LE REVENU DE LA FAIM OU LAGRICULTURE CONGOLAISE (Guy De Boeck)
La solidarité se base toujours tant soi peu sur lanalogie. On aime se dire, à propos de létranger avec qui on est solidaire « Ce gars-là est comme moi ». Il nest guère difficile à un ouvrier métallurgiste belge dimaginer ce que peut être, au moins sur les lieux de son travail, la vie dun Congolais bossant dans le cuivre à Lubumbashi. Les usines se ressemblent partout dans le monde. Et cela a son bon côté : la solidarité y gagne en chaleur. Il y en a aussi un mauvais, qui se manifeste parfois, dans la tendance à ne manifester que pour les camarades de son propre secteur, le journaliste se mobilisant plus facilement pour défendre un autre journaliste, lavocat, pour un avocat, le syndicaliste, pour un autre syndicaliste…
Cela risque de faire problème, aussi, parce que la société, sa composition sociologique, ses stratifications sociales, ne sont de loin pas les mêmes partout. Et de ce fait la classe sociale qui, à un moment donné, se trouve être en première ligne dans la lutte quotidienne, nest pas toujours celle dont nous lattendrions. Un habitant de
Parfois aussi, sur base dune information incomplète, on se compose du Tiers-monde une « image de synthèse » qui confond lensemble du prolétariat rural du Sud dans une grisaille plutôt confuse. Cest un peu alors, comme si lon confondait toutes les maladies entre elles et cherchait vainement le médicament qui les guérirait toutes… Or, il y a maintes différences entre la situation des paysans sans terre, celle des paysans surendettés, celle des paysans enclavés qui ne peuvent évacuer leurs produits ou se trouvent à la merci de rares transporteurs, et tant dautres encore…
Ces lignes sont donc écrites avec pour but de donner à tous ceux qui accordent de limportance à la solidarité avec le peuple congolais, une idée plus précise de ce que sont au juste les Congolais ruraux et, peut-être encore davantage, les Congolaises rurales, leur sort, leur travail et leurs conditions de vie. Mon espoir est de rendre ainsi cette solidarité plus concrète, plus chaleureuse et plus efficace.
Une majorité écrasante
Et dabord, il faut parler nombre. On estime que la population Congolaise est rurale et agricole à 80 %, soit une très grosse majorité. Sur une population globale estimée à 55 millions dhabitants, cela fait donc environ 44 millions de personnes[2]. Encore sagit-il là des « agriculteurs purs ». Il faudrait ajouter que dinnombrables Congolais, même citadins, cultivent un lopin de terre ou font un peu délevage, soit pour améliorer leur ordinaire, soit pour se procurer un revenu moins aléatoire que celui de leur travail « salarié ». Ils mangent ce quils cultivent ou cherchent à tirer argent de la revente de leurs produits car, au Congo, être inscrit sur une feuille de paye est fort loin de signifier que lon sera payé. Le non-paiement des salaires est depuis longtemps lune des plaies de la fonction publique[3], par exemple. Tout ce qui est agricole touche donc, quotidiennement et directement, une majorité écrasante des Congolais. Bien sûr, de manière universelle, lagriculture, cest la bouffe et tout le monde est concerné par les prix agricoles, dans la mesure où cela finit par se répercuter dans son assiette. Mais chez nous, cela se produit par des mécanismes compliqués et même parfois ces mécanismes sont susceptibles de certaines interventions correctrices. Au Congo, rien de tout cela : lassiette est en prise directe, ou presque directe, avec le champ. Et nous aurons loccasion de voir que cette situation est parfois tout le contraire dun rêve écologique.
