La musique congolaise : entre le miroir cassé et le miroir recollé

 

Juste après cette chanson, l'orchestre enchaîne avec un rythme envoûtant sur les vieux succès de l'OK Jazz. Alors qu'on se trémoussait sur la piste, l'orchestre lâche sa horde de danseuses dans un accoutrement qui était loin de convenir à une soirée comme celle à laquelle on participait. Vous pouvez imaginer la suite. On est passé du " Mayeno " au "Kisanola" avec des déhanchements des danseuses d'un érotisme qui a inspiré des regards et des commentaires silencieux et feutrés dont Lutumba ne s'est sans doute pas rendu compte sur le champ.

Dans ce jeu de regards où les yeux tentent péniblement de se réfugier dans un coin de l'orbite, on a soudain l'envie, sans succès, de quitter la piste d'autant plus que " piste eza ebale te " pour que tous on s'y noie comme des oies.

Ce petit fait, anodin sans doute, illustre en fait la tourmente éthique et morale dans laquelle se trouve notre musique constamment ballottée entre le souci du beau, du vrai, du moral et le sex appeal et son tralala de faux, de facilité, de corruption des mœurs, bref de miroir brisé.

Selon que la balance se penchera vers un pôle, notre musique sera porteuse de valeurs, de rêves construc-teurs, de passion pour la nation, de portrait de notre terre, d'interrogations vitales, de perte et de désespoir, de déracinement, de dislocation, de pauvreté, de séparation, de mémoires fragmentées et de crise personnelle et collective ou alors de dépravation, d'immoralité, de bassesse, d'irresponsabilité, de légèreté, de facilité, d'illusions et de désillussions.

Ce jeu d'équilibristes, est réalisé, avec un talent qui étonne, par nos musiciens qui, souvent refusent de s'illustrer comme des hommes ou des femmes dotés d'un idéal qui aille au-delà du souci permanent de survie comme du reste bon nombre de nos concitoyens et concitoyennes.

Ce jeu d'accordéon donne naissance à une musique qui tire, s'étire et soupire entre la moralité et l'immoralité, entre l'anatomique et l'atomique, entre le physique et le mystique.

Notre musique, comme le roseau d'une certaine fable, plie sans jamais rompre avec comme seul objectif le mbaamba na vie pour vivre et survivre grâce à une profession qui alterne prostitution et fidélité dans l'accomplissement de sa mission vis-à-vis de notre société.

Ce jeu de balançoire accouche d'une musique qui reste fidèle aux valeurs sociales jusqu'au jour où les rares critiques l'attrapent en flagrant délit. C'est alors qu'un semblant de commission de censure, sans réel pouvoir, se met en branle non pas pour replacer la musique dans l'ordre éthique, mais surtout et malheureu-sement pour exiger des musiciens que l'argent rend arrogants, le partage du butin d'une débauche que la mélodie et la danse ont rendue célèbre et irrésistible.

En effet, dans un monde devenu, semble-t-il, un grand village aux mœurs des seuls dominateurs, notre musique a appris à sauter les barrières des limites de l'acceptable pour s'inscrire dans la mobilité que procure le corps des anguilles insaisissables. Notre musique danse entre l'immoral accepta-ble sous d'autres cieux et le moral qui a toujours caractérisé cette terre asséchée par des chants et danses qui rivalisent en obscénités.

Notre musique se trouve comme prisonnière, à la fois du visible, du vrai, du réel, de l'acceptable et de l'invisible, de l'irréel, d'une ombre " élili " avec des musiciens et musiciennes qui, comme par la magie du son, de la parole et des mouvements du corps des danseuses opèrent à la fois et de manière simultanée, dans les mondes du miroir cassé et du miroir recollés interpénétrant l'un l'autre, mais privilégiant le monde du miroir du monde brisé et de l'immoral.

Je ne sais pas si je me fais comprendre. Mais j'essaie d'être à la portée de la complexité de l'acte musical dans un pays comme le nôtre où les repères éthiques sont chaque jour remis en question par une société en crise et par des hommes et des femmes musiciens qui refusent d'être enterrés vivants par des politiques qui appauvrissent tout le corps social et tuent.

En quête de vie et de survie, notre musique danse la rumba en deux temps brisant, malgré elle, le miroir et tentant, avec une rage que beaucoup ne soupçonnent pas, de recoller le miroir, seul acte qui lui permettra de rester dans la mémoire collective. On a comme l'impression que la musique congolaise tire sa force créatrice de son refus de se laisser figer et de sa résistance à toute capture. Il s'agit d'une musique de constant passage de la frontière du moral et de l'immoral ; musique qui prend corps dans un espace urbain instable et mouvant.

