LE REVENU DE LA FAIM OU L’AGRICULTURE CONGOLAISE (Guy De Boeck)

 

 

 

La solidarité se base toujours tant soi peu sur l’analogie. On aime se dire, à propos de l’étranger avec qui on est solidaire « Ce gars-là est comme moi ». Il n’est guère difficile à un ouvrier métallurgiste belge d’imaginer ce que peut être, au moins sur les lieux de son travail,  la vie d’un Congolais bossant dans le cuivre à Lubumbashi. Les usines se ressemblent partout dans le monde. Et cela a son bon côté : la solidarité y gagne en chaleur. Il y en a aussi un mauvais, qui se manifeste parfois, dans la tendance à ne manifester que pour les camarades de son propre secteur, le journaliste se mobilisant plus facilement pour défendre un autre journaliste, l’avocat, pour un avocat, le syndicaliste, pour un autre syndicaliste…

Cela risque de faire problème, aussi, parce que la société, sa composition sociologique, ses stratifications sociales, ne sont de loin  pas les mêmes partout. Et de ce fait la classe sociale qui, à un moment donné, se trouve être en première ligne dans la lutte quotidienne, n’est pas toujours celle dont nous l’attendrions. Un habitant de la Belgique, pays au tertiaire surabondant, au secondaire important mais en régression, au secteur primaire infime, peut avoir du mal à se représenter les réalités d’un pays, les difficultés qu’affronte une population, les luttes d’un peuple, dans un pays où ces proportions sont inversées[1]. Lorsqu’on parle de « masse », sans préciser, un Européen de l’Ouest tend, instinctivement, à comprendre « prolétariat industriel », alors qu’il y a des pays, et nombreux, où la masse de la population ne travaille pas dans l’industrie et n’est pas dans les liens du salariat. On tend aussi facilement à ce faire  de ces classes un « portrait type » qui correspond aux traits, ou à la caricature, de ce que l’on voit à sa porte. Aussi supposons-nous volontiers qu’un paysan est fatalement individualiste, liardeur et âpre au gain, incline plutôt à droite et que, s’il n’est pas lui-même un pilier d’église, il est probablement marié avec une grenouille de bénitier…

Parfois aussi, sur base d’une information incomplète, on se compose du Tiers-monde une « image de synthèse » qui confond l’ensemble du prolétariat rural du Sud dans une grisaille plutôt confuse. C’est un peu alors, comme si l’on confondait toutes les maladies entre elles et cherchait vainement le médicament qui les guérirait toutes… Or, il y a maintes différences entre la situation des paysans sans terre, celle des paysans surendettés, celle des paysans enclavés  qui ne peuvent évacuer leurs produits ou se trouvent à la merci de rares transporteurs, et tant d’autres encore…

Ces lignes sont donc écrites avec pour but de donner à tous ceux qui accordent de l’importance à la solidarité avec le peuple congolais, une idée plus précise de ce que sont au juste les Congolais ruraux et, peut-être encore davantage, les Congolaises rurales, leur sort, leur travail et leurs conditions de vie. Mon espoir est de rendre ainsi cette solidarité plus concrète, plus chaleureuse et plus efficace.

 

Une majorité écrasante

 

Et d’abord, il faut parler nombre. On estime que la population Congolaise est rurale et agricole à 80 %, soit une très grosse majorité. Sur une population globale estimée à 55 millions d’habitants, cela fait donc environ  44 millions de personnes[2]. Encore s’agit-il là des « agriculteurs purs ». Il faudrait ajouter que d’innombrables Congolais, même citadins, cultivent un lopin de terre ou font un peu d’élevage, soit pour améliorer leur ordinaire, soit pour se procurer un revenu moins aléatoire que celui de leur travail « salarié ». Ils mangent ce qu’ils cultivent ou cherchent à tirer argent de la revente de leurs produits car, au Congo, être inscrit sur une feuille de paye est fort loin de signifier que l’on sera payé. Le non-paiement des salaires est depuis longtemps l’une des plaies de la fonction publique[3], par exemple. Tout ce qui est agricole touche donc, quotidiennement et directement, une majorité écrasante des Congolais. Bien sûr, de manière universelle, l’agriculture, c’est la bouffe et tout le monde est concerné par les prix agricoles, dans la mesure où cela finit par se répercuter dans son assiette. Mais chez nous, cela se produit par des mécanismes compliqués et même parfois ces mécanismes sont susceptibles de certaines interventions correctrices. Au Congo, rien de tout cela : l’assiette est en prise directe, ou presque directe, avec le champ. Et nous aurons l’occasion de voir que cette situation est parfois tout le contraire d’un rêve écologique.