Le décor
Ceci dit, plantons le décor. Un point positif dabord, et qui est dailleurs passablement connu : le territoire congolais est cultivable pratiquement dun bout à lautre, dans quelque sens quon le prenne. Le pays est à cheval sur lEquateur et bénéficie ainsi sur une partie du territoire de pluies constantes. Le reste est à régime tropical alternant saison sèche et saison des pluies. Il ny a donc pas de zones arides, dautant moins que les cours deau sont nombreux et que beaucoup dentre eux, à linstar du fleuve Congo, sont eux aussi « à cheval » sur lEquateur et ne sont, de ce fait, jamais à sec. EN THEORIE, donc, le pays devrait pouvoir compter sur un ravitaillement constant. En effet, quand on est en saison sèche au Sud[4], le ravitaillement devrait pouvoir venir de la partie Nord, alors arrosé par les pluies, et vice-versa[5]. Lautarcie, au moins quant aux besoins élémentaires, devrait être possible. Elle a même été plus ou moins réalisée vers la fin de la période coloniale. Toutefois, cela ne pourrait sachever vraiment quavec un réseau de communications efficace et en bon état, pour relier les différentes parties du pays entre elles. Et, sur ce plan là, on est précisément fort loin du compte. Jaurai à y revenir.
Je voudrais ajouter, à propos de ce décor, que la luxuriance des tropiques ne doit pas faire illusion. Ce qui pousse si bien, sur maintes photos que vous avez vues, ce sont avant tout… dindésirables mauvaises herbes. Le défrichage, que ce soit en forêt ou en savane, est un travail très dur. Dautant plus dur quil se fait à la main, et avec des outils souvent rudimentaires[6]. Lentretien des champs et le désherbage sont une lutte de titans contre une végétation aussi envahissante que peu désirée. Les sols sont fragiles et, compte tenu de la brutalité des pluies en pays chaud, très menacés par lérosion.
Les méthodes traditionnelles de défrichage reposent le plus souvent sur le brûlis, autrement dit sur lincendie volontaire de portions de savane ou de forêt. Les cendres, au moins la part que le vent nemporte pas, sont enfouies comme fertilisant. Sauf à quelques endroits, les paysans nélèvent pas de gros bétail en même temps quils cultivent la terre. Ils nont quune basse-cour de quelques poules, quelques chèvres, peut-être un cochon. Ces animaux, de plus, sont élevés en semi liberté. Un Congolais ne comprendrait pas pourquoi lon appelle parfois nos paysans des « bouseux »… Lusure des sols engendre donc des problèmes auxquels, traditionnellement, on répondait en se déplaçant sur de nouvelles jachères.
Et, répétons-le, tout le travail agricole seffectue à la main. Les rendements de cette agriculture sont donc faibles.
Laccès à la terre
Jai dit ailleurs[7] que la malédiction du Congo était la richesse de son sous-sol. Cela fait toutefois du Congo une exception rare parmi les pays dAfrique et même du Tiers-monde. Il est certes sous-développé, en ce sens quil dépend de lexportation de ses produits, et dun nombre trop peu diversifié de ses produits, mais il sagit avant tout de produits miniers. Même si certaines mines à ciel ouvert prennent de la place, la situation na rien de comparable avec celle des pays qui dépendent de lexportation de produits agricoles et sont sans cesse tentés, voire contraints, daccorder au café, au cacao, à la banane, au thé… de plus en plus dhectares au détriment des productions vivrières. Le conflit entre les cultures vivrières et les cultures de rente existe au Congo, à certains endroits, mais il natteint jamais lacuité quil peut connaître ailleurs, parce que les exportations agricoles sont un appoint bienvenu, mais ne représentent pas le poste principal des rentrées congolaises.
Certes, des spoliations ont eu lieu, et elles sont inadmissibles du point de vue moral, mais elles ont rarement eu des conséquences tragiques, les terres disponibles ne manquant pas. Il est rare de voir des cas comme celui de la région de Beni Butembo où la malnutrition règne du fait de la surpopulation et de laccaparement des terres, dune part par les Parcs Nationaux, dautre part par les plantations de quinine de
De toute manière, les spoliations anciennes, datant de la colonie, au profit de grandes sociétés, tourmentent moins les paysans congolais daujourdhui que certaines tentatives beaucoup plus récentes de la bourgeoisie congolaise, dont les membres nont pas manqué dabuser de la façon dont tout était à vendre, à lépoque mobutiste, y compris la conscience des juges et les données du cadastre. Là aussi, il sagit en général de production vivrière destinée à être rentabilisée dans les villes. Ce peut même être un argument électoral !