C'est ainsi que l'on retrouve dans l'histoire de la musique congolaise, ces nombreux moments de lucidité qui produisent des chants qui s'efforcent de recoller le miroir sociétal constamment brisé par la misère, la corruption et autres illusions de toutes natures.

Ces moments d'inspira-tions et de prise de conscience sont comme des instants privilégiés d'interpellation de notre être en société. C'est comme si, conscients de leur rôle de bâtisseurs de la société, nos musiciens et musiciennes s'arrêtent pour nous faire voir la beauté de notre combat pour l'indépendance et le rêve que ce moment inspire.

C'est alors qu'ils entonnent "indépendant cha cha" que je considère comme l'hymne populaire qui consacre et immortalise le combat pour la libération du joug colonial : Indépendant Cha cha to gagner o

O dipanda cha cha tubakidie

Ku table ronde cha cha

Et autres "Table ronde, table ronde, table ronde, indépendance " au rythme des pas de danse et des mouvements de corps propres et dignes qui célèbrent la liberté et les promesses d'un avenir prometteur.

Dans la foulée, la belle muse sortie des profondeurs du fleuve Congo inspire les "Ebale ya Congo ", " Trois Z ", et autres chants qui célèbrent la beauté de cette terre aux potentialités qui ne cesseront d'attirer convoitises, surprises et méprises.

Mais très vite, dès l'assassinat de Lumumba jusqu'à ce jour, toutes ces chansons ne deviendront progressivement que l'expres-sion d'un passé lointain qui, chaque jour semble plus désirable mais reste toujours insaisissable surtout dans un monde devenu cadavéré où l'homme n'a plus une place à lui et la femme " azangi esika ya kolala ".

C'est dans cette tourmente que les musiciens et musiciennes deviendront peintres verbaux et "sémiètes" d'une société en constante déperdition (j'ose croire que vous permettez l'usage du terme " sémiète " dans le cadre de cette créativité audacieuse dont ne cesse de faire preuve notre musique et nos musiciens sans compter les politiques qui dépravent et musique et musiciens/ciennes).

Des années 60 jusqu'à nos jours, la musique se fera successivement chantre des Yankees et autres bills à travers les célèbres "Wele wele wele kingo " qui annoncent, déjà à cette époque, les shegués d'aujourd'hui à des dirigeants politiques incapables de lire les signes des temps parce qu'ayant perdu le sens de l'ouie dans les bras incestueux des petites filles d'Okinawa et du camp mabele, préludes des fioti-fioti d'un demain hier lointain, mais aujourd'hui proche.

Mais au fur et à mesure que notre société entre en crise, notre musique se fait chantre des thème que l'on ne peut soupçonner. En effet, qui pourrait penser qu'un jeune comme King Kester Emeneya pouvait devenir chantre de la quête d'un espace à soi dans une ville où tout est vendu jusqu'au patrimoine commun ?

Je vous invite à revisiter la chanson " Milonga ya Kwango " de King Kester dans sa version française. Je ne prendrai que quelques extraits : Nos esclaves sont devenus des chefs, ils sont devenus des chefs importants.

Et maintenant, ils vendent les forêts pour de l'argent, mais il n'y a déjà plus d'argent, et maintenant ils vont nous chasser de cette terre. Trop de souffrance,

Nos forêts et nos rivières sont pour nous, et la brousse est pour nous aussi,

Et aujourd'hui on peut les acheter avec de l'argent, en suivant l'exemple de papa Mobutu, le mauvais exemple qu'il a donné.

Nos esclaves sont devenus nos chefs, ils sont devenus les plus importants,

Et maintenant ils commencent à vendre nos forêts, et l'argent a presque disparu, et ils nous forcerons à partir d'ici. Trop de chagrin.

Frères, on ne peut pas tromper la sagesse. Le courageux est tombé à terre.

King Kester, sans le savoir sans doute se positionne comme un chercheur en science sociale qui, à travers cette chanson se pose les questions fondamentales qui tourmentent cette société post coloniale. En effet, cette peinture d'humains qui ne semblent pas avoir d'autres alternative que de continuer à vivre dans une société qui s'effondre sous leurs yeux pour la question essentielle du comment, font pour vivre avec ces constantes ruptures dans leurs vies et leurs identités.

Ce questionnement pro-fondément existentiel et éthique me rappelle comme en souvenir la chanson de Verkys " Nakomitunaka " où les questions seront même adressées au Créateur afin d'essayer de saisir mon être et ma société en perte de vitesse. Je revois encore mes souvenirs d'enfance à travers cette chanson qui ira jusqu'à ébranler la foi et la religion chrétienne d'emprunt :

Ae nakomitunaka,

Nzambe nakomitunaka

Poso moindo ewuta nde wapi o ?

