06.02.06 La littérature congolaise écrite au confluent de la désolation et du désespoir (Le Potentiel)
En effet, dans la société décrite qui est pratiquement identique, la misère est si généralisée, la faim si endémique, les moeurs si dépravées, les infrastructures si délabrées que le paradis violé (titre du roman de Fweley diangituka) par la gestion chaotique des canibales et des orgies-empereur (titre du récit de Kompany wa Kompany) est devenu un véritable croissant des larmes (titre du roman de Tshisungu wa Tshisungu). Nous allons illustrer cet état de choses par trois oeuvres, à savoir Misère au point (1988) de Kangomba Lulamba, Fleurs dans la boue (1995) d'Antoine Tshitungu Kongolo et Procès à Makala (1977) de feu Mikanza Mobyem, et ce, autour de deux thèmes principaux, la misère et la dépravation des moeurs.
La misère
Misère au point de Kangomba Lulamba décrit la dégradation des moeurs socio-politiques qui n'a pas épargné la vie économique de jeunes nations africaines. La misère y atteint son plus haut degré d'atrocité au point que le petit peuple, incapable de s'en sortir, croit noyer ses tourments dans le paradis artificiel. Dans ce lot se retrouvent les enseignants. Peu après son retour au pays, au terme de sa formation en Europe, Fulani découvre, ahuri, la misère extrême dans laquelle vit la classe enseignante, victime d'une mauvaise politique salariale :
« Peu à peu, il prit conscience des problèmes pratiquement insurmontables qui se posaient aux enseignants, avec une acuité toujours renouvelée. Il y avait d'abord l'alimentation. Et là, avec ce salaire de famine et ces prix toujours au galop, la situation empirait au jour le jour ( ). Il y avait ensuite le problème du port vestimentaire. Un professeur se devait d'être propre, présentable, exemplaire. Or, pour certains, c'était si tragique que cela tournait au comique ( ). Presque tous allaient dans des souliers usés, éculés, fatigués par la route et un usage trop prolongé ( ). Ces hommes ballottés, tiraillés, écrasés, essoufflés, humiliés, défiés, sacrifiés, portaient avec courage le poids de leur chair de pauvres. Leurs silences même criaient vengeance au ciel. Un ciel apparemment muet » (pp 38-39).
Cet extrait, on s'en doute, peint le tableau sombre et accablant de la misère dans laquelle sont plongés les enseignants : problèmes suscités par un salaire de misère et l'attachement à leur « beau métier ». L'auteur, qui a été enseignant depuis de nombreuses années, décrit ainsi la médiocrité de l'enseignant. L'enseignant clochardisé est finalement méprisé par la société. Son maigre salaire est toujours payé avec grand retard. Kangomba livre ici son expérience personnelle dans un milieu qu'il connaît parfaitement bien et qui constitue un microcosme où se reflète la laideur d'une société peu soucieuse de la valeur de ses intellectuels.
La dépravation des moeurs
Fleurs dans la boue d'Antoine Tshitungu Kongolo, dont l'écriture révèle une veine prometteuse, offre au lecteur une satire des moeurs sur fond de passion amoureuse. Deya, enseignant du secondaire, vit un parfait amour avec Nella, sa fiancée, en attendant leur mariage programmé pour le début des vacances de fin d'année, quand tourne la roue du destin. Son futur beau-père, procureur de la république, contraint la petite Cathy – condisciple et amie de Nella -, dont il a fait sa maîtresse, à provoquer un avortement qui lui coûte la vie. Mis au parfum, Deya et Nella crachent leur mépris sur le procureur. Pour sauvegarder sa réputation, ce dernier fait incarcérer Deya et envoie Nella à la capitale. Les amants vivent un véritable cauchemar : Nella sombre dans la prostitution, pendant que Deya, élargi, finit lamentablement ses jours dans la médina (quartier populaire).
Procès à Makala (1975) de feu Mikanza Mobyem est l'un de ces écrits qui entament le jugement de la société congolaise. Il regroupe, dans la prison centrale de Kinshasa, plusieurs acteurs-agents. Ceux-ci se constituent en une série de plaidoiries, font l'autopsie de la société en parlant de leurs crimes, forfaits et délits, ainsi que de ces autres dépravations des moeurs qui les y ont accompagnés, y compris les geôliers et le public. Les incarcérés, dans une voix plurielle, purgent leur conscience, reconnaissent leurs méfaits et confessent leurs péchés. Une faute avouée étant à moitié pardonnée, dit-on, la mise en scène de presque tous les prototypes du mal conduit à une réconciliation de l'homme avec lui-même, et de celui-ci avec la société. C'est donc là dans une incitation au retour aux sources pures, condition sine qua non d'un meilleur équilibre vital : « souvenez-vous de notre procès. Ainsi que de nos bonnes résolutions. La société pourrait s'améliorer » (p. 88).
Ces trois textes, pris à titre illustratif, sont toujours d'actualité. La situation de précarité de l'enseignant que stigmatise Misère au point de Kangomba Lulamba depuis 1988 n'a guère changé. Au contraire, elle est devenue de plus en plus préoccupante. La dépravation des moeurs qu'évoque Fleurs dans la boue de Tshitungu Kongolo est toujours ominiprésente et la société congolaise vit le jour au jour une déchéance morale à n'en pas finir. Le verdict que dressait, en 1975, Procès à Makala de feu Mikanza Mobyem ne s'est pas démenti.
La société congolaise se meurt, sûrement, en proie à la jungle des anti-valeurs. Que faire? A chacun de nous d'y réfléchir et de proposer des pistes de solution.