Comme ces prises de possession mélangent inextricablement les confiscations pures et simples, les achats plus ou moins forcés, les contrats dûment passés mais frappés de caducité, les décisions coutumières et les actes notariés, les lieux sont légion où lon plaide depuis vingt ans. Les chefs coutumiers se repassent le dossier de père en fils ou de mère en fille.
En brousse, c'est-à-dire dans la plus grande partie du pays, la propriété du sol est collective. Peut-être faut-il y insister. Je me souviens en effet davoir été approché un jour par un homme quun parti politique dextrême gauche venait de bombarder responsable des aspects « Congo » de ses activités, et qui me dit gravement quil faudrait collectiviser lagriculture congolaise. Je répondis évidemment : « Cest impossible ! » et je vis sallumer dans son regard une lueur épouvantée. Déjà, il se préparait à dénoncer aux masses populaires le réactionnaire quil venait de découvrir en moi ! Je précisai donc ma pensée : « On ne peut pas, parce quelle était déjà collective avant Stanley ! ».
Pour
Ne versons pas dans la mythologie, que ce soit celle du « bon sauvage », celle du « communisme primitif », ou celle de la « société conviviale, naturelle et écologique ». Cette répartition des terres, du travail et des produits comportait sa part dabus et de privilèges, donc dexploitation. Néanmoins, il reste acquis que la structure schématique dun village traditionnel ressemble beaucoup plus à celle dune coopérative quà celle dun village européen divisé entre des agriculteurs individualistes. Sous nos latitudes, cet individualisme fut le plus gros obstacle à vaincre lorsquil sest agi de coopérer, de remembrer, etc… Au Congo, il est, pour ainsi dire, inexistant. En fait, un village congolais où lon introduirait des méthodes et des machines dagriculture moderne, une comptabilité et des règles de fonctionnement qui empêcheraient tant le comptable moderne que les dignitaires coutumiers de détourner le système à leur profit, ressemblerait beaucoup à une coopérative agricole populaire.
Le colonisateur avait dailleurs remarqué les antipathiques relents collectivistes de
Léchec des paysannats fut toutefois mis (on ne sen étonnera pas) au compte de lindolence du Noir et de sa résistance inerte à linnovation. Ceci mérite peut-être quon sy arrête.
Résistance à linnovation ?
Catalogués, avec il faut bien le dire une amabilité relative, à la fois parmi les "primitifs" et parmi les "ruraux", les Africains traditionnels passent évidemment pour des gens résolument hostiles à l'innovation. Et donc, sils sont « chroniquement en retard sur nous », cest sans doute par routine, incapacité dimaginer, résistance à linnovation…
Voire !
La réalité même de leur quotidien le plus agricole, va à l'encontre de ces assertions. En effet, l'agriculture vivrière qui assure la subsistance journalière des Africains ruraux produit avant tout des plantes exotiques importées, appartenant soit au "complexe américain" soit au "complexe asiatique". C'est à dire à deux séries de plantes bonnes à manger qui ne faisaient pas partie de la végétation africaine naturelle et ont été introduites, les unes depuis le littoral atlantique à l'occasion de la traite, les autres par la côte orientale, soit à l'occasion d'échanges commerciaux entre l'Asie et les cités swahili de la côte, soit à l'occasion de l'immigration des Merina à Madagascar.
Le succès du "complexe américain" est particulièrement intéressant. Les produits vedette en sont le manioc et le maïs. Ils ont dû être amenés pour servir de nourriture aux esclaves, puis se sont répandus de proche en proche, entièrement par l'initiative de paysans africains séduits par les avantages de ces innovations. Ni l'une, ni l'autre plante ne pourrait s'être répandue par accident. Le manioc, du moins celui qu'on appelle "amer", est naturellement toxique à l'état brut et nécessite une préparation, simple mais dont il faut être informé, avant qu'on en fasse usage comme nourriture. (Il y a eu des accidents, jusqu'au 19e siècle, par ignorance). Des semences emportées par le vent auraient donc tout au plus enrichi la pharmacopée d'un nouveau poison. Quant au maïs, ses graines n'étant pas déhiscente, il ne peut pousser sans être planté par la main de l'homme.