Koko na biso ya kala ye nde nani ee ?

Yezu mwana Nzambe ye nde mondele

Basantu nyonso bango mpe mindele

Basantu nyonso bango mpe mindele

Mpo na nini Nzambe ?

Les nombreuses interrogations contenues dans cette chanson et tant d'autres restent depuis toujours sans réponse. On assiste comme à une mondialisation du mal qui fait de nous Congolais d'hier et d'aujourd'hui des cibles du mal et ce avec la bénédiction d'un Dieu Blanc. En effet, les nombreuses tentatives de sortir de ce gouffre, de recoller le miroir sociétal cassé ne donnent aucun résultat satisfaisant. Même le primaire nous échappe. Réduit au statut de va-nu-pieds, de sous hommes, nous sommes contraints de manger le libabe:

Mondele alobi ye moto asala dindon

Po ye alia mokongo

Ba Ethiopiens balei mopende

Ba Chinois balei mapapu

Aa biso tolei libabe.

Désespéré, le musicien accompagne le Congolais dans sa tombe. Il lui décrit sa mort comme dans un rêve prémonitoire. Tabu Ley chante " mokolo nakokufa " pour se placer au-delà du tombeau :

Mokolo mosusu ngai nakanisi

Naloti lokola ngai nakolala

Aa mama aa, mokolo nakokufa

Mokolo nakokufa, nani akolela ngai ?

Nakoyeba te o

Tika namilele.

Liwa ya zamba soki mpe liwa ya mboka ?

Liwa ya pasi soki mpe liwa ya mai ?

Aa mama aa mokolo nakokufa

La mort est partout dans ce pays à travers les nombreux madalala de chaque coin de rue, qui annoncent nos nombreux matanga. C'est l'apocalypse pour celui qui accepte de se laisser faire. Aussi, il faut vite revenir à la réalité, celle du miroir cassé et qu'on ne recolle pas. Il s'agit de la réalité du sauve qui peut pour ne considérer que son temps court de vie. C'est alors que comme Sam Mangwana, j'entonne " Zela ngai na sala " :

Ntango ya liwa mpo nayeba te oo

Nalinga nalanda la vie ya liboma,

La vie ya sans souci na baninga

Ntango ya liwa mpo na yeba te mama

C'est le début d'une théâtralisation effrénée de notre vie. Ici fête et folie s'entremêlent. Plaisir et psychose se marient. Le ludique et le létal s'entre-choquent pour donner naissance au monde arabe, monde ya intérêt, monde ya nko. La ville cesse d'être ville pour devenir une forêt " Zamba playa " et les humains cessent d'être des humains pour n'être que des banyama avec un " De la forêt " comme mokonzi ya ba nyama. Ici on ne réfléchit plus ! On est tous à la queue leu leu.

Devenus des animaux, nous avons soudain besoin de nous gratter pour nous débarrasser des puces. C'est le " Moukousa partout partout". Tout le corps chatouille et suite à des pénuries régulières d'eau nous n'avons comme seule solution que le gouloutage. Et dans le contexte de cette ville forêt complètement déboisée où les banyama ne peuvent plus recourir aux écorces rugueu-ses des arbres, le mur ya makwanza fera l'affaire.

Dans ce monde arabe, monde ya nko, monde ya intérêt, les fioti fioti sont sur scène. Les Kamuke sukali sont les nouvelles Mamy Watta, les femmes fatales aux attraits sexuels des jeunes vierges. C'est la folie de Mama apesa siima, Papa apesa tonga. Et la guitare d'accompagner des gestes du dessous de la ceinture qui ne se gênent plus : Twi Twi ! C'est la frénésie du string ce singa mabe qui rend aveugle et nous ensorcelle.

Ici, dans le monde du miroir cassé, il n' y a pas de morale ni d'éthique au sens où le commun des mortels l'entend. On est dans une situation de combat mortel où danse, sexe, mort, ruine et jugement trouvent leur plénitude dans la danse " salle de mort " où les danseuses et danseurs miment les gestes mécaniques des zombies comme pour s'exorciser de la mort.

L'accoutrement bazonkio du musicien chantre d'une musique de zombie n'échappe pas à ce monde qui se déchire continuellement, ce monde qui se déconstruit et se reconstruit. Les bazonkio célèbrent ces accoutremets en plusieurs pièces que l'on démontent sur le corps et remontent comme dans un processus de décomposition et de recomposition du corps instable du porteur de l'habit.