 

Le décor

 

Ceci dit, plantons le décor. Un point positif d’abord, et qui est d’ailleurs passablement connu : le territoire congolais est cultivable pratiquement d’un bout à l’autre, dans quelque sens qu’on le prenne. Le pays est à cheval sur l’Equateur et bénéficie ainsi sur une partie du territoire de pluies constantes. Le reste est à régime tropical alternant saison sèche et saison des pluies. Il n’y a donc pas de zones arides, d’autant moins que les cours d’eau sont nombreux et que beaucoup d’entre eux, à l’instar du fleuve Congo,  sont eux aussi « à cheval » sur l’Equateur et ne sont, de ce fait, jamais à sec. EN THEORIE, donc, le pays devrait pouvoir compter sur un ravitaillement constant. En effet, quand on est en saison sèche au Sud[4], le ravitaillement devrait pouvoir venir de la partie Nord, alors arrosé par les pluies, et vice-versa[5]. L’autarcie, au moins quant aux besoins élémentaires, devrait être possible. Elle a même été plus ou moins réalisée vers la fin de la période coloniale. Toutefois, cela ne pourrait s’achever vraiment qu’avec un réseau de communications efficace et en bon état, pour relier les différentes parties du pays entre elles. Et, sur ce plan là, on est précisément fort loin du compte. J’aurai à y revenir.

 

Je voudrais ajouter, à propos de ce décor, que la luxuriance des tropiques ne doit pas faire illusion. Ce qui pousse si bien, sur maintes photos que vous avez vues, ce sont avant tout… d’indésirables mauvaises herbes. Le défrichage, que ce soit en forêt ou en savane, est un travail très dur. D’autant plus dur qu’il se fait à la main, et avec des outils souvent rudimentaires[6]. L’entretien des champs et le désherbage sont une lutte de titans contre une végétation aussi envahissante que peu désirée. Les sols sont fragiles et, compte tenu de la brutalité des pluies en pays chaud, très menacés par l’érosion.

Les méthodes traditionnelles de défrichage reposent le plus souvent sur le brûlis, autrement dit sur l’incendie volontaire de portions de savane ou de forêt. Les cendres, au moins la part que le vent n’emporte pas, sont enfouies comme fertilisant. Sauf à quelques endroits, les paysans n’élèvent pas de gros bétail en même temps qu’ils cultivent la terre. Ils n’ont qu’une basse-cour de quelques poules, quelques chèvres, peut-être un cochon. Ces animaux, de plus, sont élevés en semi liberté. Un Congolais ne comprendrait pas pourquoi l’on appelle parfois nos paysans des « bouseux »… L’usure des sols engendre donc des problèmes auxquels, traditionnellement, on répondait en se déplaçant sur de nouvelles jachères.

Et, répétons-le, tout le travail agricole  s’effectue à la main. Les rendements de cette agriculture sont donc faibles.

 

L’accès à la terre

 

J’ai dit ailleurs[7] que la malédiction du Congo était la richesse de son sous-sol. Cela fait toutefois du Congo une exception rare parmi les pays d’Afrique et même du Tiers-monde. Il est certes sous-développé, en ce sens qu’il dépend de l’exportation de ses produits, et d’un nombre trop peu diversifié de ses produits, mais il s’agit avant tout de produits miniers. Même si certaines mines à ciel ouvert prennent de la place, la situation n’a rien de comparable avec celle des pays qui dépendent de l’exportation de produits agricoles et sont sans cesse tentés, voire contraints, d’accorder au café, au cacao, à la banane, au thé… de plus en plus d’hectares au détriment des productions vivrières. Le conflit entre les cultures vivrières et les cultures de rente existe au Congo, à certains endroits, mais il n’atteint jamais l’acuité qu’il peut connaître ailleurs, parce que les exportations agricoles sont un appoint bienvenu, mais ne représentent pas le poste principal  des rentrées congolaises.