Le manioc, du point de vue alimentaire, n'a pas que des avantages. Riche en calories, il est par contre pauvre en protéines et en vitamines, et ne fait, de ce point de vue "pas le poids" en comparaison des céréales (diverses variétés de mil, éleusine, sorgho) qu'il a pourtant victorieusement concurrencées. C'est qu'il présentait plusieurs avantages extrêmement séduisants: le cycle de cette plante, du bouturage à la récolte des racines, est d'une durée supérieure à un an. Les feuilles – abondantes car c'est une sorte de petit buisson – sont également comestibles et sont même un légume apprécié. S'agissant de gros tubercules, la plante est susceptible de constituer ses propres réserves d'eau pour passer la saison sèche, et il n'y a pas de date aussi impérative pour la récolte qu'avec les céréales. Outre le fait d'être consommable à différents stades de son développement, de résister à la sécheresse et de pouvoir se récolter au fur et à mesure des besoins, la variété "amère" offre de plus l'avantage que, stockée sur pied aux champs ou même récoltée, le caractère toxique de son écorce décourage l'appétit des rongeurs. Le fait que le rythme naturel de vie de la plante était supérieur à un an parut surtout séduisant, car il apportait une réponse partielle au lancinant et récurrent problème de la "soudure".
Les premières réactions des Africains aux menaces constantes de famines qui pesaient sur eux du fait du climat, furent d'inventer la magie météorologique et d' élaborer des méthodes diverses, occultes ou matérielles, pour constituer des stocks et les défendre contre les affamés (hommes ou bêtes). Mais, quand l'apparition de nouvelles plantes offrit des possibilités nouvelles, elles furent adoptées à travers tout le continent, à la vitesse d'une traînée de poudre.
Le frein social à l'inventivité se situait en fait EN AMONT de l'innovation. Pour innover, il faut en effet expérimenter. Ce qui veut dire qu'on va risquer un certain nombre de ressources, par exemple, pour une nouvelle culture, de la terre, de l'eau, du temps de travail, et les ressources nécessaires à l'entretien matériel de ceux qui feront ce travail, sans être certain du résultat. Il faut donc qu'on se trouve dans une société qui engendre, par rapport à ses besoins, une certaine quantité de surplus, que l'on pourra risquer dans cette aventure expérimentale, de manière qu'un échec ne signifie pas une catastrophe collective. Les sociétés africaines étaient rarement dans ce cas et, lorsqu'elles avaient des surplus, c'était, en fonction d'accidents climatiques, de manière imprévisible (on sait, à la fin de l'année, qu'elle a été bonne) et pas forcément renouvelable (rien ne garantit que l'année suivante ne sera pas mauvaise). En outre, la gestion des ressources agricoles était la plupart du temps, au moins dans une large mesure, communautaire. Un Africain titillé par le démon de l'inventivité ne pouvait, comme Bernard Palissy, y investir tout ce qu'il avait jusqu'à brûler ses meubles. Il lui aurait fallu impérativement obtenir la permission de risquer dans l'expérience des biens communs. Ils ont donc dans l'ensemble préféré n'innover que quand on avait vu la chose fonctionner chez d'autres.
La culture des plantes du "complexe américain" était évidemment l'exemple idéal, puisqu'il touche directement aux ressources alimentaires. L'attitude était cependant la même devant les innovations qui touchaient les instruments, les techniques ou l'art militaire. Tous les peuples ayant connu dans un domaine quelconque des succès notoires ont été copiés en tout ou en partie. Cette perméabilité à l'innovation s'étend même au domaine magique: si une pratique divinatoire ou curative a la réputation de bien fonctionner chez un peuple, les autres l'adopteront.
