuvure. Enfin le petit léopard, réincarnation du mwami apparaît. On le laisse grandir en liberté jusqu'à ce que adulte, devenu méchant – irakaliha132, ayant mis en déroute plusieurs gardiens, on lui donne la clé de la brousse. Il meurt, tué peut-être d'aventure133. Des
croyances semblables étaient partagées par les Bahavu, les Bahunde,
Banande et, d’une manière plus générale, tous les peuples de la zone
interlacustre, depuis le Buganda jusqu’au Buha, qui connaissent
l’institution du Bwami. Chez les Bahavu – et nous nous en tiendrons à ce dernier exemple -, la cadavre du Mwami,
déposé dans une pirogue, était transporté dans l’Ile Cofu, sur le lac
Kivu (près de Kalehe). On attendait alors anxieusement, pendant
plusieurs semaines, que le ves, le Cibwana (« le petit enfant ») sorte de la bouche du mort. Il était alors recueilli par un « beru » (haut initié) sur une feuille de cikowa151 enduite de lait et déposé dans la brousse. Dès
qu’il a touché terre – écrit, en 1927, l’A.T. Verdonck - le Beru doit
s’enfuir à toutes jambes. Ce ver dit-on se transformera, deviendra,
léopard (ésimba) qui chaque jour, au crépusculte, rôdera, portant le « mzimu » (esprit) du défunt134. Verdonck ajoute qu’un second ver issu du cadavre royal, est appelé à se transformer en serval (mondo). ILL. 39. Détail de Lorsque
Van der Burgt, Auroux ou Colle récoltaient ces croyances, il était
visible qu'elles se trouvaient déjà reléguées, pour les Barundi, les
Baha, les Banyarwanda et d’autres, au rang des fables populaires ; au
mieux, de ces mythes auxquels de pieux prestidigitateurs135 cherchent à donner une caution visible. Ce n'est certainement pas le cas chez les Babembe où le gardien du mort passe parfois plusieurs semaines136 à attendre la chute des premiers mi’ibi, vers, dans les calebasses disposées sous le corps. Pendant ce temps, assis par terre à côté du cadavre, ’ètomba, le
fils veille sur ce dernier. Il se remémore les hauts faits de son père.
Mentalement, ou à haute voix, il rend hommage à sa justice, sa force,
au soin qu'il avait de « rendre aux ancêtres ce que ceux-ci lui avaient
donné ». Il promet aux morts d'en être le digne représentant. De
perpétuer ainsi la tradition du Bwamè. Des chants de tristesse, d'une étrange mélancolie pour certains137 s'élèvent de la case funéraire. L'un d'eux, quelque peu résigné, revient avec récurrence : M’mwitu eee Dans la forêt eee M’mwitu wakele pinji138 Dans la forêt tu es parti, chevreau M’mwitu wakele a’ombo Dans la forêt tu es parti, petite coiffe Wasala minyombo Tu es venu avec tes atours Wakele tata Tu es parti, papa M’mwitu wakele tata wasala minyombo Dans la forêt, tu es parti papa, tu es venu avec tes atours Mwitu wakele ‘a’èbi (ou mi’ibi)139 [De] chez nous, tu es venu [c'est] Le Jour (ou « c'est l'heure des vers ») wasala eee ‘a’èbi Tu es venu car c'est le jour Nasala ane nondo na ngabo Moi je viens avec mon marteau et mon bouclier140 Ine nasala ane minyombo Moi je viens avec mes atours Tata naela bù’ongo tata wambila Papa je pleure, solitude. Papa tu es parti. ’Ulangesha mwikùlu ‘èkongo henjo na ma’ùbi.Naake.Naake. Rien n'apparaît dans le ciel, sinon l'aigle et les rapaces. Rien, rien.
De temps en temps, le gardien fait passer sur le corps du Mwamè mort, une corne de chèvre, enduite d'huile de ricin, ma’akya, bourrée de plantes destinées à chasser au loin les mauvais esprits et à apaiser l'âme du mort (elle est donc toujours présente)141. Les mi’ibi, vers, se manifestent enfin. Le gardien du corps s'empare alors de son lourd sabre-serpe, ’a’elo, et d'un coup sec, tranche la tête, m’cwe, de son père. Il appelle sa première épouse et lui réclame le sang, ‘alumbu, des
règles d'une femme. Le sang féminin est, pour les Babembe comme pour
tant d'autres peuples, une substance magique qui possède des pouvoirs
éminents. Comme toute magie, elle est wabùtee - elle peut tuer -, mais elle est également ’èbùa : bénéfique. Le sang réclamé doit idéalement provenir de la tambourineuse, Lùkombo (’Asahù). À défaut, il pourra être requis de l'une des filles de l'officiant ou de celles de ses frères consanguins142. Le sang sera frotté sur le cadavre (sauf la tête) : il prive le léopard, toujours associé au corps du mort, de toute force143.