Certes, des spoliations ont eu lieu, et elles sont inadmissibles du point de vue moral, mais elles ont rarement eu des conséquences tragiques, les terres disponibles ne manquant pas. Il est rare de voir des cas comme celui de la région de Beni Butembo où la malnutrition règne du fait de la surpopulation et de l’accaparement des terres, d’une part par les Parcs Nationaux, d’autre part par les plantations de quinine de la Pharmakina. Encore faudrait-il y ajouter le fait que l’exportation de légumes « exotiques » (c'est-à-dire européens) à des fins purement spéculatives contribue à noircir le tableau.

De toute manière, les spoliations anciennes, datant de la colonie, au profit de grandes sociétés, tourmentent moins les paysans congolais d’aujourd’hui que certaines tentatives beaucoup plus récentes de la bourgeoisie congolaise, dont les membres n’ont pas manqué d’abuser de la façon dont tout était à vendre, à l’époque mobutiste, y compris la conscience des juges et les données du cadastre. Là aussi, il s’agit en général de production vivrière destinée à être rentabilisée dans les villes. Ce peut même être un argument électoral !

Comme ces prises de possession mélangent inextricablement les confiscations pures et simples, les achats plus ou moins forcés, les contrats dûment passés mais frappés de caducité, les décisions coutumières et les actes notariés, les lieux sont légion où l’on plaide depuis vingt ans. Les chefs coutumiers se repassent le dossier de père en fils ou de mère en fille.

 

En brousse, c'est-à-dire dans la plus grande partie du pays, la propriété du sol est collective. Peut-être faut-il y insister.  Je me souviens en effet d’avoir été approché un jour par un homme qu’un parti politique d’extrême gauche venait de bombarder responsable des aspects « Congo » de ses activités, et qui me dit gravement qu’il faudrait collectiviser l’agriculture congolaise. Je répondis évidemment : « C’est impossible ! » et je vis s’allumer dans son regard une lueur épouvantée. Déjà, il se préparait à dénoncer aux masses populaires le réactionnaire qu’il venait de découvrir en moi ! Je précisai donc ma pensée : « On ne peut pas, parce qu’elle était déjà collective avant Stanley ! ».

Pour la Tradition, la Terre appartient à tous ceux qui nous ont précédé, appartient aussi à ceux qui viendront, et nous en sommes en quelque sorte les utilisateurs par intérim. Les vivants ne sont là que comme représentants des Ancêtres et comme mandataires des générations futures. "Vendre la terre" pouvait paraître une expression dépourvue de sens, comme "acheter le soleil". Les terres arables disponibles font l’objet d’une redistribution à chaque campagne agricole[8]. Une grande partie du travail agricole est d’ailleurs également collectif, en particulier le défrichage, et la répartition des produits se faisait également suivant des règles sociales parfois très compliquées.

Ne versons pas dans la mythologie, que ce soit celle du « bon sauvage », celle du « communisme primitif », ou celle de la « société conviviale, naturelle et écologique ». Cette répartition des terres, du travail et des produits comportait sa part d’abus et de privilèges, donc d’exploitation. Néanmoins, il reste acquis que la structure schématique d’un village traditionnel ressemble beaucoup plus à celle d’une coopérative qu’à celle d’un village européen divisé entre des agriculteurs individualistes. Sous nos latitudes, cet individualisme fut le plus gros obstacle à vaincre lorsqu’il s’est agi de coopérer, de remembrer, etc… Au Congo, il est, pour ainsi dire, inexistant. En fait, un village congolais où l’on introduirait des méthodes et des machines d’agriculture moderne, une comptabilité et des règles de fonctionnement qui empêcheraient tant le comptable moderne que les dignitaires coutumiers de détourner le système à leur profit, ressemblerait beaucoup à une coopérative agricole populaire.

Le colonisateur avait d’ailleurs remarqué les antipathiques relents collectivistes de la Tradition et, sous le prétexte vertueux que « le partage des produits incitait à la paresse » ou que « le village traditionnel ne produisait que pour les Chefs exploiteurs », il avait essayé d’établir ce que l’on appelait des « paysannats ». Ce fut une tentative ratée pour obtenir des paysans congolais qui auraient les vertus des « paysans bien de chez nous » : fermés sur la petite exploitation familiale, âpres au gain, et bien sûr politiquement partisans de la Loi et de l’Ordre, protecteurs de la Propriété.