La réticence devant l'innovation n'est donc pas un trait traditionnel de l'Afrique, même rurale. Elle remonte à des expériences négatives que l'on a faites au moment où la colonisation a voulu forcer certaines innovations, dont la finalité bénéfique pour les indigènes n'était pas évidente. La colonisation a suscité autour de l'innovation une auréole de méfiance. On a, en effet, durant cette période, innové à tour de bras, en particulier dans le domaine agricole. "Pour leur bien", les Noirs se sont retrouvés producteurs de café, de thé, de coton, de quinine, de caoutchouc, de pyrèthre, de cacao, etc… pour le plus grand profit des colons. Même si ses intentions sont excellentes, le représentant d'un organisme de coopération qui arrive aujourd'hui dans un village africain en annonçant qu'il amène une nouveauté qui fera le plus grand bien, est accueilli avec un scepticisme ricanant qui n'est que le souvenir amer des "bienfaits" de l'agriculture coloniale.
Cultures de rente
Il est habituel de distinguer dans lagriculture congolaise deux secteurs : les cultures vivrières et traditionnelles et les cultures de rente, parfois qualifiées aussi de « secteur moderne » ou, à lépoque coloniale, de « cultures éducatives ». En effet, le sauvage congolais avait lhabitude de cultiver pour manger. Il fallait léduquer, c'est-à-dire lui faire comprendre que le but de lagriculture est largent. Il sagit de ce quon cultive avec pour but principal le revenu en argent issu de la revente, quil sagisse de plantes comestibles, ou à usage industriel.
Les cultures de rente ne sont pas forcément le produit de « plantations ». Il y a à cela de bonnes raisons de rentabilité. Et, bien sûr, ce nest pas de rentabilité pour le paysan quon se préoccupe au premier chef. Un certain nombre de ces plantes présentent en effet des risques, sous forme de vulnérabilité à lun ou lautre élément naturel. Le coton, par exemple, sera gâché par la moindre pluie entre le moment où les gousses commencent à souvrir, et celui de leur totale maturité : si la pluie survient alors, la récolte est perdue. Toutes ont des cours fantaisistes susceptibles de variations subites et importantes, déterminées par le marché mondial. Il est évidemment bien plus commode de laisser supporter ces risques là par lagriculteur. A lui de comprendre que sil pleut sur son champ de coton, il aura travaillé pour rien, et que sil a quelque chose à vendre, on est vraiment désolé de lui offrir si peu mais… la loi du marché, nest-ce pas…
Dans le domaine de ces cultures de rente, le phénomène principal auquel on a assisté ces dernières années est ce que Clement K. Tshamala appelle la contraction de la base productive[9] : « Il s'agit ici principalement de l'économie d'accumulation, dite économie moderne. Cette base était plus diversifiée – dans la production d'exportation – que dans la plupart des autres pays africains alors colonisés. Ainsi en plus de l'équilibre entre les produits miniers et les produits agricoles comme dit ci-dessus, la diversité était aussi forte à l'intérieur et des produits miniers et des produits agricoles. Pour les recettes en provenance des exportations agricoles par exemple, la part des produits du palmier était de 30%, celle du café de 25%, celle du coton 15%… Aujourd'hui, le café[10] a lui seul, représente plus de 80% des recettes que procurent les exportations agricoles. » Précisons : ce nest pas que la culture du café ait augmenté, cest celle des autres denrées qui a baissé.
On pourrait se demander pourquoi sobstiner à des cultures de rente ? La réponse est simple : cest par elles avant tout que le paysan participe à léconomie monétaire. Or, un certain nombre de besoins ne se peuvent satisfaire que moyennant payement en argent. Quand bien même on imaginerait un paysan qui produirait 100% de la nourriture que consomme sa famille, ainsi que ses propres semences, recourrait autant que possible au troc, et nhabillerait les siens que décorces battues à lancienne, il lui faudrait encore payer, en signes monétaires, au moins limpôt, diverses redevances administratives et certains de ses intrants agricoles. La contrainte est donc absolue : il faut que lagriculture rapporte de largent, donc trouve de lune ou lautre manière à se glisser dans léconomie monétaire. Cest là tout le drame.
Cultures vivrières : la tentation de la revente
En fait, le choix du paysan (si tant est quil ait un choix) ne se situe pas entre les cultures de rente et les cultures vivrières. Il se situe entre la part autoconsommée et la part rentabilisée de sa production.
Faut-il le dire, la situation idéale, celle où le paysan pourrait, sur sa récolte, faire vivre les siens, constituer des réserves pour la mauvaise saison et pour les semences, et tirer un revenu décent de la revente de ce quil aurait en surplus, est un rêve.