Le corps, enveloppé de nattes, est ensuite emporté par les fils et les
frères, au loin dans la forêt et projeté dans un marais, mabenga, à proximité d'une rivière, où l'on attendra qu'il y soit immergé. Un gardien, m’lenda, veillera sur les lieux pendant sept jours144.
Le fils recueille les vers qui sont tombés dans toutes les calebasses
et les réunit dans celle qu'il avait déposée sous le crâne, lù’ongo, du
défunt. Sauf cette dernière, toutes sont brûlées, avec leur contenu. À
proximité du crâne - désormais privé de corps -, l'officiant allume un
nouveau feu, très puissant, de manière à dessécher complètement la tête
et à en faire sortir les derniers mi’ibi145. Le
crâne est ensuite soigneusement nettoyé. La cavité cérébrale est
remplie des mêmes plantes dont était bourrée la corne de chèvre. Le
crâne est décoré, à l'aide d'un petit couteau, de points-cercles, nga’ata y’alùngi. La tête est ensuite frottée de terre blanche. La
comparaison, esquissée plus haut, avec les rituels shi et rwanda où le
ver, l'helminthe, était l'objet de soins précieux, nous autorise à
attendre de l'officiant m’bembe qu'il prenne avec les mi’ibi issus du corps de son père dont ils incarnent l’« âme », m’tèma, autant de précautions pieuses.
Il n'en est rien. Prenant la calebasse qui contient les vers, le Mwamè y verse de l'huile de ricin - réputée sorcière146 - et saupoudre abondamment l'ensemble d'hématite rouge, m’muse, qui passe pour tout aussi létale. À l'aide d'un pilon d'os, le Mwamè mélange l'ensemble en prenant soin de broyer jusqu'au moindre ver issu du cadavre. Le crâne, lù’ongo, est alors recouvert de cet enduit, lùbùngù. L'officiant chante : Aaaaawa nha lwa ‘bùngù eee Aaaaa je te donne les biens de l'enduit eee Lwa ‘bùngù eee lù’ù uuuu ùti mwambo eee De l'enduit eee de la mort oooo avec cette huile eee147 À ce moment, plus jamais celui-ci ne pourra donner corps à un léopard. Il est redevenu définitivement crâne d'un homme, m’tu. Il est ensuite garni de bandelettes de cauris - signes de paix, d'harmonie et de bonheur. BEMBE ILL. 40-41. Divers aspects d’un crâne Lù’ongo d’Homme-léopard Mwamè wa’ èngwe traité rituellement. Décoration de points cerclés. Frises de cauris sembe. Pigments. (Photos© de P.P. Gossiaux).
Le
crâne est alors sorti religieusement par le nouveau Mwamè. Tous les Bamè des régions voisines sont assemblés devant la case, ainsi que les membres du village148. Des danses diverses, qu'il serait trop long de décrire, rendent un dernier hommage au « Roi » mort. Le
crâne est ensuite exposé dans une petite niche de roseaux et de
feuilles, qui n'en laisse apparaître que la face. (Cette niche avait
été fabriquée par les fils du Mwamè.) Pendant plusieurs jours, des prières et des offrandes lui seront faites. A cette occasion, les masques des Bagabo, celui d‘Alunga durant le jour, celui d’’Elanda, la nuit, sont présentés une dernière fois au crâne du Mwamè mort. Le fils qui le recueille conservera celui-ci dans un reliquaire d'écorce de ficus, avec les autres crânes de ses ancêtres149. BEMBE ILL. 42. Manière rituelle de présenter, afin de l’honorer, le crâne Lù’ongo d’un Mwamè à un hôte de marque. Itombwe. (Photo© de P.P. Gossiaux, 1974). BEMBE ILL. 43. Autre exemplaire d’ ‘Ecwabùka y’ ’Alùnga. Bois de Cordia millenii. Baker. (Pour un commentaire, Cf. ILL. 4). Ht. Le Mwamè les
sortira de leurs précieuses pyxides à plusieurs occasions, et notamment
lorsque, pris de nostalgie, il éprouvera le besoin de prier, ùela, sur eux. Il chante alors avec mélancolie : Namona m’mwikùlù ’èkongo ooo ‘èbala tata aa namona aaa Je ne vois rien dans le ciel. Je vois la tristesse, père. Nabakanaaa na mahùlu wa bukanga wa lù’ù lwa ma’ùbi Je suis triste dans l'ombre du venin des rapaces de la mort. * Ainsi, après avoir été obsédé, tout au long de son existence, par la volonté de s'identifier au léopard, ’engwe, après s'être métamorphosé en lui, après avoir vécu sous son apparence aux yeux de ses « sujets », le Mwamè n'a qu'une seule hantise, une seule angoisse : ne pas pouvoir bénéficier du rituel ‘a’ibi, Le Jour, que nous venons de décrire. Ce qui le condamnerait à ne jamais vivre en homme et à « revenir » sur terre en léopard, ’engwe, cette fois pour l'éternité [?]150. Tout se passe comme si les Bamè avaient accepté de sacrifier leur vie de m’tù, homme,
