« Le Bassin des Dieux », de Floribert Mugaruka Mukaniré
Le Bassin des dieux est un tourbillon très profond de la rivière Iko où on jette toute jeune fille enceinte sans être mariée. C'est le point de départ de ce roman.
Une histoire passionnante, écrite d'une manière poétique, précise et sensible, par Floribert Mugaruka Mukaniré sur des cahiers décoliers qui ont échappé, miraculeusement, à la guerre.
Lintrigue tressée dune manière originale pousse à lire ce récit dune traite, mais ce nest pas son seul intérêt. On y découvre une culture qui na rien de “première”. Les structures sociales, le protocole, les relations entre les personnages, décrivent une société parfaitement organisée et cohérente. Ce nest pas le moindre paradoxe de constater que le seul homme vraiment sauvage, cest le blanc qui fait parler la poudre avant de dire bonjour !
Le personnage central de ce roman est en fait un serpent : un mamba noir qui est le gardien des traditions séculaires.
Le Bassin des dieux est le premier roman historique congolais sur la période qui voit larrivée des explorateurs européens.
Un manuscrit de Floribert Mugaruka Mukaniré parvenu jusquà ses éditeurs par des voies surprenantes. Il est rédigé à la main sur des cahiers récupérés dans des écoles dévastées dont on ignore le sort des malheureux élèves.
Après avoir été professeur de sciences à Bukavu, Floribert Mugaruka Mukaniré a fui la ville en proie à la violence des miliciens pour rejoindre la campagne au sud, vers Walungu. N'ayant plus de salaire, il pouvait nourrir sa famille (sa femme et ses huit enfants) en cultivant maïs et manioc. Il est également photographe, ce qui lui a assuré un minimum.
Les forces de
En 2003, Floribert écrit à ses éditeurs: "Le 6, les "Interahamwe" sont venus dans notre village, pillant les maisons, emportant les vaches, et même 4 filles. Heureusement, on nous avait réveillé à temps, et j'ai pu emmener toute ma famille se cacher dans un champ de manioc où nous avons passé la nuit. Dès ce jour-là, notre calvaire a commencé"
Puis, les militaires de
Le Bassin des dieux
Floribert Mugaruka mukaniré, Editions NZE, 2005
par Alice Granger
Cest sur des cahiers décoliers, qui ont échappé à la guerre sévissant en Afrique entre Bukavu et Bounia, que Floribert Mugaruka Mukaniré a écrit ce roman magnifique, dune grande poésie. Nous plongeons dans les rites, les coutumes et les symboles dune société traditionnelle africaine juste au moment où les Blancs arrivent. Mais lessentiel de ce roman si sensible réside à mon avis dans quelque chose de plus universel : la question du parricide, ici spécifiée en régicide. La conception dun fils dune part assure la continuité et la transmission, ici celle de la royauté et de la tribu, mais dautre part elle met en « danger » le père, ici le roi. Le roman commence par un régicide. A la fin du roman, il y a effectivement un fils, qui porte sur son corps la preuve imprimée de sa lignée, il est bien le fils de son père, qui hérite et devient le nouveau roi, ceci après la mort violente dun premier fils qui ne fut roi que très peu de temps. Le rôle des femmes, des mères, dans cette transmission de la royauté de père à fils, est dans ce texte brillamment et finement développé. Cest bien sûr le fils qui doit gagner, cest dans la logique des choses, en Afrique comme partout ailleurs, mais le père se « défend », lorsquil le voit se pointer de très loin. Il se défend par une tentative de filicide qui seffectue à travers un matricide, pour tuer le fils qui sannonce il faut tuer la mère qui le porte en son sein et quaucun père ne protège, il faut éliminer une femme enceinte sans être mariée, une femme quaucun homme et pas même le roi dont elle fut la maîtresse ne sacralise. Mais, envers et contre tout, voici une mère qui échappe au matricide filicide, et elle le met au monde, ce fils, celui que le père lui-même a bien reconnu comme son successeur et lannonceur de sa mort, sinon il naurait pas décidé de la mort de la jeune femme qui le portait en son sein.
Tout cela est universel, mais en Afrique, dans cette tribu, cest la tradition qui règle la question. Le roi a évidemment accès aux femmes quil désire, mais lorsquune jeune fille est enceinte sans être mariée, sous-entendu lorsquelle peut en puissance mettre au monde un fils quaucun père ne pourra « cadrer », elle est condamnée à mort, on va la jeter dans un tourbillon très profond de la rivière Iko appelé « le Bassin des dieux ». Filicide par le matricide. Cest ce qui arrive à la jeune Lola. Mais, miracle, elle en réchappe et est recueillie par un vieux sage de la forêt impénétrable, qui pourrait symboliser la sagesse de lacceptation de la transmission au plus jeune, la sagesse à laisser envers et contre tout la victoire à la génération daprès. En ce sens, le vieux de la forêt, qui recueille Lola et lui permet davoir son fils, Kafunze cest-à-dire le Bâtard, cest aussi le roi, il représente la part du roi et père qui accepte linéluctable passation de pouvoir et la marque du temps, linscription de la mort, mais pas sans résistance ni bataille ni suspense. Le fils aussi doit recevoir demblée de plein fouet la réalité de la mort. Ce nest pas parce quil hérite quil est indemne de cette mort, qui sinscrit déjà par le fait que sa mère est en puissance disparue, même si elle ne survit que pour le mettre au monde.
Dans cette tribu africaine, les fils ne restent pas, on le comprend, près de leurs pères. Ils sont recueillis et élevés par des proches, des notables. Distance entre père et fils marquant la crainte devant ce qui, inéluctablement, arrive, à savoir que le fils, par le simple fait de linscription du temps, détrônera son père et héritera, même si cet événement est repoussé dans le lointain par la distance que la tradition met entre les deux générations.