L’échec des paysannats fut toutefois mis (on ne s’en étonnera pas) au compte de l’indolence du Noir et de sa résistance inerte à l’innovation. Ceci mérite peut-être qu’on s’y arrête.

 

Résistance à l’innovation ?

 

Catalogués, avec il faut bien le dire une amabilité relative, à la fois parmi les "primitifs" et parmi les "ruraux", les Africains traditionnels passent évidemment pour des gens résolument hostiles à l'innovation. Et donc, s’ils sont « chroniquement en retard sur nous », c’est sans doute par routine, incapacité d’imaginer, résistance à l’innovation…

Voire !

La réalité même de leur quotidien le plus agricole, va à l'encontre de ces assertions. En effet, l'agriculture vivrière qui assure la subsistance journalière des Africains ruraux produit avant tout des plantes exotiques importées, appartenant soit au "complexe américain" soit au "complexe asiatique". C'est à dire à deux séries de plantes bonnes à manger qui ne faisaient pas partie de la végétation africaine naturelle et ont été introduites, les unes depuis le littoral atlantique à l'occasion de la traite, les autres par la côte orientale, soit à l'occasion d'échanges commerciaux entre l'Asie et les cités swahili de la côte, soit à l'occasion de l'immigration des Merina à Madagascar.

Le succès du "complexe américain" est particulièrement intéressant. Les produits vedette en  sont le manioc et le maïs. Ils ont dû être amenés pour servir de nourriture aux esclaves, puis se sont répandus de proche en proche, entièrement par l'initiative de paysans africains séduits par les avantages de ces innovations. Ni l'une, ni l'autre plante ne pourrait s'être répandue par accident. Le manioc, du moins celui qu'on appelle "amer", est naturellement toxique à l'état brut et nécessite une préparation, simple mais dont il faut être informé, avant qu'on en fasse usage comme nourriture. (Il y a eu des accidents, jusqu'au 19e siècle, par ignorance). Des semences emportées par le vent auraient donc tout au plus enrichi la pharmacopée d'un nouveau poison. Quant au maïs, ses graines n'étant pas déhiscente, il ne peut pousser sans être planté par la main de l'homme.

Le manioc, du point de vue alimentaire, n'a pas que des avantages. Riche en calories, il est par contre pauvre en protéines et en vitamines, et ne fait, de ce point de vue "pas le poids" en comparaison des céréales (diverses variétés de mil, éleusine, sorgho) qu'il a pourtant victorieusement concurrencées. C'est qu'il présentait plusieurs avantages extrêmement séduisants: le cycle de cette plante, du bouturage à la récolte des racines, est d'une durée supérieure à un an. Les feuilles – abondantes car c'est une sorte de petit buisson – sont également comestibles et sont même un légume apprécié. S'agissant de gros tubercules, la plante est susceptible de constituer ses propres réserves d'eau pour passer la saison sèche, et il n'y a pas de date aussi impérative pour la récolte qu'avec les céréales. Outre le fait d'être consommable à différents stades de son développement, de résister à la sécheresse et de pouvoir se récolter au fur et à mesure des besoins, la variété "amère" offre de plus l'avantage que, stockée sur pied aux champs ou même récoltée, le caractère toxique de son écorce décourage l'appétit des rongeurs. Le fait que le rythme naturel de vie de la plante était supérieur à un an parut surtout séduisant, car il apportait une réponse partielle au lancinant  et récurrent problème de la "soudure".

Les premières réactions des Africains aux menaces constantes de famines qui pesaient sur eux du fait du climat, furent d'inventer la magie météorologique et d' élaborer des méthodes diverses, occultes ou matérielles, pour constituer des stocks et les défendre contre les affamés (hommes ou bêtes). Mais, quand l'apparition de nouvelles plantes offrit des possibilités nouvelles, elles furent adoptées à travers tout le continent, à la vitesse d'une traînée de poudre.