au léopard pour mériter un jour d'être hommes. Cette conclusion me
semblait d'autant plus troublante que rien, dans l'eschatologie bembe,
ne garantit la réincarnation des morts. L'on en admet, il est vrai, la
possibilité. Mais contrairement à ce qu'affirment certains
ethnographes, pour la plupart missionnaires, qui ont étudié les
peuples voisins, en particulier les Baluba, où l'on croit – affirme-t-on151 - que les « bons
» morts sont promis à une heureuse métempsychose, les Babembe pensent
qu'un « bon » mort est celui qui le demeure et observe le destin que
lui assignent comme ultime espace la forêt, mwitu, et/ou les marais, mabenga, glacés
d’ ’Alùnga. Ainsi, si l'on redoute d'un grand-père, par exemple, qu'il
cherche à se réincarner dans l'un de ses petits-fils, l'on fera tout
pour l'en empêcher. Les statuettes où sont recueillies les « ombres »
des morts ont pour fonction - rappelons-le - de décourager ceux-ci de
vouloir s'emparer d'un être vivant. Et lorsque l'on pense qu'un enfant
est effectivement « pris » par l'un de ses ancêtres, on le redoute, on
l'exorcise – et, s’il présente des signes somatiques étranges, on le
met à mort. Car l’on pense alors qu’il est « reve-nu »
pour tuer sa « mère » (qui est, en fait sa fille ou sa belle-fille). Fallait-il
admettre, en songeant à l'exemple des rois shi, rwanda et rundi, qu'une
croyance - répandue dans toute la région des Grands Lacs - frappait les
hommes investis de quelque pouvoir, d'une sorte de malédiction qu'ils
ne pouvaient racheter qu'au prix du sacrifice de leur humanité ? Mais
alors pourquoi les Bashi, les Banyarwanda et les Barundi pensaient-ils
que leurs rois pouvaient accomplir ce sacrifice après leur mort -
tandis que les Babembe y consacraient leur vie entière - sans espoir
réel de transcendance ? Pourquoi, de surcroît, était-ce au léopard qu'il fallait ainsi «rendre sa part »152?
En fin de compte, si le pouvoir semblait sacrilège, n'est-ce pas
qu'obscurément, l'on croyait qu'il résultait d'une usurpation et que la
victime de ce rapt blasphématoire n'était autre que le léopard ?
LE PECHE ORIGINEL OU LE CYCLE DE En cherchant à retrouver la théorie des contes et des fragments de mythes relatifs au léopard que m'avaient confié les Bamè et les hauts dignitaires des dieux ’Alùnga, ’Elanda, et d'autres, j'ai découvert que le crime de l'homme était, sans doute, plus grave encore. À l'origine, disent ces mythes, la mort, lù’ù, n'existait pas. Elle vint un jour, apportée par le lézard, nso’, de l'espèce ’èbùlù swe’ele153. Le
lézard mit la mort dans sa queue. Il se fit ensuite prendre par l'homme
et, d'un coup sec, en brisa le bout, laissant ainsi la mort entre les
mains de l'homme. Celui-ci dut alors se nourrir : il se mit à
consommer les plantes et à tuer les animaux. Ceux-ci, à l'époque se disputaient le titre de roi, mwamè. L'éléphant, ngyo’o, revendiquait le trône au nom de sa puissance. Mais la petite « musaraigne », ‘apingi, lui
prouva qu'elle était plus intelligente que lui : elle le défia à la
course. Alors que le lourd pachyderme se disposait à foncer, elle
grimpa sur sa queue puis, trottinant sur son dos, sauta juste devant la
trompe de sa massive monture lorsque celle-ci s'arrêta, croyant
triompher. ‘Apingi devint reine. Le chat sauvage m’paha (Felis sylvestris lybica Forster) attrapa la reine par la queue et la croqua. Il devint roi. Mais son grand frère, le léopard, ’engwe, refusait
de lui obéir. Le chat lui proposa de lui apprendre à chasser, en
échange de sa soumission. Le léopard n'en avait cure. Il n'éprouvait
pas le besoin de s'alimenter. Toutefois, pour s'amuser, il accepta
d'apprendre le secret du chat. Il attrapait donc les chèvres par la
queue. Mais il les laissait s'échapper. Le chat comprit qu'il n'en
serait jamais le roi. L'homme comprit, lui, que le léopard était resté