Tout dabord, du côté de la production. Jai évoqué la dureté du défrichage et du désherbage. Souvent, on se heurte aux limites de lendurance humaine, que ce soit pour les travaux accomplis par la famille ou par toute la communauté villageoise. Laccroissement souhaitable des surfaces cultivées entre alors en conflit avec dautres impératifs, non moins souhaitables : alléger le travail des femmes, scolariser les enfants[11]. (Les filles sont perdantes sur les deux tableaux, car sil faut sacrifier la scolarité dun enfant, on préférera souvent sacrifier linstruction de la fille, même bien douée, plutôt que celle dun garçon).
La récolte une fois acquise, les ennuis ne sont pas terminés pour autant. Ils ne font même que commencer. Et tout dabord, revendre, cela signifie transporter. Comment ? Les moyens font tragiquement défaut. Cest dabord lhéritage de la colonie. Les Belges étaient partis du principe que chaque endroit devait être desservi par un moyen de transport (eau, rail ou route) et par un seul. Pour doubler et tripler, on verrait plus tard… Depuis leur départ, pratiquement rien na été entretenu ni renouvelé. De plus, les guerres, troubles et rebellions ont porté de rudes coups à linfrastructure. Depuis les dernières années du régime Mobutu, le Congo se compose de villes isolées qui communiquent entre elles et avec le monde par avion. Tout trajet autre que par les airs se révèle une expédition. Faut-il dire que cela se prête mal à la rentabilisation des récoltes ?
Le choix dès lors, sil existe, est entre le portage humain, et dépuisants trajets à pied pour porter à la ville ou au marché des quantités certes épuisantes à porter, mais trop petites pour être rentables, ou la revente, au village, à lun ou lautre transporteur assez hardi pour y risquer les essieux de son camion. Il sagit en fait souvent, pour celui-ci, de rentabiliser un trajet qui sans cela se ferait à vide. Cela ne le rend pas plus amène dans la négociation. Il y a cependant moyen, au Congo, de se faire de largent avec les produits agricoles. En ville, la nourriture est chère. Plus la ville est grande, plus elle lest. Si lon peut atteindre Kinshasa, cela devient très rentable. Mais il faut pour cela disposer des moyens qui permettent de transporter sur de longues distances. Or, pour des raisons purement spéculatives, on ne fait cela que si les bénéfices escomptés sont plantureux.
Voici un exemple parlant qui nest pas agricole, mais concerne une autre activité primaire : la pèche. Jai habité près du Tanganyika, qui est très poissonneux : un énorme tas de poissons recouvert dun peu deau, et long de
Résultat : hors de portée du seul transport quon aie : la «mama » à pied avec son bassin sur la tête, le kwash décime les enfants. On gâche un atout de première grandeur contre le manque de protéine tout simplement parce que le patronat des pêcheries ne se soucie que de rentabilité maximum.
Jai évoqué tout à lheure la région de Beni-Butembo, où règne une malnutrition chronique. Cette région est pourtant connue pour sa production de légumes exotiques : cest dans cette partie du Kivu, non loin de lEquateur, mais en altitude, que lon peut faire pousser des légumes européens et même des fraises. On aura tout compris lorsque lon saura que le petit malin qui peut sorganiser pour acheter un légume là, et le revendre à Kinshasa, là où sapprovisionnent les riches et les Blancs, empochera un bénéfice représentant au minimum CINQUANTE FOIS le prix quil aura payé au paysan[13].
On hésite donc à parler encore de « commercialisation » devant de telles pratiques de pillage. Malheureusement, si les paysans ne passent pas sous les fourches caudines des rares acheteurs qui viennent à eux, ils ont toutes les chances de ne rien tirer de leurs produits : le climat du Congo favorise magnifiquement le pourrissement des récoltes, la vermine pullule et les rats sen donnent à cœur joie. Or, si peu que lon offre pour les produits quils ont à vendre, cest toujours de largent et, ne loublions pas, la monnaie est le but ultime de lopération.