Le frein social à l'inventivité se situait en fait EN AMONT de l'innovation. Pour innover, il faut en effet expérimenter. Ce qui veut dire qu'on va risquer un certain nombre de ressources, par exemple, pour une nouvelle culture, de la terre, de l'eau, du temps de travail, et les ressources nécessaires à l'entretien matériel de ceux qui feront ce travail, sans être certain du résultat. Il faut donc qu'on se trouve dans une société qui engendre, par rapport à ses besoins, une certaine quantité de surplus, que l'on pourra risquer dans cette aventure expérimentale, de manière qu'un échec ne signifie pas une catastrophe collective. Les sociétés africaines étaient rarement dans ce cas et, lorsqu'elles avaient des surplus, c'était, en fonction d'accidents climatiques, de manière imprévisible (on sait, à la fin de l'année, qu'elle a été bonne) et pas forcément renouvelable (rien ne garantit que l'année suivante ne sera pas mauvaise). En outre, la gestion des ressources agricoles était la plupart du temps, au moins dans une large mesure, communautaire. Un Africain titillé par le démon de l'inventivité ne pouvait, comme Bernard Palissy, y investir tout ce qu'il avait jusqu'à brûler ses meubles. Il lui aurait fallu impérativement obtenir la permission de risquer dans l'expérience des biens communs. Ils ont donc dans l'ensemble préféré n'innover que quand on avait vu la chose fonctionner chez d'autres.

La culture des plantes du "complexe américain" était évidemment l'exemple idéal, puisqu'il touche directement aux ressources alimentaires. L'attitude était cependant la même devant les innovations qui touchaient les instruments, les techniques ou l'art militaire. Tous les peuples ayant connu dans un domaine quelconque des succès notoires ont été copiés en tout ou en partie. Cette perméabilité à l'innovation s'étend même au domaine magique: si une pratique divinatoire ou curative a la réputation de bien fonctionner chez un peuple, les autres l'adopteront.

La réticence devant l'innovation n'est donc pas un trait traditionnel de l'Afrique, même rurale. Elle remonte à des expériences négatives que l'on a faites au moment où la colonisation a voulu forcer certaines innovations, dont la finalité bénéfique pour les indigènes n'était pas évidente. La colonisation a suscité autour de l'innovation une auréole de méfiance. On a, en effet, durant cette période, innové à tour de bras, en particulier dans le domaine agricole. "Pour leur bien", les Noirs se sont retrouvés producteurs de café, de thé, de coton, de quinine, de caoutchouc, de pyrèthre, de cacao, etc… pour le plus grand profit des colons. Même si ses intentions sont excellentes, le représentant d'un organisme de coopération qui arrive aujourd'hui dans un village africain en annonçant qu'il amène une nouveauté qui fera le plus grand bien, est accueilli avec un scepticisme ricanant qui n'est que le souvenir amer des "bienfaits" de l'agriculture coloniale.

 

Cultures de rente

 

Il est habituel de distinguer dans l’agriculture congolaise deux secteurs : les cultures vivrières et traditionnelles et les cultures de rente, parfois qualifiées aussi de « secteur moderne » ou, à l’époque coloniale, de « cultures éducatives ». En effet, le sauvage congolais avait l’habitude de cultiver pour manger. Il fallait l’éduquer, c'est-à-dire lui faire comprendre que le but de l’agriculture est l’argent. Il s’agit de ce qu’on cultive avec pour but principal le revenu en argent issu de la revente, qu’il s’agisse de plantes comestibles, ou à usage industriel.

Les cultures de rente ne sont pas forcément le produit de « plantations ». Il y a à cela de bonnes raisons de rentabilité. Et, bien sûr, ce n’est pas de rentabilité pour le paysan qu’on se préoccupe au premier chef. Un certain nombre de ces plantes présentent en effet des risques, sous forme de vulnérabilité à l’un ou l’autre élément naturel. Le coton, par exemple, sera gâché par la moindre pluie entre le moment où les gousses commencent à s’ouvrir, et celui de leur totale maturité : si la pluie survient alors, la récolte est perdue. Toutes ont des cours fantaisistes susceptibles de variations subites et importantes, déterminées par le marché mondial. Il est évidemment bien plus commode de laisser supporter ces risques là par l’agriculteur. A lui de comprendre que s’il pleut sur son champ de coton, il aura travaillé pour rien, et que s’il a quelque chose à vendre, on est vraiment désolé de lui offrir si peu mais… la loi du marché, n’est-ce pas…