mystérieusement étranger à la mort. BEMBE ILL. 44. Figurine du lézard ‘esusanyo ya ebùlù swehele (Cf. Ill. 16). Bois de Crossopterix febrifuga. Lg. Dans
l'espoir de devenir immortel à nouveau, il alla trouver le léopard et
lui proposa, à son tour, de lui apprendre à chasser de manière plus
performante. Le léopard lui répondit de la même façon qu'au chat
sauvage. Mais l'homme parvint enfin à séduire le fauve en lui vantant
la saveur des viandes cuites. Toutefois, en échange de ses secrets,
ceux de la chasse et du feu154, il exigea du léopard un
morceau de sa queue, imaginant sans doute y retrouver l’immortalité. Le
léopard accepta. Il apprit donc de l'homme à tuer, en étranglant sa
proie et en l’achevant avec ses griffes et ses canines. L'homme ne
retrouva point l'immortalité. Mais le léopard, lui, se vit désormais
voué à la mort - comme tous les animaux dont l'homme était le véritable
«roi» (prédateur), sans même qu'ils le sachent. Saisi
d'une colère sans bornes contre l'homme, le léopard est hanté depuis
lors par le désir sanglant de plonger l'univers dans le chaos mortel
des origines. Que le léopard puisse réaliser ses rêves carnassiers, les
Babembe n'en doutent pas. Il peut introduire, disent-ils, l'ombre dans
le ciel, le soleil dans la nuit – et inversement - ou encore ordonner à
la pluie de submerger définitivement la terre. Ils en voient la preuve
dans les signatures de la peau du fauve. Selon eux, les roses et les
ocelles noirs symbolisent les étoiles, matonde, dont
le léopard a déjà inversé la lumière pour en faire des foyers d'ombre.
De même, la peau blanche du cou et du ventre du fauve est l'ombre
maudite, faussement inversée. Ses yeux verts et luminescents confondent le/la lune et le soleil, l'eau et le feu155.
Seule, la couleur ambiguë de la robe, celle du ciel, laisse un espoir :
elle évoque toujours le soleil, bien que crépusculaire. Nous savons, en
effet, que le léopard peut anéantir l'ordre cosmique. Il est en mesure
de transiter entre les douze territoires qui en définissent la carte
logique. Il peut également en désarticuler les frontières. Apaiser la colère du léopard en lui sacrifiant156 plus que symboliquement leur vie d'homme, M’tù, au
nom de l'homme, auteur du crime originel, telle est sans doute la
raison, enfouie dans la mémoire la plus lointaine, de la métamorphose
des Bamè en léopards. En espérant que le félin abandonne ses
rêves de Néant et qu'il accepte d'assumer pleinement sa fonction
originelle d'ordonnateur du monde culturel - et cosmique - que
l'imaginaire bembe, de toute évidence, lui reconnaît. C'est
en effet « le » léopard comme tel, qui est chargé de l'organisation des
rituels les plus importants qui rythment la vie sociale des Babembe,
réactualisant régulièrement ainsi quelques-uns des fondements majeurs
de l'anthropologie qui en commande le sens. Les ronflements du rhombe157 sacré, l'esprit Tembwe (forme sans doute zoba, parfois prononcée Hembwe [conforme à l'èbembe]), apanage exclusif des Bamè, n'est
autre que la voix du léopard. Blanc d'un côté, rouge de l'autre, aux
bords contrastés, il s'orne parfois d'un caméléon pyrogravé ou sculpté
en léger relief. Le caméléon, symbole de toute métamorphose, indique la
polyvalence du Léopard-Tembwe : maître de la paix (blanc), de la guerre
(rouge) et de la mort (noir). La voix du rhombe s'investit d'une
fonction essentiellement disjonctive : elle ordonne aux femmes
notamment, de quitter le cercle qu'elle trace de ses ronflements
rauques. La société d’ ’Alùnga, par exemple, peut faire appel au rhombe Tembwe du Bwamè lorsque
le dieu dont elle assure les incarnations masquées exige que ses
apparitions demeurent secrètes - une règle que les femmes sont, selon
les Babembe, impuissantes à observer158.
Mais Tembwe était avant tout le maître et l'organisateur159 du rituel collectif le plus important de la société bembe : celui de la circoncision, Bùtende ou ’Ètomba (litt. « le cadavre »). Ici
encore, il trace une frontière absolument infranchissable entre
l'enceinte initiatique, réservée aux hommes, et le monde des femmes.