Linfluence du cultivateur sur le prix étant proche de zéro, et laccroissement de la production hors de portée, il ne peut arriver à augmenter son revenu monétaire quen commercialisant le plus possible de ce quil produit, y compris ses produits vivriers.
Cela signifie quil vendra ceux-ci daprès leur valeur marchande, acceptant de nourrir les siens uniquement des produits les moins rentables, qui sont souvent aussi les moins intéressants sur le plan nutritionnel. Il ne gardera pour lautoconsommation et les semences quun très strict minimum, calculé avec un optimisme tel quil est presque toujours insuffisant.
La malnutrition est le prix quil paye pour sa participation à léconomie monétaire.
[1] Cela nest pas vrai que des populations très exotiques.
[2] Je serai souvent amené à utiliser des termes comme « estimer » ou « environ ». La raison en est simple : les dernières données démographiques sérieuses concernant le Congo remontent à 1984 !
[3] Et aussi lune des causes de la corruption généralisée. Lexpression qui correspond au Congo à notre « payer un pot-de-vin » est « apporter des haricots pour les enfants » !
[4] En fait, la période difficile à passer, en régime à deux saisons, cest ce quon appelle la « soudure », c'est-à-dire le moment où, même si les pluies ont commencé, il faut attendre les nouvelles récoltes.
[5] La réalité géographique est plus complexe, car les régimes de pluie sont plus multiples et plus fantaisistes que cette esquisse grossière ne le donnerait à penser. Toutefois, la réalité correspond en gros à cette affirmation : il ne fait jamais sec au Congo, à un endroit, sans quil pleuve à un autre.
[6] Ce matériel est souvent fait par des forgerons de village, à partir de ferraille de récupération. La mécanisation se heurterait à deux énormes problèmes : lapprovisionnement en essence, et en pièces de rechange, du fait à la fois des prix prohibitifs et des problèmes de communication.
[7] Referme le trou…, Contradictions n° 111-112, p. 93-108.
[8] Dans l'écrasante majorité des cas, la propriété personnelle commençait non avec la possession mais avec le travail d'une terre. On était propriétaire, non du champ, mais de ce qui y était planté. La terre, en tant que moyen de production potentiel, était la propriété du groupe. Par cette production, il fallait d'ailleurs entendre non seulement des terres effectivement cultivées, mais aussi des pâturages, des terrains de chasse, de cueillette ou de récolte de divers produits sauvages (le miel, par exemple) ou de bois à brûler. Contrairement à l'affirmation récurrente des métropoles coloniales, il n'y avait pratiquement pas de Terres "vides" ou "abandonnées" en Afrique. Il y avait seulement des modes de vie, tels l'agriculture de clairières, l'agriculture itinérante, complétées par la chasse, la pêche et des activités plus ou moins importantes d'élevage, qui exigeaient un nombre très important d'hectares par habitant. Si on peut concéder à la colonisation d'avoir introduit des méthodes de mise en valeur plus intensives, il faut bien dire aussi qu'elle l'a fait au départ en spoliant purement et simplement les indigènes de leurs terres au nom d'une fiction juridique: les "terres vacantes".
[9] Clement Kazadi Tshamala. L'economie congolaise, situation et perspectives © CongoForum, www.congoforum.be
[10] Le café est dautant moins un pactole pour le Congo que le pays est avant tout producteur de robusta, c'est-à-dire du café le moins bien coté sur le marché.
[11] Ce conflit saggrave de ce que scolariser les enfants signifie presque toujours à lenvoyer en internat. Ils ne participeront donc pas à la production, puisque physiquement absents, et devront être entretenus au loin, entièrement en argent, doù accroissement du besoin dargent.
[12] Maladie causée par un déficit en protéines.
[13] Et je passe ici, sur quelques petits profits accessoires, comme lusage de balances truquées. Les évaluations de projets dans le Tiers-monde font ressortir régulièrement, parmi les mérites de projets par ailleurs ratés, la grande satisfaction éprouvée par les paysans du fait que le projet avait amené une balance exacte. Ils avaient pu ainsi découvrir combien ils étaient volés, et se défendre un peu mieux contre les marchands.