Dans le domaine de ces cultures de rente, le phénomène principal auquel on a assisté ces dernières années est ce que Clement K. Tshamala appelle la contraction de la base productive[9] : « Il s'agit ici principalement de l'économie d'accumulation, dite économie moderne. Cette base était plus diversifiée – dans la production d'exportation – que dans la plupart des autres pays africains alors colonisés. Ainsi en plus de l'équilibre entre les produits miniers et les produits agricoles comme dit ci-dessus, la diversité était aussi forte à l'intérieur et des produits miniers et des produits agricoles. Pour les recettes en provenance des exportations agricoles par exemple, la part des produits du palmier était de 30%, celle du café de 25%, celle du coton 15%… Aujourd'hui, le café[10] a lui seul, représente plus de 80% des recettes que procurent les exportations agricoles. » Précisons : ce n’est pas que la culture du café ait augmenté, c’est celle des autres denrées qui a baissé.

On pourrait se demander pourquoi s’obstiner à des cultures de rente ? La réponse est simple : c’est par elles avant tout que le paysan participe à l’économie monétaire. Or, un certain nombre de besoins ne se peuvent satisfaire que moyennant payement en argent. Quand bien même on imaginerait un paysan qui produirait 100% de la nourriture que consomme sa famille, ainsi que ses propres semences, recourrait autant que possible au troc, et n’habillerait les siens que d’écorces battues à l’ancienne, il lui faudrait encore payer, en signes monétaires, au moins l’impôt, diverses redevances administratives et certains de ses intrants agricoles. La contrainte est donc absolue : il faut que l’agriculture rapporte de l’argent, donc trouve de l’une ou l’autre manière à se glisser dans l’économie monétaire. C’est là tout le drame.

 

Cultures vivrières : la tentation de la revente

 

En fait, le choix du paysan (si tant est qu’il ait un choix) ne se situe pas entre les cultures de rente et les cultures vivrières. Il se situe entre la part autoconsommée et la part rentabilisée de sa production.

Faut-il le dire, la situation idéale, celle où le paysan pourrait, sur sa récolte, faire vivre les siens, constituer des réserves pour la mauvaise saison et pour les semences, et tirer un revenu décent de la revente de ce qu’il aurait en surplus, est un rêve.

Tout d’abord, du côté de la production. J’ai évoqué la dureté du défrichage et du désherbage. Souvent, on se heurte aux limites de l’endurance humaine, que ce soit pour les travaux accomplis par la famille ou par toute la communauté villageoise. L’accroissement souhaitable des surfaces cultivées entre alors en conflit avec d’autres impératifs, non moins souhaitables : alléger le travail des femmes, scolariser les enfants[11]. (Les filles sont perdantes sur les deux tableaux, car s’il faut sacrifier la scolarité d’un enfant, on préférera souvent sacrifier l’instruction de la fille, même bien douée, plutôt que celle d’un garçon).

La récolte une fois acquise, les ennuis ne sont pas terminés pour autant. Ils ne font même que commencer. Et tout d’abord, revendre, cela signifie transporter. Comment ? Les moyens font tragiquement défaut. C’est d’abord l’héritage de la colonie. Les Belges étaient partis du principe que chaque endroit devait être desservi par un moyen de transport (eau, rail ou route) et par un seul. Pour doubler et tripler, on verrait plus tard… Depuis leur départ, pratiquement rien n’a été entretenu ni renouvelé. De plus, les guerres, troubles et rebellions ont porté de rudes coups à l’infrastructure. Depuis les dernières années du régime Mobutu, le Congo se compose de villes isolées qui communiquent entre elles et avec le monde par avion. Tout trajet autre que par les airs se révèle une expédition. Faut-il dire que cela se prête mal à la rentabilisation des récoltes ?

Le choix dès lors, s’il existe, est entre le portage humain, et d’épuisants trajets à pied pour porter à la ville ou au marché des quantités certes épuisantes à porter, mais trop petites pour être rentables, ou la revente, au village, à l’un ou l’autre transporteur assez hardi pour y risquer les essieux de son camion. Il s’agit en fait souvent, pour celui-ci, de rentabiliser un trajet qui sans cela se ferait à vide. Cela ne le rend pas plus amène dans la négociation. Il y a cependant moyen, au Congo, de se faire de l’argent avec les produits agricoles. En ville, la nourriture est chère. Plus la ville est grande, plus elle l’est. Si l’on peut atteindre Kinshasa, cela devient très rentable. Mais il faut pour cela disposer des moyens qui permettent de transporter sur de longues distances. Or, pour des raisons purement spéculatives, on ne fait cela que si les bénéfices escomptés sont plantureux.