Plus particulièrement, il rend impossible tout contact, tout échange
entre les mères et leurs enfants. Le rhombe renforce ainsi le
cloisonnement existant entre deux « cultures » ou, mieux, deux
classes de « magies » et de savoirs : celle de la femme, innée, vouée
aux genèses lentes de la nature, et celle de l'homme, acquise, fondée
sur le savoir, le travail et la violence. Mais en ordonnant une
séparation aussi nette entre les sexes, puis entre les mères et leurs
fils, Tembwe ne fait que rappeler l'évidence des conditions mêmes de
l'ordre social. En livrant la règle qui rend possible la réunion de
l'homme et de la femme : celle de la prohibition de l'inceste, il
préside également au mariage de leur magie respective. Nous
le savons : la circoncision et l'initiation qui lui succède sont
explicitement définies, par les Babembe, comme une « mise à mort » (une manducation)
suivie d'un réenfantement. Pour être né du seul corps de la femme,
l'adolescent n'est jamais qu'une ébauche d'homme. Seul, le « reforgeage
» du corps, après son assassinat symbolique, conférera à celui-ci une
existence réelle, offerte aux lois et aux normes de l'éthique et de
l'anthropologie bembe. Or, le circonciseur, ngaliba ou wondolomina (litt. : « celui qui avale ce qui somnole »), qui de son herminette, mbacyo, sanglante « tue » et « avale »160 le circoncis est explicitement assimilé, à ce moment, à Tembwe lui-même, au léopard161 qui se proclame ainsi, de manière décisive, héros, voire « dieu » de la culture, puisqu'il crée littéralement l'homme, m’tu.
BEMBE ILL. 48. Elùba ya bùtende. Masque de type cwecwe intervenant dans les rituels de circoncision bùtende dont la propriété revenait au Bwamè bwa Bùgabo. Bois, kaolin, hématite. Ht. BEMBE ILL. 49. Bisùsanyo bya Bashi’ùlùca. Couple d’ancêtres. Art bembe/zoba. Bois (Cordia ?). Résine et huile de ricin. Ht. 164 et Pour
les Babembe, le symbole ou, mieux, le nœud synecdotique de toute
culture est le mariage : il réalise, en effet, l'union des magies innée
(femme) et acquise (homme). Il conjugue donc les deux ordres
concevables du savoir et du pouvoir, cela dans le but de perpétuer la
société et ses traditions. Le
même symbolisme s'impose avec une évidence semblable chez de nombreux
peuples voisins des Babembe, apparentés à ceux-ci. Or, certains des
rituels les plus importants qu'observent ces peuples établissent
explicitement un lien étiologique entre le léopard, l'institution du
mariage et la permanence de la tradition. Le Léopard s'impose là aussi
comme héros culturel, « dieu » civilisateur. Ainsi, les Balega162, les « grands frères » des Babembe, soumettent la dépouille du léopard, ngozi, à
un rituel fort semblable à celui auquel obéissent ces derniers : ils le
dressent sur une civière, le couronnent d'une coiffe de plumes de
perroquet, mukusu, etc. Après lui
avoir rendu hommage, ils lui ouvrent le ventre, l'éviscèrent et
déposent dans la cavité abdominale les instruments (ou leurs
réductions) suivants. Le rasoir, kyubo, du circonciseur Kimbilikiti, dieu-rhombe équivalent de Tembwe163, est placé dans le haut de la cavité. Près du flanc intérieur droit (masculin) du ventre, ils disposent une lance, isumu, ou une hache, isaga, et un marteau, nondo - symboles clairs des travaux spécifiquement masculins - ; contre le gauche, un sac, ngobi dont les mères se servent pour porter leurs enfants sur le dos, ou un petit panier, mukumba, et le couteau, mwele, de la femme. Entre les deux, une aiguille d'os, ikele, utilisée
aussi bien par les hommes (corroyeurs, vanniers) que les femmes
(travaux d'étoffe), emblème sexuel assez clair, réalise le mariage des
deux pans du diptyque symbolique ainsi réalisé. Les Bamè bourrent le ventre du léopard, ngozi, de feuilles de kitembele (Amaranthus oleraceus Linné).
Le ventre est ensuite recousu. Les éléments que recèle ainsi la «
matrice » du léopard vont subir pendant vingt-quatre heures
l'embryogenèse qui mettra au monde l'intégralité de l'univers de
l'homme et de son avenir - l'amarante étant l'emblème de la communauté,
de sa postérité et de la tradition. Chez les Babembe et les Balega164, ’Engwe et Ngozi créent symboliquement l'homme - et son univers. Dès lors, la métamorphose de l'homme en léopard165,
que nous pensions être un « sacrifice », cache peut-être, au fond d'une
mémoire perdue comme telle, un secret plus grave : celui du meurtre
d'un « dieu » primitif par l'homme. Que
le léopard ait été l'un des anciens « dieux » de la région des Grands
Lacs semble assez vraisemblable, lorsqu'on sait, grâce au Père Van der
Burgt, qui est sans doute le dernier à avoir pu recueillir ce mythe en
1896, que les Bamoso (Barundi) et les Baha - voisins des Babembe166 - croyaient que le léopard (Ingwi) était le créateur de « dix » (chiffre symbolique ?) espèces d'animaux différentes qui, chacune, en avait engendré d'autres : Chose
curieuse - écrit Van der Burgt- les Warundi font descendre, par
génération de certains animaux, d'autres, d'espèce toute différente.