Yaki, le fils adoptif du roi Mbala I qui sera assassiné, seul à pouvoir voir le roi lorsquil le désire, représente le fils qui na plus ni père ni mère pour le protéger. Sa mère est morte en le mettant au monde, elle fut attaquée par des fauves dans la forêt et le roi sauva lenfant quelle portait en lui ouvrant le ventre avec une épée. Son père est mort peu de temps après en tombant ivre mort dans un ruisseau. Bien sûr, Yaki, qui pourtant ne peut prétendre hériter de la royauté donc peut approcher le roi parce quil ne représente aucun danger pour lui, est soupçonné dêtre lassassin du roi, puisque, précisément, avec la vieille Nzabuka, il était le seul à ses côtés la nuit du régicide.
Dans cette tribu africaine, lorsquun roi meurt, la reine et sa famille tombent en esclavage et servent le nouveau roi. Tradition qui, là encore, vise à sauvegarder le pouvoir du nouveau roi. Cest ainsi que la vieille Nzabuka devint la servante dévouée de la nouvelle royauté, sous Mbala I, le roi soudain assassiné en pleine nuit. Nous apprenons loin dans le roman que cette Nzabuka est la mère de la fameuse Lola, mère de Kafunze, et morte jeune dans la forêt. Kafunze, dans un délire, murmura quil voulait venger Lola. Mais Nzabuka ne représente-t-elle pas linstance maternelle gardienne de linscription du temps, gardienne de linéluctable passation de pouvoir entre père et fils, à travers le couperet de la mort du père, par-delà la résistance active du père ? Nzabuka la mère nest-elle pas linstance pourvue du pouvoir dinscrire la mort dans le père afin que le fils, enfin, hérite, reçoive ce qui est transmis ? Mère de Lola, grand-mère de Kafunze, qui œuvre non pas pour promouvoir la femme et la mère en tant que telles, mais pour assurer la transmission, donc pour veiller, en somme, à ce que le père meurt, et à ce que le fils reste en vie pour recevoir ce qui est transmis.
Dans ce roman africain sur la transmission, ancré dans la tradition au sein dune tribu, le fait est que, au fil des péripéties, tandis que Yaki reste jusquau bout le suspect numéro un, la première possibilité, celle où le fils qui hérite de la royauté est en quelque sorte désigné par lancien roi, ne dure pas. Mbala II règne quelques jours, puis meurt dans une bataille. En donnant un bracelet à Yaki juste avant de mourir, il le désigne comme son successeur, comme le nouveau roi. Mais est-ce que la transmission, cest ça ? Le suspense dure jusquà la fin. Tandis que Yaki, qui depuis le début veut découvrir qui est lassassin du roi Mbala I son père adoptif, sent bien que lhéritier, ce nest pas lui. La nomination de lhéritier ne peut être faite par le père, cela ne marche pas dans ce roman. Mbala II ne vit pas.
Lhéritier ne peut être que le fils de Lola, la jeune fille qui a échappé au Bassin des dieux. Kafunze le Bâtard est lhéritier légitime, qui porte sur son corps le symbole de son élection, comme un nom du père imprimé. Il est lhéritier car sa grand-mère, la vieille Nzabuka, a vengé Lola sa fille, en tuant le roi qui lavait condamnée en la faisant jeter dans le Bassin des dieux. Il est lhéritier parce le régicide accompli par la vieille esclave qui avait accès à la tente du roi est un acte qui sauvegarde linstance matricielle en laquelle se nide lhéritier qui sannonce comme linscription inexorable du temps, de la succession, de la mort, mais sans sacraliser cette matrice. Cette matrice doit être « vengée », cest-à-dire doit être reconnue pour sa valeur pivot, parce que sans elle pas de continuité pour la tribu elle-même dans toute sa cohésion. Elle doit être reconnue seulement pour sa valeur juste le temps de la gestation de lhéritier, juste comme linstance en laquelle, par la conception du fils, elle signifie la mort annoncée du roi son père, elle accomplit le geste sanglant du temps qui passe. Linscription du temps qui accomplit son œuvre violente arrive à destination par le bras de la vieille Nzabuka qui tranche la gorge du roi endormi par des herbes. Le parricide ne peut être vraiment accompli que par la main de cette vieille femme « déchue » dune position sacralisée, qui, par son acte, installe au pivot de toute transmission et de toute continuité au sein dune tribu ou dune société linstance maternelle qui les permettent, cest ce que démontre de manière admirable ce roman africain. Dautre part, larrivée des Blancs dans cette tribu africaine, démontrant quil y a autre chose au-delà de lhorizon, ajoute une plus grande intensité au caractère précaire et changeant des choses, ce qui souligne encore plus que le confort matriciel nexiste pas au-delà de la naissance. Dans « le Bassin des dieux », ce qui est jeté ne serait-ce pas le giron maternel fantasmé comme éternel, et ce qui en réchappe ne serait-ce pas une matrice qui ne dure que le temps gestationnel, le temps pour que le successeur soit formé, et ensuite elle disparaît, tout ce processus que la vieille Nzabuka défend par sa vengeance de Lola ? En tout cas, avec le nouveau roi, les femmes de lancienne famille royale ne deviennent pas des esclaves. Une sorte de réhabilitation des femmes sinscrit dans ce roman.
Un pacte se signe avec le Blanc, pour organiser de la permanence dans le changement, non sans inquiétude.
Très beau roman ! Vraiment !
Alice Granger Guitard
Le Bassin des dieux
Editions Ndzé (collection romans)
Parution : décembre 2005