Mieux le Nkila monkroso qui apparaît sur la scène musicale reste très proche des nombreuses séances d'exor-cisme de nos églises de réveil. Dans un effort vain mais voulu permanent comme en signe de protestation et de résistance, la musique ici est thérapie. Elle tente par tous les moyens de se débarrasser de la poussière, de la pauvreté et de Satan qui ont envahi notre corps physique, mental et social.

Mais comment y arriver dans un monde devenu mystique au point de devenir une bombe atomique. Comment y arriver dans un monde devenu fou au point que notre musique ne peut plus s'empêcher de crier à nos oreilles de sourd :

Aaaa mokili ango li—boma eee

Le monde est fou

Le monde est fou!

Fou, notre monde l'est devenu et folle notre musique l'est aussi ballottée entre le miroir cassé et le miroir recollé.

Où aller depuis que nous avons tous réalisé que baye bakendeki na poto bakweya na désert. L'ailleurs n'est plus que chimère. L'Europe n'est que source de problèmes. C'est un vide fait de facture d'eau, de gaz, d'électricité, de problème de papier, etc. Plus personne n'a envie de connaître les problèmes de " Mukalenga ".

Où se réfugier lorsque même la famille, première cellule citoyenne qui offre paix et sécurité est devenue le siège de l'instabilité minée par les mbanda, rivales dévastatrices qui ne cessent de casser le miroir de la quiétude familiale :

Maman cette ville est pleine de problèmes

Mon mariage n'est que souffrance

J'y ai trouvé les enfants de ma rivale….

Mais voici pourquoi je pleure :

Le mari chez qui je vis m'a dit

De bien m'occuper des enfants que j'ai trouvés chez lui

Il fait venir ma rivale chez nous,

Il ment quand il dit qu'elle vient seulement pour voir les enfants….

Maman, je renonce à ce mariage (Yo mobali ya tapale de l'OK Jazz)

Devenus des foyers permanents de tension, nos familles ne donnent naissance qu'à des rejetons à qui nous avons volés leur enfance. Mais chaque jour qui passe notre société refuse d'écouter leurs nombreux " aux secours " dans nos rues et autres groupes et forces armées :

Au secours

Bayibi ngai bomwana

Malgré ça batiki te koswanae

Pire encore

Bitumba tokendeke…

Basalela biiso lokola bouclier humain

Toyooo

Morts, tués à petit feu par nos familles disloquées par les guerres d'adultes égoïstes et avides de pouvoir, nos enfants ne pourront pas goûter au plaisir des mitendos eux qui ne rêvent que des mapendos. Et malgré notre refus de leur offrir une scolarisation régulière, ces enfants implorent les responsables adultes de ce pays. Ils veulent en finir avec les mauvais souvenirs. Comme les autres enfants, ils ont soif d'apprendre la fable de La Fontaine:

Na bloka le faux malade

Elongo na ba camarade

Le corbeau et le renard

Ata na moi retard

Mais hélas, la beauté de la rime et les complaintes du violoncelle qui essaient de recoller le miroir familial et sociétal cassé n'ont pas la même puissance de feu que le toyooo des armes qui fendent le cœur des familles et de notre société.

A la beauté de la rime, même les musiciens sont sur-pris. Incapables de comprendre ce qui nous arrive à tous, nos musiciens fuient les ateliers et autres colloques qui parlent d'eux, de peur sans doute d'être les boucs émissaires d'une société malade dont on les accuse d'être les créateurs. Ils refusent d'être condamnés à mort sans pouvoir se défendre lors de ces rencontres qui se déroulent dans une langue dont ils ne maîtrisent pas toujours les contours.

A la force de la rime, les chroniqueurs de musique et autres propriétaires des chaînes de télévision, produc-teurs attitrés de cette musique dont nous parlons aujourd'hui répondent par la facilité de la publicité de la bière qui a fini par enivrer et société et musique pour plonger toute une société dans la boue du pelisa machin ou tindika truc !

Fort de ce vide, je ne peux que me mettre debout et en rang avec tous les autres mélomanes pour chanter notre identité brisée à travers l'hymne du Congolais renouvelé :

Aza mwana Congo ee

Aza mwana Congo

Ayaye monoee yayee

Aza mwana Congo

Je vous remercie.

(Thierry Nlandu Mayamba, Professeur à la Faculté des Lettres, Université de Kinshasa)

Thierry Nlandu Mayamba

Article publié sur www.culturek.net à la date du 2006-05-18 12:02:20

Laissez un commentaire

Vous devez être connectés afin de publier un commentaire.