Ainsi, par exemple, le léopard a produit dix autres bêtes ou fauves... Ingwi (le léopard) produisit, entre autres umungomba, inkarra et inkima...167 Ces
noms désignent trois espèces de singes (cercopithèque, érythrocèbe,
colobe), distinguées par leur couleur. Singulièrement, Van der Burgt
rapporte au même endroit, que les singes passent dans les régions qu'il
a étudiées pour des hommes dégénérés... Autrement dit, le léopard
aurait, tout d'abord, engendré diverses espèces d'hommes. Ainsi, à la fin du 19e
siècle, subsistait encore, dans la région des Grands Lacs, le souvenir
très vague d'une religion dont le Léopard constituait l'un des pôles -
dont il était même, peut-être, le « Dieu » principal. O’eta Tembwe m’mwèlungù owa m’binda Celui qui voudrait surpasser Tembwe, mourra écrasé ( étranglé) dans la brousse. proclame le dieu-rhombe, le dieu-léopard, lors de ses redoutables apparitions. En
« surpassant » le léopard, lorsqu'ils l'ont remplacé par leurs dieux
anthropomorphes actuels, les Babembe ont peut-être imaginé vivre en
léopards pour pouvoir mourir en hommes et non « écrasés dans la brousse
»168.
BEMBE ILL. 50. (Photo© de PP. Gossiaux). *
Le Mwamè Mya’ùka accepta un jour de nous montrer mlùbiso
(en secret) la collection des onze crânes qu’il conservait de ses
ancêtres agnatiques successifs. Avant de les poser soigneusement sur le
sol, recouvert de peaux diverses, il avait tenu à sortir de leur pyxide
respective, un crâne de léopard (celui-ci était, m’avait-il semblé -
presque fossile) et un autre de gorille. Ensuite, devant ces deux
crânes, il avait disposé, par ordre décroissant, les crânes de ses
ancêtres. A l’époque, ce cérémonial ne m’avait autrement surpris :
j’étais habitué à voir constamment associés dans les phases les plus
importantes du parcours initiatique du Bwamè les crânes des hommes à ceux de nombreux animaux. J’y voyais la volonté de faciliter l’identification de l’homme à l’animal dont il réclamait le titre. Mais
le rituel qu’avait observé Mya’ùka, l’ordre qu’il avait suivi dans le
dévoilement successif et la disposition des crânes, conservait
peut-être la mémoire d’une archéologie dont les mythes ou les contes
n’avaient conservé que de rares traces, confuses (celles dont fait état Van der Burgt). Celle
d’un temps où l’homme avait élevé au rang de dieux, certains animaux
qui incarnaient sans doute le mieux à ses yeux, l’ordre et le désordre
du monde, l’être et le chaos. Et cela, pour en conjurer les cycles fragiles. Quelques
rares objets sacrés, tel le rhombe que l’on vient de décrire, et
certains des masques les plus anciens que détiennent les initiés Bacwa du dieu ‘Alùnga,
lui-même assimilé à un Léopard dans les nombreux couplets qui en
rythment les apparitions diurnes, portent certains glyphes – que seuls
les plus agés pouvaient encore lire, lorsque j’ai entrepris mes
enquêtes - qui rappellent cette ancienne théogonie. Ainsi, sur les
plans de ces objets, peut-on distinguer, à l’étage supérieur, un signe
constitué d’une double (ou triple) barre transversale du centre de
laquelle jaillissent deux doubles (ou triples) traits obliques, fomant
un angle droit, duquel émane une frise de rhombes qui relie
l’idéogramme supérieur à un signe constitué de trois (ou quatre)
cercles concentriques.
Ces
motifs, on le devine, sont polysémiques et se prêtent à des lectures
différentes. Mais, parmi les nombreuses traductions que m’en ont
données les plus anciens de mes informateurs, se retrouvaient
régulièrement les suivantes : a) poils (ncwele) de la moustache du léopard, synecdoque de l’animal tout entier. Symbole du principe des choses, sans doute incréé. ba)
losanges : les quatre points cardinaux dans la quadruple dimension
verticale de l’Univers (ciel, terre, sous la terre, eau). Rythme,
sagesse, union. Universalité. Discipline. bb) les mêmes losanges peuvent évoquer la foudre, l’éclair : chaos et désordre. Anéantissement. b) ‘alungè :
cercles intégrés ou concentriques : le monde, l’ensemble des êtres
créés (animaux, femme). L’ordre social : la communauté, le clan.