Professeur Alphonse Mbuyamba Kankolongo, critique littéraire
© Le Potentiel, 04.02.06
06.02.06 La littérature congolaise écrite au confluent de la désolation et du désespoir (Le Potentiel)
En effet, dans la société décrite qui est pratiquement identique, la misère est si généralisée, la faim si endémique, les moeurs si dépravées, les infrastructures si délabrées que le paradis violé (titre du roman de Fweley diangituka) par la gestion chaotique des canibales et des orgies-empereur (titre du récit de Kompany wa Kompany) est devenu un véritable croissant des larmes (titre du roman de Tshisungu wa Tshisungu). Nous allons illustrer cet état de choses par trois oeuvres, à savoir Misère au point (1988) de Kangomba Lulamba, Fleurs dans la boue (1995) d'Antoine Tshitungu Kongolo et Procès à Makala (1977) de feu Mikanza Mobyem, et ce, autour de deux thèmes principaux, la misère et la dépravation des moeurs.
La misère
Misère au point de Kangomba Lulamba décrit la dégradation des moeurs socio-politiques qui n'a pas épargné la vie économique de jeunes nations africaines. La misère y atteint son plus haut degré d'atrocité au point que le petit peuple, incapable de s'en sortir, croit noyer ses tourments dans le paradis artificiel. Dans ce lot se retrouvent les enseignants. Peu après son retour au pays, au terme de sa formation en Europe, Fulani découvre, ahuri, la misère extrême dans laquelle vit la classe enseignante, victime d'une mauvaise politique salariale :
« Peu à peu, il prit conscience des problèmes pratiquement insurmontables qui se posaient aux enseignants, avec une acuité toujours renouvelée. Il y avait d'abord l'alimentation. Et là, avec ce salaire de famine et ces prix toujours au galop, la situation empirait au jour le jour ( ). Il y avait ensuite le problème du port vestimentaire. Un professeur se devait d'être propre, présentable, exemplaire. Or, pour certains, c'était si tragique que cela tournait au comique ( ). Presque tous allaient dans des souliers usés, éculés, fatigués par la route et un usage trop prolongé ( ). Ces hommes ballottés, tiraillés, écrasés, essoufflés, humiliés, défiés, sacrifiés, portaient avec courage le poids de leur chair de pauvres. Leurs silences même criaient vengeance au ciel. Un ciel apparemment muet » (pp 38-39).
Cet extrait, on s'en doute, peint le tableau sombre et accablant de la misère dans laquelle sont plongés les enseignants : problèmes suscités par un salaire de misère et l'attachement à leur « beau métier ». L'auteur, qui a été enseignant depuis de nombreuses années, décrit ainsi la médiocrité de l'enseignant. L'enseignant clochardisé est finalement méprisé par la société. Son maigre salaire est toujours payé avec grand retard. Kangomba livre ici son expérience personnelle dans un milieu qu'il connaît parfaitement bien et qui constitue un microcosme où se reflète la laideur d'une société peu soucieuse de la valeur de ses intellectuels.
La dépravation des moeurs
Fleurs dans la boue d'Antoine Tshitungu Kongolo, dont l'écriture révèle une veine prometteuse, offre au lecteur une satire des moeurs sur fond de passion amoureuse. Deya, enseignant du secondaire, vit un parfait amour avec Nella, sa fiancée, en attendant leur mariage programmé pour le début des vacances de fin d'année, quand tourne la roue du destin. Son futur beau-père, procureur de la république, contraint la petite Cathy – condisciple et amie de Nella -, dont il a fait sa maîtresse, à provoquer un avortement qui lui coûte la vie. Mis au parfum, Deya et Nella crachent leur mépris sur le procureur. Pour sauvegarder sa réputation, ce dernier fait incarcérer Deya et envoie Nella à la capitale. Les amants vivent un véritable cauchemar : Nella sombre dans la prostitution, pendant que Deya, élargi, finit lamentablement ses jours dans la médina (quartier populaire).
Procès à Makala (1975) de feu Mikanza Mobyem est l'un de ces écrits qui entament le jugement de la société congolaise. Il regroupe, dans la prison centrale de Kinshasa, plusieurs acteurs-agents. Ceux-ci se constituent en une série de plaidoiries, font l'autopsie de la société en parlant de leurs crimes, forfaits et délits, ainsi que de ces autres dépravations des moeurs qui les y ont accompagnés, y compris les geôliers et le public. Les incarcérés, dans une voix plurielle, purgent leur conscience, reconnaissent leurs méfaits et confessent leurs péchés. Une faute avouée étant à moitié pardonnée, dit-on, la mise en scène de presque tous les prototypes du mal conduit à une réconciliation de l'homme avec lui-même, et de celui-ci avec la société. C'est donc là dans une incitation au retour aux sources pures, condition sine qua non d'un meilleur équilibre vital : « souvenez-vous de notre procès. Ainsi que de nos bonnes résolutions. La société pourrait s'améliorer » (p. 88).
Ces trois textes, pris à titre illustratif, sont toujours d'actualité. La situation de précarité de l'enseignant que stigmatise Misère au point de Kangomba Lulamba depuis 1988 n'a guère changé. Au contraire, elle est devenue de plus en plus préoccupante. La dépravation des moeurs qu'évoque Fleurs dans la boue de Tshitungu Kongolo est toujours ominiprésente et la société congolaise vit le jour au jour une déchéance morale à n'en pas finir. Le verdict que dressait, en 1975, Procès à Makala de feu Mikanza Mobyem ne s'est pas démenti.
La société congolaise se meurt, sûrement, en proie à la jungle des anti-valeurs. Que faire? A chacun de nous d'y réfléchir et de proposer des pistes de solution.
Professeur Alphonse Mbuyamba Kankolongo, critique littéraire
© Le Potentiel, 04.02.06
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