Voici un exemple parlant qui n’est pas agricole, mais concerne une autre activité primaire : la pèche. J’ai habité près du Tanganyika, qui est très poissonneux : un énorme tas de poissons recouvert d’un peu d’eau, et long de 700 kilomètres. Donc, une ressource alimentaire colossale. On y pèche, bien sûr. De deux manières : les Congolais, avec des pirogues et les Blancs (Grecs) avec des chalutiers. Tant qu’on longe le lac et, disons, sur une vingtaine de kilomètres en profondeur, le kwashiorkor[12] est inconnu.  Plus loin, il reparaît. Motif : on achète le poisson aux bateaux ou aux pirogues qui rentrent. Puis, on le transporte à pied (terrain très accidenté) et en plein soleil. Or, le poisson se corrompt très vite. Une seule exception, le « ndakala » (stolothrissa tanganicae), poisson si minuscule qu’on peut le laisser sécher entier au soleil et le trimballer ensuite en sacs. Les chalutiers des Grecs pêchent principalement pour des usines qui font la surgélation du poisson. Ce poisson surgelé est ensuite distribué dans tout le Congo, et probablement ailleurs, par des méthodes très chères, puisqu’il faut que le froid soit continu ! Il n’y a PAS de fabrique où l’on ferait des choses comme du poisson en boîte (certaines petites espèces pourraient être traitées comme les sardines, et le « kambanyoka », qui est une sorte d’anguille, pourrait être mis en boîte en tronçons, comme le balaou russe). Pas non plus de mise en conserve au vinaigre, alors que les religieuses flamandes font des « faux rollmops » avec le « mikebuka », poisson ressemblant au hareng. Le « kabambare » (silure ou poisson-chat), qui est si nombreux qu’une localité en porte le nom, est un poisson si gras qu’il suffit de le cuire avec du sel et des épices dans sa propre graisse pour obtenir une sorte de pâté, considéré dans certains pays (Autriche) comme un mets des plus délicats. AUCUNE DE CES POSSIBILITES DE RENDRE LE POISSON AISEMENT TRANSPORTABLE A LONGUE DISTANCE N’EST UTILISEE !!!

 Résultat : hors de portée du seul transport qu’on aie : la «mama » à pied avec son bassin sur la tête, le kwash décime les enfants. On gâche un atout de première grandeur contre le manque de protéine tout simplement parce que le patronat des pêcheries ne se soucie que de rentabilité maximum.  

J’ai évoqué tout à l’heure la région de Beni-Butembo, où règne une malnutrition chronique. Cette région est pourtant connue pour sa production de légumes exotiques : c’est dans cette partie du Kivu, non loin de l’Equateur, mais en altitude, que l’on peut faire pousser des légumes européens et même des fraises. On aura tout compris lorsque l’on saura que le petit malin qui peut s’organiser pour acheter un légume là, et le revendre à Kinshasa, là où s’approvisionnent les riches et les Blancs, empochera un bénéfice représentant au minimum CINQUANTE FOIS le prix qu’il aura payé au paysan[13].

 

On hésite donc à parler encore de « commercialisation » devant de telles pratiques de pillage. Malheureusement, si les paysans ne passent pas sous les fourches caudines des rares acheteurs qui viennent à eux, ils ont toutes les chances de ne rien tirer de leurs produits : le climat du Congo favorise magnifiquement le pourrissement des récoltes, la vermine pullule et les rats s’en donnent à cœur joie. Or, si peu que l’on offre pour les produits qu’ils ont à vendre, c’est toujours de l’argent et, ne l’oublions pas, la monnaie est le but ultime de l’opération.

L’influence du cultivateur sur le prix étant proche de zéro, et l’accroissement de la production hors de portée, il ne peut arriver à augmenter son revenu monétaire qu’en commercialisant le plus possible de ce qu’il produit, y compris ses produits vivriers.