Le soleil, les étoiles. Les ocelles du léopard. Tout ceci ne forme que des indices. Mais ils sembleront moins indécis lorsqu’on leur opposera l’imprécision de la science qu’ont les membres les plus âgés du Bwamè, d’ ‘Abeca, le dieu officiellement reconnu par les
Babembe, un dieu dont les traits ont sans doute été élaborés et forgés
progressivement sur le modèle du dieu anthropomorphe chrétien. (Une
première Mission de Pères Blancs occupa l’ Ubembe (Masanze) de 1880 à
1884169.) De même, les Bamè m’ont toujours
semblé fort indécis, réservés, muets, quand je les interrogeais sur la
nature et les fonctions des statues, figures d’ancêtres ou de morts (bisusanyo bya bashi ‘ùluca), dont le culte revenait, on va le voir, aux « patriarches » qui réclamaient leur pouvoir, précisément, d’ ‘Abeca. Pour eux, le culte dû aux Ancêtres s’adresse aux crânes qu’ils détiennent de leurs pères. * L’existence d’une double strate dans la chronologie du fait religieux pourrait éclairer, par ailleurs, l’une des énigmes qui intriguent,
depuis longtemps, les éthnologues de la zone des Grands Lacs :
soit la coexistence d’un double pouvoir dans les sociétés segmentaires
non seulement de cette région mais dans de
très nombreuses populations du Congo septentrional (‘Ankutshu,
‘Atetela, Bakumu, Balega, Bambole, Banande, Bapere, Metuku et bien d’autres).
Le pouvoir politique, au sens strict, y était exercé par les « anciens », chefs de famille au sens étendu, chefs de lignage ou encore de village mwene mbùka. Il
se trouvait légitimé par les rapports privilégiés que ceux-ci
entretenaient avec les morts ou les « ancêtres » au culte
desquels ils présidaient et dont la lignée ascendante émanait, selon
les généalogies officielles (sans cesse recomposées), d’un premier
homme (M’mbondo, chez les Babembe) créé lui-même par un dieu
anthropomorphe – dont les traits, il est vrai, demeuraient souvent imprécis. Comme représentant des ancêtres, premiers occupants du sol (èsè), l’ Ula (aîné) avait le droit de procéder au partage des terres, pour en donner l’usufruit à ses sujets. Ces ancêtres demeuraient les véritables propriétaires de la terre. Or, les premiers occupants historiques170 de l’Ubembe étaient des Bacwa - soit des groupes de Pygmées. Nul ne le contestait. Seuls, les aînés des clans bembe, arrivés les premiers dans la région et qui s’étaient assimilés aux Bacwa (c’était notamment le cas du clan des Bashikalangwa et celui des Bashi’mukindjè 171), pouvaient donc faire valoir légitimement leurs droits sur le sol. L’on
mesure ici l’importance des généalogies fictives (parfois doublées
d’ « épopées » tout aussi « poétiques ») qui
faisaient émaner tous les clans bembe d’un seul ancêtre. Mais les
initiés n’ignoraient rien du caractère factice de ces arborescences
généalogiques. C’est
dire que l’autorité de la plupart des chefs était fort peu
contraignante. Elle se voyait régulièrement contestée. Chez les
Babembe, les « chefs de village » se montrèrent toujours
impuissants à affirmer définitivement leur légitimité – qui était,
on vient de le voir, souvent fictive. La compétition pour le pouvoir
entraînait, au dire de la tradition, d’incessantes dissidences. Les
dispersions de villages étaient continuelles. Les fragments qui en
résultaient allaient se reconstruire, parfois à des centaines de
kilomètres de leur lieu d’origine, en entités indépendantes. Les agents
de l’Etat Indépendant du Congo, puis du Congo Belge, furent longtemps
attérés par le spectacle de ces « centaines de chefferies »
mouvantes et insaisissables. Les rapports administratifs de l’époque
décrivent régulièrement les Babembe comme des groupes, des
« hordes » semi-nomades, autonomes, qui passaient une bonne
partie de leur temps (« deux mois de l’année », précise un
rapport172) à déplacer leurs villages. Ces remarques
correspondaient à une certaine réalité : outre les motifs internes
qu’ils avaient de se scinder, les Babembe cherchaient alors à éviter
les regroupements de villages (autour de quelques axes routiers) voulus
par l’Administration coloniale afin de percevoir plus aisément l’impôt
et organiser le travail obligatoire (coton). Non seulement les Babembe
fuyaient, mais ils refusaient de reconnaître que leur lignage appartînt
à la souche proprement bembe, et, s’inventant des généalogies
imaginaires, ils se donnaient des noms « ethniques » parfois
aussi fantaisites qu’hilarants (les Agents territoriaux n’avaient guère
pris la peine d’étudier l’èbembe).
L’autre
pouvoir, que l’on s’aventurera à qualifier de mystique, était détenu
par de grandes sociétés secrètes – du type de celle que l’on vient de
décrire. Il reposait sur les liens complexes, allant souvent jusqu’à
l’identification, de leurs membres avec un animal mythique, assimilé au
Léopard (plus rarement au Lion, au Serpent173), qui incarnait l’Etre, La
puissance de ces sociétés résidait dans leur unité, cautionnée par ce
véritable « contrat » que stipulaient pour chacun, les
conditions d’accès à l’initiation. Même lorsque les membres de ces
sociétés se réunissaient ordinairement en loges séparées (malanda), selon les clans, régions ou sous-régions, elles tenaient des assises communes (ibulu)
régulières où les décisions qui regardaient les intérêts de la
collectivité tout entière étaient prises : ouverture des campagnes
de chasse, défense du territoire, déclarations de guerre (le plus
souvent défensive, chez les Babembe). Surtout, il leur revenait
d’organiser les grands rituels collectifs qui assuraient le passage des
adolescents à la classe des hommes adultes. Là, tous les individus qui
se reconnaissaient des liens de parenté,
mêmes ténus (lesquels sans doute se seraient laisser oublier suite aux
incessantes segmentations des lignages et des familles, si des
généalogies officielles ne venaient les remettre en mémoire), étaient
soumis à la même éducation. Tous recevaient l’héritage d’une même
Tradition qui leur livrait les mêmes règles de la vie sociale, morale
et philosophique. Les sociétés secrètes féminines – peu étudiées - (Bahumbwa, mères et épouses des Bamè, qui
assuraient, chez les Babembe, l’éducation et l’initiation des
adolescentes et des jeunes mères) jouaient pour les femmes, un rôle
comparable. Chez les Babembe, le Bwamè controlaît, rappelons-le, les activités des autres grandes sociétés secrètes, notamment celle d’’Elanda, d’ ‘Alùnga, de M’mù’i, auxquelles il délégait, en somme, quelques-unes de ses prérogatives. Alors
que le pouvoir « patriarcal », celui des chefs de village et
les contestations régulières qu’en suscitait l’exercice, impliquait
la menace permanente de l’anarchie – voire de la dissolution des
groupes « nationaux » -, l’autorité des grandes sociétés
secrètes était de nature à maintenir et renforcer l’unité et l’harmonie des mêmes groupes et d’en cristalliser l’identité.
Un adage bembe, fort connu, affirme : Bwamè i èsè Le Bwamè est la terre (l’Etre). L’on en saisit ici toute la signification. * Entre ces deux ordres de pouvoir – l’un politique, basé sur le droit du sang, l’autre plus mystique, fondé sur un véritable contrat
-, les rapports furent souvent complexes. L’on devine que les chefs
coutumiers, si souvent contestés, ne pouvaient que rechercher la
protection des grands sociétés secrètes : ils pouvaient en faire
partie, sans en avoir nécessairement le droit – en tant que tels. Aussi
les sociétés soumettaient-elles à de lourdes redevances les chefs
qu’elles n’avaient pas admis dans leur rang. Sans cela, les chefs se
voyaient destitués, ou éliminés. Les conflits qu’impliquait fatalement la co-existence de deux pouvoirs d’essence distincte, ne pouvaient qu’inciter le Bwami,
dans certaines régions des Grands Lacs, à s’emparer du pouvoir
politique : ce fut le cas chez les Bavira, Bafulero, Bashi,
Barundi, Baha, etc. où le Mwami était, à la fois, chef religieux et
politique174 Ce ne fut pas le cas chez les Babembe, Balega, Bazimba, etc. où le Bwamè (ou Bwami) refusa toujours (sauf accidentellement) d’assimiler le pouvoir « politique » - pour demeurer ainsi une instance unique entre ce que nous serons tenté d’appeler l’Ordre de l’Etre (èsè, terre) et le pouvoir, et entre ce dernier et le peuple bùlongo, qui pouvait y découvrir un recours ultime contre le chaos du monde et de l’homme. Le
colon arabe puis belge, ayant choisi la politique de
« l’administration indirecte », ne pouvait s’appuyer que sur
les seuls chefs reconnus, soit les « chefs coutumiers », les
chefs de lignage. Il serait donc intéressant de voir comment
l’administration arabe puis belge sut gérer, ou pas, le problème que
posait l’existence d’un autre pouvoir – secret - qui fut, pour elle, le
plus redoutable des concurrents. Ce sera l’objet de la troisième partie de cet essai. | ||||||||||||||||||||
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