Cela signifie qu’il vendra ceux-ci d’après leur valeur marchande, acceptant de nourrir les siens uniquement des produits les moins rentables, qui sont souvent aussi les moins intéressants sur le plan nutritionnel. Il ne gardera pour l’autoconsommation et les semences qu’un très strict minimum, calculé avec un optimisme tel qu’il est presque toujours insuffisant.

La malnutrition est le prix qu’il paye pour sa participation à l’économie monétaire.

 



[1] Cela n’est pas vrai que des populations très exotiques. La Pologne, par exemple, a encore environ la moitié de sa population à la campagne et travaillant la terre, même si les chantiers navals de Gdansk et les mines de Cracovie cachent un peu la vue des champs. Peut-être a-t-on parfois attaché un sens « social » à des votes en fait traditionalistes, cléricaux et réactionnaires..

[2] Je serai souvent amené à utiliser des termes comme « estimer » ou « environ ». La raison en est simple : les dernières données démographiques sérieuses concernant  le Congo remontent à 1984 !

[3] Et aussi l’une des causes de la corruption généralisée. L’expression qui correspond au Congo à notre « payer un pot-de-vin » est « apporter des haricots pour les enfants » !

[4] En fait, la période difficile à passer, en régime à deux saisons, c’est ce qu’on appelle la « soudure », c'est-à-dire le moment où, même si les pluies ont commencé, il faut attendre les nouvelles récoltes.

[5] La réalité géographique est plus complexe, car les régimes de pluie sont plus multiples et plus fantaisistes que cette esquisse grossière ne le donnerait à penser. Toutefois, la réalité correspond en gros à cette affirmation : il ne fait jamais sec au Congo, à un endroit, sans qu’il pleuve à un autre.

[6] Ce matériel est souvent fait par des forgerons de village, à partir de ferraille de récupération. La mécanisation se heurterait à deux énormes problèmes : l’approvisionnement en essence, et en pièces de rechange, du fait à la fois des prix prohibitifs et des problèmes de communication.

[7] Referme le trou…, Contradictions n° 111-112, p. 93-108.

[8] Dans l'écrasante majorité des cas, la propriété personnelle commençait non avec la possession mais avec le travail d'une terre. On était propriétaire, non du champ, mais de ce qui y était planté. La terre, en tant que moyen de production potentiel, était la propriété du groupe. Par cette production, il fallait d'ailleurs entendre non seulement des terres effectivement cultivées, mais aussi des pâturages, des terrains de chasse, de cueillette ou de récolte de divers produits sauvages (le miel, par exemple) ou de bois à brûler. Contrairement à l'affirmation récurrente des métropoles coloniales, il n'y avait pratiquement pas de Terres "vides" ou "abandonnées" en Afrique. Il y avait seulement des modes de vie, tels l'agriculture de clairières, l'agriculture itinérante, complétées par la chasse, la pêche et des activités plus ou moins importantes d'élevage, qui exigeaient un nombre très important d'hectares par habitant. Si on peut concéder à la colonisation d'avoir introduit des méthodes de mise en valeur plus intensives, il faut bien dire aussi qu'elle l'a fait au départ en spoliant purement et simplement les indigènes de leurs terres au nom d'une fiction juridique: les "terres vacantes".

 

[9] Clement Kazadi Tshamala. L'economie congolaise, situation et perspectives © CongoForum, www.congoforum.be

[10] Le café est d’autant moins un pactole pour le Congo que le pays est avant tout producteur de robusta, c'est-à-dire du café le moins bien coté sur le marché.

[11] Ce conflit s’aggrave de ce que scolariser les enfants signifie presque toujours à  l’envoyer en internat. Ils ne participeront donc pas à la production, puisque physiquement absents, et devront être entretenus au loin, entièrement en argent, d’où accroissement du besoin d’argent.

[12] Maladie causée par un déficit en protéines.

[13] Et je passe ici, sur quelques petits profits accessoires, comme l’usage de balances truquées. Les évaluations de projets dans le Tiers-monde font ressortir régulièrement, parmi les mérites de projets par ailleurs ratés, la grande satisfaction éprouvée par les paysans du fait que le projet avait amené une balance exacte. Ils avaient pu ainsi découvrir combien ils étaient volés, et se défendre un peu mieux contre les marchands.

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